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/
5 îî^
LITTERATOKES POPULAIRES
LES
LITTÉRATURES
POPULAIRES
Dl
TOUTES LES NATIONS
TRADITIONS, LÉGENDES
CONTES, CHANSONS, PROVERBES, DEVINETTES
SUPERSTITIONS
TOME II
PARIS
MAISONNEUVE ET O-, ÉDITEURS
25, QUAI VOLTAIRE, 25
I88I
Tous droits réservis
LEGENDES CHRETIENNES
DE LA BASSE-BRETAGNE
TOME I
LEGENDES CHRETIENNES
BASSE-BRETAGNE
F. M. LUZEL
PARIS
MAISONNiiUVE Hi C", liDlTliURi
Ȕ, QUAI VOLTAIRB, IJ
1881
Tous dioiti ristrvta
1
CO o y/
AVANT-PROPOS
j'avais d*àbord sotigé à intituler ces deux v(h
lûmes : Jésus-Christ en Basse-Bretagne ;
mais, à la réflexion, Je nombre des épisodes
où Jésus-Christ . intervient directement ne m* a pas
paru asse^ considérable pour justifier entièrement un
pareil titre, et je me suis arrêté à celui de : Légen-
des chrétiennes de la Basse-Bretagne, qui m*a
paru plus vrai. En effet, dans tous les morceaux
dont se compose mon recueil, on voit intervenir des
agents chrétiens, et le plus souvent catJjoliques,
comme : le Père Éternel, Jésus-Christ, la sainte
Vierge, les anges, les apôtres, les saints, les ermites,
le diable, V enfer, le purgatoire, le paradis, et autres
ressorts du même ordre. Souvent, je le reconnais,
ils sont purement artificiels et dus à la fantaisie
des conteurs; mais il est toujours intéressant de le
constater et de noter les modifications et les déviations
n AVANT-PROPOS
que le peuple fait constamment subir aux mythes
primitifs et aux traditions orales, même les moins
anciennes. Dans les nombreux récits de tout genre,
mythologiques, légendaires ou autres, quefairecueilUs:
dans nos chaumières et nos manoirs bretons^ deux
courants opposés, mais qui se croisent et se confon-
dent souvent, sont faciles à constater : l'un chrétieny
bien que, ordinairement, à Vorigine, il découle d'une^
source païenne, altérée et ohscurcie, dans ses voyages
à travers les nations et les âges ; — Vautre, païen,,
mythologique d'ordinaire, et encore mélangé d'M-^
ments étrangers, mais quelquefois aussi d'une pureU
et d'une précision inattendues. La première catégorie^
a fourni la matière de ces deux volumes ; Vautre,
plus riche et plus importante, je crois, du moins
au point de vue scientifique, exigera plusieurs volumes, •
quatre ou cinq. On y trouvera des versions parfois
asse:(^ bien conservées et fort intéressantes, des fables ou
des mythes les plus répandus che^^ les différents pea^
pks de V Europe et de VAsie, et qui, suivant un sys-
tème d'interprétation fort en vogue il y a quelques
années, mais aujourd'hui moins accrédité, s'explique-
raient facilement — trop facilement — par des phéno-
mènes météorologiques et astronomiques, comme la lutte
du soleil contre les nuages orageux, du jour contre la
nuit, de Vété contre l'inver, en un mot de la lumière «
contre les ténèbres y ou du mauvais principe contre le
bon. Pour certains mytJx)graphes, tout conte mervHl-
NT-PBOPOS
Uux, vrainurU populaire et ancien, recile un mythe
seiairc, ou au moins Météorologique.
n âoil y avoir une part dt vérité dans u lystimi;
nais aussi, n'est-il pas poussi jusqu'à l'exagération,
par M. de Gubernatis par exemple, et son école ?
Je ne veux pas insister sur ce point; mais je crois
<jue le momtnt est venu pour les mylhographes les
plus justement renommés de la France et de l'étranger,
ks G. Pans, Michel Brial, Fridèric Baudry, Ernest
Renan, E. Cosquin, E. Rolland, Henri Gaidofj Layt
Bmeyre, Reinhold Kcehler, Félix LM/recht, Max
MuUer, Ralston, Comparetti, Stanislas Prato, etc., de
résumer la question d'une manière synthétique, et de se
mettre d'accord, après une enquête si longue et qui a
produit tant de documents, venus de tous les points de
la terre, — sur l'origine, la diffusion et l'interpréta-
tion scientijique de nos vieux amies populaires,
NUre mission, à nous autres collecteurs, doit se
borner à fournir à la critique savante des matériaux
£une authenticité non douteuse et scrupuleusement
réunis suivant la méthode qu'elle nous a recommandée;
i elle de les étudier, de les comparer ensuite et de
conclure. Les collecteurs, un peu déroutés et découra-
gés par ces incertitudes et ces différences si radicales
d'interprétation, doivent-ils s'arrêter ou continuer
leurs recherches ?
Tous tes récits contenus dans ces deux volumes, ou
dans ceux qui les suivront, je les ai recueillis de ta
IV AVANT-PROPOS
bouche des conteurs et conteuses de Basse^Bretagne d,
le plus souvent, dans le pays de Lannion et de Tré~
guier, où les vieilles traditions se sont mieux conservées
que dans aucune autre partie de la Bretagne, f allais é^
commune en commune, cherchant et m'informant par-
tout, séjournant souvent (car j'ai des parents, des
amis ou des connaissances dans tout le pays), et chaque
jour ma collection s'augmentait ainsi d*un vieux
gwerz, d'un sône, d'une légende pieuse, d'un conte
merveilleux, d'un récit facétieux, d'un proverbe, d'un,
dicton' populaire, d'une devinaille ou d'une superstition
curieuse, — car rien de tout cela ne ^ne paraît indif-
férent pour la science (i). Souvent aussi je faisais
venir à Plouaret, où j'avais établi mon quartier géné-^
rai, les conteurs et chanteurs entérites qui m'étaient
signalés, à plusieurs lieues à la ronde. Je leur deman*
dais de me débiter leurs contes ou de chanter leurs
chansons, en breton, et comme ils en avaient l'ha-
bitude, au foyer des veillées d'hiver. Quelquefois en-
core, c'étaient de véritables veillées, avec un nom-
breux auditoire, aux manoirs de Keranbom ou du
Melchonnec. Un crayon à la main, je reproduisais
les chants et les récits, séance tenante, littéralement
pour les chants, aussi exactement qu'il m'était poS"
(i) A me voir ainsi constamment en voyage^ et toujours à pied, d
travers nos campagnes ht étonnes ^ un poète breton connu m'avait sur~
nommé f et non sans une pointe de malice y Boudedeo Breiz-Izel, <^est-
d-dire /e Juif-Errant de la Basse-Bretagne.
AVANT-PROPOS
sible pour les contes, et toujours en breton. J'ai de
aonfbreux cahiers de ces textes primitifs, au crayon,
et repasses ensuite à Vencre, pour les rendre plus du^
-râbles^ de sorte qu'il y a ainsi deux textes identiques
superposés Van à Vautre, Plus tard, je faisais une troi-
sième transcription bretonne, en complétant et rectifiant
ce que les premières avaient d'inacJjevé et de défec-
tueux sur certains points. Enfin, venait la traduction,
' J'aurais voulu pouvoir donner mes textes bretons
avec la traduction en regard, pour des raisons que
l'on comprendra facilement, sans qu'il soit nécessaire
Je les exposer ici ; mais c'eût été doubler l'économie
matérielle de la publication, et je n'ai pu trouver un
éditeur pour accepter ces conditions.
Quant à la fidélité dans la reproduction des récits,
bien que je n'aie jatuais ajouté ni retranché (sauf peut"
^e quelques répétitions tout à fait inutiles et insi-
gnifiantes), et que foie partout scrupuleusement
respecté la fabulation et la marche de la narration,
j'ai senti parfois la nécessité de modifier légèrement
la forme et de remettre, comme on dity sur leurs pieds
quelques phrases et qudques raisomiements boiteux et
visiblement altérés par les conteurs. Les frères Grimm
eux-mêmes^ qu'on dorme comme des modèles à suivre,
en agissaient ainsi, et souvent avec moins de discré-
tion, à V égard des contes allemands. Et puis, il est
des choses qui se disent Hen en breton, et qu'on ne
peut reproduire exactement en français*
VI AVANT-PROPOS
J*ai aussi préféré la reproduction des variantes qui
m* ont paru curieuses à la fusion de plusieurs versions
en une seule, plus complète et plus harmonieuse, au
point de vue littéraire.
Pour ce qui est des commentaires et des rapproche^
ments, fai pensé qu'il convenait de ne pas leur donner
trop d'extension et de s'en tenir d'ordinaire aux publi-
cations françaises, et plus spécialetnent à celles qui
concernent la Bretagne. Si j'avais essayé de relever
toutes les ressemblances avec les traditions analogues
des autres nations, ou du moins celles qui me sont
connues, comme M. Emmanuel Cosquin, par exemple,
l'a fait avec tant de science, pour ses contes lorrains,
je risquais, tout en restant incomplet, de dépasser de
beaucoup les limites où, je voulais me renfermer, et
de voir l'accessoire empiéter sur le principal et le re^
léguer au second plan. C'est là, du reste, le rôle de
la critique savante, et non le nôtre.
On remarquera peut-être que le nom de Morgue^
rite Philippe, de Plu:(unet (Côtes-du-Nord), revient
souvent au bas des morceaux qui composent ces deux
volumes, comme on le reverra fréquemment encore
dans ceux qui les suivront. C'était, en effet, ma con-
teuse ordinaire, et je lui ai de grandes obligations,
que je me plais à reconnaître ici. Cette pauvre fille
est parfaitement illettrée. Elle ne sait ni lire ni écrire
et ne connaît pas un mot de français. Et, à ce propos,
je ferai cette remarque, que c'est toujours dans les
AVANT-PROPOS VD
classes pauvres et ignoranUs que se sont conservées Us
traditions de notre passé le plus reculé, et qu'elles per-
dent tous les jours du terrain, en raison directe des
progrès de Vinstructùm dans le peuple. Il faut donc
se hâter de les recueillir, car, dans quelques années
seidement, il serait déjà trop tard.
Avec une intelligence très-ordinaire, Marguerite
Philippe est douée d'une mémoire excellente. Elle vous
chante ou récite avec une assurance parfaite gwerziou,
ou soniou, ou contes merveilleux, à discrétion, et
sans jamais faire de confusion ou se trouver en défaut,
sent pour les paroles, soit pour Vair. A elle seule, die
possède la somme presque complète des anciennes tra-
ditions orales du pays de Lannion et de Tréguier ;
aussi, est-elle recherchée, dans les fermes et les ma-
noirs de la contrée, pour charmer par ses chansons et
ses récits merveilleux les longues heures des veillées
d'hiver. Elle aime passionnément les vieux chants et
les contes de fées (grac'hed koz), y croit asse:^
volontiers et regrette l'heureux temps ou les rois épou-
saient des bergères, oii les animaux parlaient, étaient
secourables à l'homme ; oit les bonnes fées enfin ai-
maient et favorisaient de préférence les pauvres d'es-
prit et les disgraciés de la nature, comme elle. Elle
est, en effet, infirme de ses deux mains, dont les
doigts sont incomplets et repliés en dedans. Sa pro-
fession ordinaire est celle de pèlerine par procura-
tion, c^ est-à-dire que, pour une très-modique rétri-
VIII AVANT-PROPOS
hution, elle va en pèlerinage à toutes les fontaines
de Basse-Bretagne dont Veau est réputée pour queU
que vertu sàlutairey — car toute chapelle, che:(^ nous,
a son saint, saint national le plus souvent, venu
d'Hihernie, au VI' ou VII' siècle, et chaque saint
a sa fontaine et sa spécialité pour la cure de quel-
que affliction physique^ou morale. Ainsi, Marguerite
est presque constamment sur les routes de Basse-
Bretagne, dans toutes les directions, et partout où
elle passe, elle écoute, elle interroge, s'enquiert des
légendes, des chansons f défi contes et autres traditions
de chaque localité, et ne manque jamais une occasion
d* augmenter son trésor poétique et merveilleux. Sa vie
est des plus dures et des plus pénibles; elle avai^
encore à sa charge, jusqu'à ces dernières années,
un père octogénaire et infirme, et pourtant die ne
se plaint pas de son sort. Elle trouve sans doute
de grandes consolations en chantant ses gwerziou
tragiques, ses soniou amoureux, et en songeant
aux merveilles et aux enclxintements de ses contes de
fées, dont elle ne désespère d'ailleurs pas de voir se
réaliser un jour, en sa faveur, les merveilleuses pro-
messes.
Aurons-nous un jour le recueil cotnplet des contes,
merveilleux, des légendes et des récits de dijférentù
nature de notre Bretagne? Je ne sais; mais si
trois ou quatre chercheurs résolus, comme M. Paul
AVANT-PROPOS Dt
Sébilîot (i), s'entendaient pour explorer chacun une
région, avec le même dévoûment et la même méthode
critique, je crois que, dans quelques années, notre
pays, si riche en traditions du passé, n'aurait rien à
envier à V Allemagne et à l'Angleterre, où la moisson
nous semble avoir été recueillie à temps et dans les
meilleures conditions scientifiques.
Pour ma part, j'ai essayé de faire pour la Basse-
Bretagne, et plus particulièrement pour le pays de
Lannion et de Tréguier, ce que M. SébiUot fait avec
tant de succès pour la Haute-Bretagne ou pays gallot.
Mais, quelque nombreux et intéressants que soient les
morceaux qui composent ma collection, je suis loin
d'avoir épuisé la mine; je n'ai même guère fait autre
chose jusqu'aujourd'hui qu'en signaler l'importance et
la richesse : que d'autres n'hésitent pcLs à y descendre
à leur tour et à pénétrer plus avant , et je leur
réponds que leur peine ne sera pas perdue, et qu'ils
y trouveront encore des trésors enfouis.
Sur d' autres points de la France, l'enquête est pour-
(i) M, Paul Sébilîot a déjà publié dans la collection de Maison-
neuve et C" — Littératures populaires de toutes les nations — un
charmant volumey des plus intéressants et des plus curieux, d difi-
rents points de vue, sous le titre de : Littérature orale de la Hante-
Bretagne. Deux autres volumes de lui uni paiement paru dbq Védi"
Unr Charpentier, d Paris, sous le titre de : Contes populaires de la
Haute-Bretagne, et plusieurs autres paraîtront successivement, et sans
tarder, tant che:ç^ notre éditeur, qu'ailleurs.
AVANT-PROPOS
suivie, avec le même :^èh et la même métJx)de, par
MM. Emmanuel Cosquin et le comte de Puymaigre,
pour la Lorraine; Jean Bladé,pour VAgenais et VAr--
magnac; Achille Millien, pour la Nièvre ; Henri
Camoy, pour la Picardie, et d'autres encore dont Us
recueils ne tarderont pas à paraître.
Comme on le voit, le goût des récits merveilleux et des
contes de fées, qui, de tout temps, ont été la littérature
ordinaire et Vunique poésie de nos foyers rustiques, se
réveille cha^ nous, après un asseï long sommeil. Aux
XVI* et XVII* siècles déjà, ces fables gracieuses ou hi:(ar-
res, aussi anciennes que Vhumanité peut-4tre, avaient été
fort en vogue^ grâce à Charles Perrault^ àM^ d'Aul-
noy, M^ Leprince de Beaumont et quelques autres ai-
mables écrivains du célèbre recueil : Le cabinet des
Fées ; puis une indifférence complète et regrettable avait
suivi. Nos pères ne cherchaient dans ces contes qu'un
amusement et une distraction de V esprit : ils y ajou-
taient ordinairement, à V adresse des enfants, des morali-
tés, qu'on ne rencontre que très-rarement dans la bouche
des conteurs poptdaires, lesquels ont reçu et transmis
asse^fidèlement la tradition, de génération m génération.
Aujourd'hui j un élément scientifique s* y est mêlé, ou du
moins y a été découvert, et en a considérablement aug^
mente l'importance, sinon l'attrait et la poésie. Lorsque
le travail entrepris par la critique savante sur le sujet
sera terminé, on sera étonné de voir quel rôle les
contes ont joué dans le développement de la civilisation.
AVANT-PROPOS
XI
Voltaire lui-même, qui a consacré tant de volumes
à combattre les superstitions universelles, n'était pas
insensible aux charmes de nos vieux contes de fées,
qui ont diverti et consolé tant de générations successi-
ves, depuis h berceau de Vhumanité, et toute son iro-
nie tombait et se fondait en sensibilité poétique, au
récit des aventures de Cendrilhn, du Petit-Poucet et
du Petit-Chaperon-Rouge, comme le prouvent les
charmants vers que voici, et que nous regardons
comme une de ses plus gracieuses inspirations :
Ah ! Vheurmx temps que celui de ces jabks.
Des bons démons^ des esprits familiers.
Des farfadets aux mortels secourahks !
On écoutait tous us faits admirables.
Dans son manoir, pris d*uH large foyer :
Le père et Ponde, et la mire, et ht fille.
Et les voisins, et toute la famille.
Ouvraient V oreille d Monsieur l'aumânier.
Qui leur faisait des contes de sorcier.
On a hantti les démons et les fées ;
Sûtis la raison, les grâces iiouffées
Livrent nos coeurs d l'insipidité.
Le raisonner tristement s'accrédite :
On court, hélas ! après la vérité :
Ah l eraye^moi, l'erreur a son mérite I
QuimpcTy le 20 juin 1881.
PREMIÈRE PARTIE
LE BON DIEU, JÉSUS-CHRIST ET LES APÔTRES
VOYAGEANT EN BASSE-BBÏETAGNE (l).
LA VACHE DE LA VIEILLE FEMME.
u temps que Notre-Seigneur Jésus-Christ
faisait son tour du monde accompa-
gné dé saint Pierre et de saint Jean, ils
(i) Nos paysans bretons sont convaincus que Jésus-Christ «
visité la Basse-Bretagne, quand il faisait son tour du monde,
4lisent-ils naïvement.
Pourtant il existe un dicton breton qui s'exprime ainsi :
En Breii^'Ixel pa n'cç 4»,
Dour mad da Frétais a roan.
En Basse-Bretagne puisque je ne vais,
De la bonne eau aux Bretons je donne.
La tradition dit. encore que, pendant qu'il voyageait sur la
LÉGENDES CHRÉTIENNES
finirent par arriver aussi en Basse-Bretagne. Ils
allaient partout, chez le pau\Te comme chez le
riche, en faisant le bien sur leur passage. Tous
les jours ils prêchaient dans les églises, dans les
chapelles, et souvent sur les places publiques, de-
vant le peuple assemblé, et ils donnaient maint
bon conseil et recommandaient par dessus tout la
charité et la tolérance.
Un jour, au fort de l'été, ils montaient une
côte roide et longue. Le soleil était chaud ; ils
avaient soif, et ils ne trouvaient pas d'eau. Ar-
rivés au haut de la côte, ils aperçurent au
bord de la route une petite maison couverte de
chaume.
— Entrons dans cette chaumière pour deman-
der de l'eau, dit saint Pierre.
Et ils entrèrent. Quand ils furent dans la mai-
son, ils virent une petite vieille femme assise sur
la pierre du foyer ; et sur le banc à dossier, près
du lit, un petit enfant tétait une chèvre.
— Un peu d'eau, s'il vous plaît, grand'mère?
demanda saint Pierre.
— Oui, sûrement, mes braves gens; j'ai de
terre, Dieu donna le gouvernement des choses du ciel et de la
terre à saiut Matburin, lequel s'en acquitta si bien qu'il ne dé-
pendit que de lui de continuer et de devenir titulaire définitif, au
lieu de suppléant ; mais le saint s'excusa en disant que cela lui
donnerait, trop d'occupation et de mal.
DE LA BASSE-BRETAGNE
l*eau, de bonne eau; mais je n*ai guère autre
chose aussi.
Elle prit une écuelle de bois, alla â son pichet,
et présenta de Teau fraîche et claire aux trois
voyageurs. Ceux-^i, après avoir bu, s'appro-
chèrent pour regarder le petit enfant qui tétait la
chèvre sur le banc.
— Cet enfant n*est pas à vous, grand'mère?
demanda notre Sauveur.
— Non, sûrement, mes braves gens ; et pour-
tant, c'est tout comme s'il était à moi. Le cher
petit ange est à ma fille ; mais, hélas ! sa pauvre
mère est morte en le mettant au monde, et il
m'est resté sur les bras.
— Et son père? demanda saint Pierre.
— Son père vit, et tous les jours, de bon ma-
tin, il part pour aller travailler à la journée dans
un manoir riche du voisinage. Il gagne huit sous
par jour et sa nourriture, et c'est tout ce que
nous avons pour vivre tous les trois.
— Et si vous aviez une vache? dit notre
Sauveur.
— Ohl si nous avions une vache, alors, nous
serions heureux. J'irais 1* faire paître par les che-
mins, et nous aurions du lait et du beurre à* vendre,
au marché. Mais je n'aurai jamais une vache.
— Peut-être bien, grand'mère, si Dieu le veut.
Donnez. moi un peu votre bâton.
LÉGENDES CHRÉTIENNES
Notre Sauveur prit le bâton de la vieille et en
frappa un coup sur la pierre du foyer en pronon-
çant je ne sais quels mots latins ; et aussitôt il en
sortit une vache mouchetée, fort belle, et dont les
mamelles étaient toutes gonflées de lait.
— Jésus Maria ! s*écria la vieille en la voyant ;
comment cette vache est-elle venue ici ?
— Par la grâce de Dieu, grand'mère, qui vous
la donne.
— Que la bénédiction de Dieu soit sur vous,
mes bons seigneurs ! Je prierai Dieu pour vous,
matin et soir.
Et les trois voyageurs se remirent en route.
La vieille, restée seule, ne se lassait pas de
contempler sa vache : — La belle vache, disait-
elle, et comme elle a du laitl Mais comment
est-elle venue ici et d'où ? Si je ne me trompe,
un de ces trois étrangers Ta fait sortir de la pierre
du foyer, en y frappant un coup avec mon
bâton... Le bâton m'est resté; la pierre du foyer
aussi est toujours là. Si j'avais une autre vache
comme celle-ci I... Peut-être, pour cela, me suf-
fira-t-il de frapper de mon bâton sur la pierre du
foyer, comme l'autre Je veux essayer...
Et elle frappa un grand coup de son bâton sur
la pierre du foyer en prononçant quelques mots
qu'elle croyait peut-être latins, mais qui n'étaient
DE LA BASSE-BRETAGNE
d'aucune langue. Et aussitôt apparut un énorme
loup qui étrangla la vache sur la place.
Et la vieille, tout effrayée, de courir après les
trois voyageurs, en criant : — Seigneurs I sei-
gneurs !... — Comme ils n'étaient pas encore loin,
ils l'entendirent et s'arrêtèrent pour l'attendre.
— Que vous est-il donc arrivé, grand'mère?
lui demanda notre Sauveur.
— Hélas ! mes bons seigneurs, à peine étiez-
vous sortis qu'un grand loup est arrivé dans ma
maison, et il a étranglé ma belle vache mou-
chetée !
— C'est que vous avez appelé vous-même
le loup, grand'mère. Retournez à la maison, et
vous y retrouverez votre vache en vie et bien
portante. Mais soyez plus sage, à l'avenir : con-
tentez-vous de ce que Dieu vous envoie, et n'es-
sayez pas, une autre fois, de faire ce que Dieu
seul peut faire.
La vieille retourna chez elle et retrouva sa belle
vache mouchetée en vie et bien portante ; et alors
seulement, elle reconnut que c'était le bon Dieu
lui-même qui avait été dans sa maison (i).
(i) Il se trouve quelque chose d'approchant dans le roman
trançais le Rtnari, première branche, par Pierre de Saint-Cloud.
L'auteur raconte que Dieu, après avoir chassé Adam et Eve du
paradis terrestre, par un reste de pitié pour eux, et ne voulant
pas les abandonner complètement, leur donna une baguette en
LÉGENDES CHRÉTIENNES
II
LE BON DIEU, SAINT PIERRE
ET SAINT JEAN.
IN autre jour, ils voyageaient encore tous
les trois ensemble. Il était environ deux
heures de Taprès-midi, et, comme ils
n'avaient rien mangé depuis le matin, ils com-
mençaient à avoir faim. Comme ils passaient
devant une maison, au bord de la route, ils
virent, près de la porte, une servante qui prépa-
rait de la pâte pour faire des crêpes.
disant - qu'il suffirait d'en frapper la mer pour avoir aussitôt ce
dont ils auraient besoin. Adam, pressé d'éprouver l'effet de la
bavette merveilleuse, fit sortir du premier coup une belle brebis
du sein des flots. Eve voulut l'essayer, à son tour. Mais aussitôt
qu'elle en frappa la mer, il en sortit un loup qui se jeta sur
la brebis et l'emporta au fond d'un bois. Ce que voyant
Adam, il reprit la baguette des mains de sa femme et, d'un se-
cond coup, il fit paraître un grand chien qui courut après le
loup et rapporta la brebis. — Puis, une foule d'animaux furent
produits de la sorte, doux et apprivoisés, quand ils naissaient
tous la baguette d'Adam; indomptables, féroces ou pervers,
quand ils naissaient sous la baguette d'Eve. Ce fut elle qui fit
naître Rcnart, le type de la ruse, de la perfidie et de toutes les
méchancetés.
DE LA BASSE-BRETAGNE
— Entrons dans cette maison, et nous aurons
des crêpes chaudes, dit saint Pierre.
Ils entrent dans la maison.
— Bonjour à vous tous, dans cette maison,
bonnes gens, disent-ils.
— Et à vous pareillement, seigneurs.
— Nous sommes trois voyageurs qui marchons
depuis le matin de bonne heure, et nous sommes
fcitigués, et nous avons faim; seriez-vous assez
bons pour nous donner quelque chose à mettre
sous la dent?
— Oui, de bon cœur, répondit la maîtresse de
la maison ; asseyez^vous un instant ; la servante
est à préparer la pâte pour faire des crêpes,
et tout à rheure, vous aurez de bonnes crêpes
diiaudes.
— Si (fest la volonté de DieUy serait bon à ajou-
ter, je pense, dit niotre Sauveur.
. — Oh 1 la pâte est prête, et il y aura bien cer-
tainement àts crêpes, tout à l'heure, dit la ser-
vante.
— C*est bien, répondit notre Sauveur.
Et ils s'assirent tous les trois.
La servante mit alors deux trépieds sur la pierre
du foyer, posa dessus deux poêles â crêpes et fît
du feu dessous. Puis, elle prit le baquet qui con-
tenait la pâte, pour l'approcher du foyer. Mais
voilà que le baquet se défonce, et tout le contenu
8 LÉGENDES CHRÉTIENNES
se répand par terre. Et la servante de s'exclamer^
et la maîtresse de gronder I
— A présent, mes braves gens, dit celle-ci aux
trois voyageurs, vous pouvez aller ailleurs cher-
cher des crêpes, car pour ici, il n'y en aura pas,,
aujourd'hui.
— Si ! si ! il y en aura, grâce à Dieu, répondit
notre Sauveur.
Et, du bout de son bâton, il toucha les mor-
ceaux du baquet épars sur Taire de la maison,
et aussitôt ils se rejoignirent, et le baquet se ré-
constitua comme devant, avec la pâte dedans, et
cela au grand étonnement des assistants.
La servante put alors faire ses crêpes, et nos
trois voyageurs en mangèrent de bon appétit, puis
ils se remirent en route. Mais, avant de partir,
notre Sauveur dit à la servante : — Et rappe-
lez-vous, ma fille, qu'il est toujours bon de dire :
S'il plaît à Dieu (i).
(i) Les paysans bretons ont sans cesse cette phrase à la bouche,
quand ils expriment un désir ou un espoir.
DE LA BASSE-BRETAGNE
grgBiE soir venu, comme ils ne trouvaient
Ï^K| aucune bonne maison où ils pourraient
vJS^ loger, il leur feUut demander l'hospiti-
lité pour la nuit dans la hutie d'un sabotier. Ils
étaient bien pauvres là-dedans. 11 n'y avait que
deuK lits, un pour le sabotier et sa femme, et
l'autre pour les enfants, qui couchaient trois en-
semble. On reçut pourtant les trois voyageurs le
mieux qu'on put. Le repas fut on ne peut plus
frugal ; mais ces braves gens partageaient de bon
cœur le peu qu'ils avaient et regrettaient de ne
pouvoir faire mieux. Des pommes de terre cuites
à l'eau, puis du pain d'orge et des crfipes de sar-
rasin, ce ftit tout le festin. Le sabotierei sa femme
restèrent sur pied, et travaillèrent toute la nuit,
aiîn de pouvoir céder leur lit i leurs hôtes.
Ceux-ci étaient fatigués de la longue route qu'ils
avaient &ite, et ils se couchèrent tous les trois.
ensemble et dormirent bien.
Le lendemain matin, avant de se remettre en
route, notre Sauveur dit à la femme du sabotier :
10 LÉGENDES CHRÉTIENNES
— Je veux vous donner quelque chose, ma
brave fenime, pour vous remercier de votre hos-,
pitalité.
— Nous ne nous attendons à rien, mes bons
seigneurs, répondît la femme, et ce que nous
avons fait, nous l'avons fait de bon cœur, au nom
de Dieu et en regrettant de ne pouvoir faire
davantage.
— Je n'ai pas d'argent à vous donner, reprit
notre Sauveur; mais je prierai Dieu pour vous, et
j'espère qu'il exaucera ma prière. Je lui demande
donc de m'accorder que vous puissiez continuer
de faire, durant toute la journée, jusqu'au cou-
cher du soleil, la première chose que vous ferez
après notre départ.
— J'ai là un peu de toile, répondit la femme,
pour faire des chemises à mes enfants, mais trop
peu, hélas I et comme le tailleur doit venir de-
main, je veux la passer à l'eau ce matin, puis la
faire sécher, puisque le temps est beau.
Les trois voyageurs partirent là-dessus, et la
femme du sabotier prit sa toile et se dirigea vers
un ruisseau qui coulait dans le voisinage. Elle mit
la toile dans l'eau, la trempa bien, la secoua dans
tous les sens, puis elle la tira à soi. Mais, ô mi-
racle I elle avait beau tirer de la toile de l'eau,
cela n'en finissait pas; il y en avait toujours, et
encore... encore I... Et elle continua ainsi jusqu'au
DE LA BASSE-BRETAGNE II
coucher du soleil. Il fallait voir les tas de belle
toile qu'elle fit sur le gazon, au bord du ruis-
seau I II fallut une charrette, qu'on alla quérir au
manoir voisin, pour la transporter à la maison,
et il y en eut plusieurs charretées.
Le sabotier et sa fenmie se firent alors mar-
chands de toilo, et ils gagnèrent beaucoup d'ar-
gent et devinrent riches.
Non loin de la hutte du sabotier habitait une
veuve riche, mais avare et dure envers le pauvre.
Elle venait souvent à la hutte pour causer et pas-
ser le temps. C2}iand elle y arriva, le lendemain,
selon son habitude, et qu'elle vit les tas de toile
qui s'élevaient jusqu'au toit :
— Jésus mon Dieu 1 s'écria-t-elle, d'où vient
toute cette toile?
— Voici ce qui est arrivé, répondit la sabotière :
nous avons logé dans notre hutte, la nuit der-
nière, trois seigneurs étrangers, et, quoi qu'ils
aient fait mauvaise chère chez nous, comme bien
vous pensez, avant de partir, un d'eux me parla
ainsi : — « Pour vous remercier de votre hospita-
lité, ma brave femme, nous voulons faire quelque
chose pour vous. Ainsi, la première chose que
vous ferez, après notre départ, quoi que ce puisse
être, vous resterez à la faire toute la journée jus-
qu'au coucher du soleil. » — Ils partirent là-dessus.
/
12 LÉGENDES CHRÉTIENNES
et moi j'allai à la rivière pour y passer à l'eau un
peu de toile destinée à faire des chemises à mes
enfants. Mais lorsque je voulus retirer ma toile
de Teau, jugez de mon étonnement en .voyant
que cela n'en finissait pas. J'avais beau tirer, tirer,
il y en avait toujours, et je continuai de tirer de
la toile de l'eau jusqu'au coucher du soleil.
La veuve écoutait, émerveillée et la bouche
ouverte.
— Où sont ces gens-là, demanda-t-elle, que
je coure après eux ?
— Ils sont partis, et ils doivent être loin, à
présent. Mais ils ont dit qu'ils retourneraient par
ici, samedi soir.
— C'est bien, répondit la veuve. Et elle s'en
alla sans rien dire de plus.
Le samedi suivant, elle passa toute la journée
sur la route à attendre les trois voyageurs. Vers
le soir, elle les vit venir, et elle alla au-devant
d'eux et leur dit :
— Jésus, mes pauvres seigneurs, vous paraissez
bien fatigués I Venez avec moi à ma maison ; je
demeure tout près d'id, et je vous recevrai de
mon mieux ; vous ne serez nulle part dans le pays
mieux que chez moi.
Les trois voyageurs acceptèrent l'hospitalité de
la veuve, et ils soupèrent bien et dormirent ensuite
chacun dans un bon lit de plume. Le lendemain.
DE LA BASSE-BRETAGNE I3
au moment de .partir, Notre-Seigneur parla ainsi à
la veuve :
— Nous voulons vous donner quelque chose,
pour reconnaître la bonne réception que vous
nous avez faite; dites-nous ce que vous désirez.
— Rien, mon Dieu, mes gracieux seigneurs ; je
regrette bien de n'avoir pu vous recevoir comme
vous le méritez, car vous avez fait triste chère,
chez moi.
— Nous sommes très-contents de votre récep-
tion, et voici notre cadeau : nous demanderons à
Dieu que la première chose que vous ferez, après
notre départ, vous la fassiez toute la journée,
jusqu'au coucher du soleil.
— Je vais donc me mettre à prier Dieu, mes
gracieux seigneurs, car je ne saurais mieux com-
mencer la journée.
Et la veuve se mit aussitôt à genoux pour prier ;
mais elle se disait en elle-même: — Dès qu'ils
seront sortis de la maison, je me mettrai à comp-
ter de l'argent.
A peine les voyageurs eurent-ils tourné les
talons, qu'elle voulut se relever pour courir à son
armoire, où était son argent. Mais elle ne le put
pas ; tous ses efforts furent vains, et il lui fallut
rester à genoux et prier toute la journée jusqu'au
coucher du soleil ; mais, comme ce n'était pas
de bon cœur, sa prière était pour le diable.
14
LÉGENDES CHRÉTIENNES
IV
LA VACHE DE SAINT PIERRE.
UAND ils arrivèrent dans le pays des
payens (i), il leur fallut y séjourner plus
longtemps qu'ailleurs, parce qu'il y avait
là des hommes aux cœurs endurcis et qui ado-
raient encore des idoles, des pierres, des fontaines,
des arbres. Ils eurent bien de la peine à venir à
bout d'eux. Ils achetèrent une petite maison, avec
le courtil y attenant et une vache pour leur four-
nir du lait et du beurre, pendant qu'ils seraient
dans le pays. Tous les jours, ils allaient prêcher
l'évangile et la loi du vrai Dieu, dans les envi-
rons, et, pendant ce temps, ils mettaient leur
vache à paître dans le courtil. Mais la vache était
voleuse, et elle allait marauder dans les champs
des voisins, si bien qu'on leur dit de la vendre, ou
il lui arriverait du mal. Alors, notre Sauveur dit
un jour à saint Pierre :
— Demain, il y a une foire à la Roche, et tu
(i) On appelle paganie oa pays des païens (hro ar haganed}
«ette partie du Léon qui comprend sur la côte les communes de
Goulven, Kerlouan, Guîsseny, Plounéour-treaz, Plouguemeau^
Landéda.
DE LA BASSE-BRETAGNE I^
iras avec la vache pour la vendre et en acheter
une autre qui ne soit pas voleuse.
— C'est bien, maître, répondit saint Pierre.
Le lendemain matin donc, saint Pierre passa
un licol au cou de la vache et alla avec elle à la
foire. La vache était une belle béte, et ses ma-
melles étaient gonflées de lait. A peine fut-elle
arrivée en champ de foire, qu'il vint un marchand
qui la tâta de toutes parts, regarda dans sa bouche
et demanda ensuite : _
— Combien la vache, parrain?
— Vingt écus, répondit saint Pierre.
— Bah ! vous demandez beaucoup trop ; vous
n'avez été à aucune foire depuis longtemps, à ce
qu'il paraît : dites quinze écus, et nous pourrons
peut-être nous entendre.
— Non, il m'en faut vingt.
— Dix-sept écus, et tendez votre main (i).
— Non, non, la vache n'ira pas pour un liard
moins de vingt écus, vous dis-je.
— C'est cher ; mais la vache me plaît, et si elle
n'a aucun défaut...
— Aucun, si ce n'est qu'elle est un peu voleuse.
— Ah I si elle est voleuse, je n'en veux pas.
£t le marchand s'éloigna.
(i) Les paysans bretons se frappent dans la main pour
sceller tous leurs marchés.
l6 LÉGENDES CHRÉTIENNES
Un autre vint aussitôt et, après avoir chipoté
quelque temps, il dit qu'il prendrait la vache pour
vingt écus, si elle n'avait aucun défaut. Mais
quand il apprit qu'elle était voleuse, il s'en alla
comme l'autre.
Il en vint un troisième, un quatrième, plu-
sieurs, et tous s'en allaient, quand ils apprenaient
que la vache était voleuse.
Quand le soleil fut près de se coucher, saint
Pierre s'en retourna à la maison avec sa vache.
Notre Sauveur, en le voyant revenir, lui demanda :
— Comment 1 tu n'as donc pas vendu la vache?
— Comme vous le voyez, maître.
— La foire était donc bien mauvaise ? car cette
vache est à bon marché pour vingt écus.
— La foire était assez bonne, et beaucoup de
marchands ont voulu m'acheter la vache.
— Pourquoi donc n'a-t-elle pas été vendue?
— Qpand je leur disais qu'elle est voleuse, ils
s'en allaient tous aussitôt.
— Vieux sot ! dans ce pays, on ne déclare ja-
mais les défauts d'une bête en foire, avant qu'elle
soit vendue et que l'on tienne son argent.
— Je ne savais pas cela, répondit saint Pierre, car
si je l'avais su, j'aurais bientôt vendu ma vache(i).
(Conté par M. Flagelle, de Latidertuau»)
(i) C'est depuis que l'on dit : voleur comme la vache à saint
BASSE-BRETAGNE
LE PAIN DE SAINT PIERRE.
saniE temps éiaic beau, le soleil biilUnt et le
S^n ciel clair. Nos voyageurs étaient encore
"^ en PaganU, dans le bas Léon. Il était en-
viron deux heures de l'après-midi, et, comme ils
n'avaient rien mangé depuis le lever du soleil, ils
avaient faim. Ils étaient déjà entrés dans deux ou
trois maisons, sur le bord de la route, pour
l8 LÉGENDES CHRÉTIENNES
demander quelque chose à manger, un morceau
de pain ou une galette de sarrasin ; mais, comme
ils n'avaient point d'argent,- ils n'obtenaient rien.
Dans ce pays-là, les hommes ont le cœur dur.
En passant par un bourg, ils entrèrent encore
chez un boulanger. Mais, là aussi, ils furent mal
reçus, et on les pria de déguerpir. Saint Pierre,
avant de sortir de la maison, déroba un petit pain
de deux sous et le cacha sous sa robe. Notre Sau-
veur avait tout vu ; mais il n'en dit rien. Ils se
remirent en route. Quand ils furent à quelque
distance du bourg, Pierre resta un peu en arrière
de ses deux compagnons, afin de pouvoir manger
son pain tout à son aise et sans être vu. Mais
notre Sauveur, qui connaissait son intention, ne
vint à frère Guillaume : — Comment, frater, vous n'avez pas
vendu l'asne sans faulte? — Non, beau père. — £h! comment?
dit-il, à quoi a-t-il tenu? On ne vous en promettoit point d'ar-
gent ? — Par ma foy non, dit frère Guillaume ; ils me deman-
doient s'il estoit bon, et je leur respondoys qu'il estoit vieux et
qu'il ne pouvoit cheminer, qu'il ne valloit plus rien, et voilà
pourquoy nous le voullious vendre. — Ah ! de par le diable ! dit
le gardien, vous ne deviez pas dire cela, frère Guillaume, mais
qu'il estoit bon et fort, et viste ainsi l'eussiez-vous vendu. —
Voire ! mais, beau père, dit frère Guillaume, je fusse été menteur,
et par aventure que vous me eussiez fessé, comme quand j'avoys.
la fille couchée avec moi ; ah ! je vous promets que je ne men-
tiray plus jamais.
c Ainsi demora le beau père gardien tout confus, et frère Guil-
laume gaigna sa cause. »
DE LA BASSE-BRETAGNE
19
cessait pas de lui parler, de sorte qu'à tout moment
il était obligé de retirer le pain qu'il avait dans la
bouche, afin de pouvoir répondre. Et il était con-
trarié, et il grognait dans sa barbe. Alors notre
Sauveur lui dit :
— Crois-moi, Pierre, le pain volé est difficile
à manger et n'apaise pas la faim.
Pierre ne répondit rien et fut un peu confus de
se voir découvert.
V^'
VI
LA VIEILLE QUI VOULAIT FAIRE COMME
LE BON DIEU.
[LUS loin, ils logèrent chez une veuve riche,
mais avare. Elle les fit coucher tous les
trois dans le même lit, après un souper
bien maigre.
Le lendemain matin, de bonne heure, la veuve
vint réveiller ses trois hôtes en disant :
— Allons, debout, feinéants 1
Et comme ils ne se levaient pas assez vite, à son
gré,' elle prit un bâton et se mit à frapper sur le
20 LÉGENDES CHkÉTlfNNES
lit) ÈM hasard. Après k déjeuner, qui consista
seulement «n une soupe de pain d'orge, la vieille
lear dit :
— A présent que je vous ai hébergés, j*aime à
croire que vous ferez quelque diose pour moi
4Mïssi.
— C'est de toute justice, répondit notre Sau*
veur.
— Le temps est beau, et j'ai là un peu de blé à
battre; venez, et je vais vous conduire sur l'aire.
Et ils la suivirent. Il y avait sur l'aire de
l'avoine déjà étalée et toute disposée pour être
battue. Elle leur présenta des fléaux en leur disant :
— Prenez, et frappez fort.
Pierre n'était guère content, et il murmurait :
— Battre du blé sur l'aire, à mon âge I
— Bah 1 dit saint Jean, allons-y de bon cou-
rage, et ce sera bientôt fait; puis, nous nous
remettrons en route.
Alors, notre Sauveur prit une poignée de paille,
y mit le feu et la jeta sur l'aire. El voilà aussitôt
toute l'aire en feu, et la vieille de pousser des cris
d'alarme. Mais elle fut tout étonnée de voir la
paHîe se ranger d'un côté de l'aire et le grain
du côté opposé, sans que rien fût endommagé.
— A présent que le travail est fait, grand'mère,
libus alloi^ nous remettre -en route, dit Notre-
Sieigneur à la vieille.
DE LA BASSE-BRETAGNE 21
— Je vous suis bien obligée, mes braves gens,
et puisse le bon Dieu vous protéger.
"Et ils partirent. Mais la vieille se dit aussitôt :
— Hola ! c'est à merveille I Je ne serai pas
longtemps à présent à battre tout mon blé, et il
ne me faudra pas, pour cela, dépenser beaucoup
d'argent.
Et sa servante et son domestique et elle étar-
lèrent de nouveau de l'avoine sur l'aire, puis elle
y mit le feu, comme elle l'avait vu faire à Notre-
Seigneur. Mais, hélas ! tout fut consumé, et la
paille et le grain, et la voilà de se lamenter et de
crier qu'elle était ruinée I
Rien de bon ne se fait dans ce monde sans tra-
vail et sans peine (i).
(i) Dans un conte de l'excellent recueil de M. Paul Sébillo( :
Contts populaires de la Haute'Brttagne^ on nous représente aussi
Jésus-Christ voyageant avec saint Pierre et saint Jean. Ils logent
une nuit chez une pauvre vieille femme qui n'a qu'un lit à leur offiir,^
de sorte qu'il leur faut coucher tous ]^s Moi» ensAmJl^le. Le ltq4(^
main matin, avant de prendre congé de la vieille, Jésus-Chritt
l'enrichit, sur la prière de ses deux compagnons de voyage, et
tout en exprimant la crainte de la rendre ainsi moins compatis**
santé et moins charitable.
Un an plus tard, nos trois voyageurs, repassant par le même
endroit, demandèrent encore l'hospitalité à U même femme, qui
avait fait bâtir une maison neuve et était devenue une grosse fer-
mière. Ils furent assez mal reçus, traités de fainéants et envoyés
coucher sans manger, et toujours dans le même lit.
Le lendemain, au chant du coq,, la vieille vint les réveiller
22 LÉGENDES CHRÉTIENNES
VII
LA FIANCEE DE SAINT PIERRE.
iNE autre fois, ils étaient encore tous les
trois en route, et ils parlaient de choses
et d'autres, tout en marchant.
— Il faut que tu te maries, Pierre, dit tout
à coup notre Sauveur.
— Me marier, à mon âge, maître?
pour aider ses valets à battre le grain sur l'aire. Et comme ils ne
se pressaient pas, elle prit un bâton et se mit à frapper sur celui
qui était couché sur le devant du lit. C'était saint Pierre. Puis
eUe alla surveiller ses hommes, en disant qu'elle reviendrait, s'ils
tardaient à se lever. Ils ne se levèrent pas, éunt fatigués de la
veille. Mois comme saint Pierre se plaignait des coups qu'il avait
reçus, Jésus-Christ lui dit de passer au milieu et prit sa place sur
le devant. La vieille revint bientôt à la charge, et ce fut le bon
Dieu qui, cette fois, sentit le poids de sa colère, et surtout de
son bâton.
Saint Jean, qui était dans la ruelle du lit, échangea alors sa
place contre celle de saint Pierre, sur la demande de celui-ci, qui
espérait se mettre à l'abri des coups. Mais il n'en fut rien, et les
coups tombèrent encore sur lui, la vieille prétendant que le plus
âgé devait le bon exemple aux autres.
J'ai aussi trouvé cet épisode en Basse-Bretagne, dans une
autre version qui ne diffère que sur ce point seulement de celle
que je donne ici.
Cf. aussi la version de E. Emault, Revue celtique.
— Oui, oui, il &ut que tu te maries.
— Mais qui donc voulez-vous que j'épouse,
maître?
— La première fille que nous reacontrerons
sur noire chemin.
— Soit, puisque vous le voulez ainsi.
Peu après, ils rencontrèrent une fille laide et
sale, une servante de ferme, en sabots et les
jambes toutes couvertes de bouse de vache.
— Eh bien I Pierre, dit notre Sauveur en la
voyant, voici celle qui sera ta femme.
— Non, certaineraant, ce ne sera pas li ma
femme 1 répondit Pierre en faisant une grimace.
— Pourquoi donc ne veux-tu pas d'elle?
— Pourquoi? Voyez comme elle est laide et
sale, et pas jeune même I
— Toi aussi lu n'es pas jeuae, ni aussi beau
garçon que tu le crois, peut-être. Eh bien, puisque
tu ne veux pas de celle-là, ce sera la première que
nous rencontrerons i présent.
— J'aime mieux cela, car je pense qu'il nous
sera difficile de rencontrer plus mal.
Et ils continuèrent leur route et ne tardèrent
pas-à rencontrer ime vieille fille, appuyée sur un
bâton, le chef branlant, les yeux chassieux, et plus
sale encore que la première. Noire Sauveur, en
la "voyant, sourit, et se tournant vers Pierre il lui
dit:
24 LÉGENDES CHRÉTIENNES
— Eh bien I voici alors ta femme !
— Jamais, répondit Pierre, en détournant la
tête et en faisant une horrible grimace. Mieux,
valait encore la première ; mais je ne veux ni de
l'une ni de l'autre.
— Je te trouve bien difficile, mon ami ; mais,,
n'importe. La première que nous rencontrerons, à
présent, il faudra que tu la prennes, quelle qu'elle
soit.
— Je le veux bien, et, quoi qu'il arrive, ce ne
sera toujours rien de pis.
Et ils continuèrent leur route et rencontrèrent
bientôt une autre vieille, courbée sur un bâton
noueux et ayant bien de la peine à traîner un
pied devant l'autre ; elle était, de plus, bossue,,
borgne, n'avait dans la bouche que deux dents
longues et noires et qui tremblaient à chaque pas
qu'elle faisait. On eût dit une véritable sorcière.
Et avec cela elle était couverte de haillons si sales,
si puants, que rien que de la voir donnait la
nausée.
— Pour le coup, Pierre, voici ta femme, dit
notre Sauveur.
Le pauvre Pierre poussa un grand soupir, dé-
tourna la tête de dégoût et ne dit pas un seul mot.
— Il n'y a pas à dire, reprit notre Sauveur, il
faut que tu l'épouses, puisque tu as dédaigné les
deux autres, qui valaient peut-être mieux. Vous
DE LA BASSE-BRCTAGNE 2^
serez mariés dans le prochain bourg que nous ren-
contrerons.
Ils continuèrent leur route, accompagnés* de \sl
vieille qui, malgré son âge et son état misérable^
était tout heureuse de trouver à se marier enfiiu
Mais Pierre ne voulait pas marcher à côté d^elle,
ni même la regarder ; et notre Sauveur le plaisan*
tait et le priait d'être plus galant avec sa fiancée,,
et de lui donner le bras. II marchait à quelques
pas derrière, la tête basse et tout triste.
Ils arrivèrent ainsi à une forge. Il y avait là
un forgeron très-renommé dans le pays, et à qui
Ton ne parlait qu'avec respect et en l'appelant
toujours ; grand forgeron, le jMremier de tous les
forgerons.
— Entrons un peu dans cette forge, dit notre
Sauveur à ses compagnons de route.
Ils entrèrent tous les quatre, et Jésus-Christ dit
au maître forgeron :
T- Me permettrez-vous, forgeron, de faire une
trempe saine (i) sur votre enclume, car moi aussi
je suis forgeron.
Le forgeron regarda d'un air dédaigneux celm
qui lui parlait de la sorte, haussa les épaules et
ne répondit point. Mais son aide dit :
(i) A rapprocher de la légende de saint Éloi, que Ton trou-
vera plus loin.
26 LÉGENDES CHRÉTIENNES
— Ce n'est pas de la sorte, mon brave homme,
que l'on parle à mon maître, car sachez bien que
c'est le premier forgeron qui soit au monde, et
qu'il n'y en a pas un autre qui l'égale, ni même
qui en approche.
— Comment donc faut-il parler à votre
maître?
— De cette façon, le chapeau à la main :
« Salut à vous, grand forgeron, maître forgeron,
le premier des forgerons; auriez-vous la bonté
de me permettre de faire une trempe saine sur
votre enclume?»
— C'est bien, répondit notre Sauveur ; je vais
alors lui parler comme vous dites.
Et, son chapeau à la main, il dit :
— Salut à vous, forgeron, maître forgeron, le
premier des forgerons; auriez-vous la bonté de
me permettre de faire une trempe saine sur votre
enclume?
— Avec plaisir, à présent que vous me parlez
comme il convient, répondit le forgeron.
La mère du forgeron, vieille et caduque, se
chauffait auprès du feu. Jésus-Christ la pria de
s'éloigner un peu, et, prenant alors la fiancée de
saint Pierre, il la jeta dans la fournaise.
— Jésus, que fais-tu là, méchant? s'écria la
mère du forgeron en voyant cela.
— Laissez-moi faire, grand'mère, et ne vous
DE LÀ BASSE-BRETAGNE 27
inquiétez de rien; c'est pour son bien, comme
vous le verrez bientôt.
— A la bonne heure I pensait saint Pierre ; me
voilà délivré de la vieille sorcière.
Peu après, notre Sauveur retira la vieille du
feu avec des tenailles, et, la mettant sur Ten-
clume, comme une masse de fer rouge que Ton
retire de la fournaise, il dit :
— Allons, prenez-moi chacun un marteau, et
frappez ferme !
Et ils prirent tous des marteaux et battirent
la vieille sur Tenclume, tout comme si c'eût
été du fer ; saint Pierre surtout frappait de bon
cœur.
Puis, notre Sauveur la remit au feu, puis Ten
retira, et on la battit de nouveau sur Tenclume.
Et» ainsi par trois fois. La fiancée de Pierre, à
force de passer au feu et d'être battue sur Ten-
clume, perdit sa bosse et ses autres difformités,
et devint une femme jeune, belle et gracieuse,
si bien que voilà tous les assistants émerveillés.
— Eh bien! forgeron, maître forgeron, le pre-
mier des forgerons, êtes-vous capable d'en faire
autant? demanda notre Sauveur au maître de la
forge.
11 ne répondit rien et ne revenait pas de son
étonnement.
— Alors, bien que vous vous fassiez appeler
28, LÉGENDES CHRÉTIENNES
maître forgeron, le premier des forgerons, vous
avez trouvé votre maître, il me semble?
— C'est possible ; mais j'essaierai quand même,
car j'ai de la peine à croire qu'il existe un forge-
ron au monde capable de faire quelque travail
du métier que je ne puisse faire moi-même.
Les trois voyageurs partirent alors, et la jolie
femme les suivit.
Saint Pierre était tout heureux, à présent, de
se voir une fiancée si jeune et si belle, et il ne se
faisait plus prier pour approcher d'elle. A peine
eurent-ils quitté la forge, que le maître forgeron
dit:
— Je ferai aussi ce qu'a fait cet homme-là, et il
ne sera pas dit que j'ai trouvé encore mon maître.
Et, prenant sa vieille mère, il la jeta au feu.
Mais, hélas 1 quand il la retira de la fournaise
pour la battre sur l'enclume, à chaque coup qu'ils
frappaient, lui et son compagnon, le sang jaillis-
sait de tous côtés avec des morceaux de chair
rôtie et d'os broyés. Et ils frappaient de plus
belle ; mais ils avaient beau faire, ils ne voyaient
pas arriver la femme jeune et belle qu'ils atten-
daient. Voilà le forgeron désolé d'avoir tué sa
mère, et inquiet des suites qui pouvaient en
résulter pour lui. Il courut après les trois étran-
gers. Il les vit de loin qui gravissaient une côte
et leur cria ;
DE LA BASSE-BRETAGKE ^9
— Hé ! hé ! ne m'entendet-vous pas, seigneurs
étrangers?..,
Bs entendaient bien, mais ils faisaient exprès la
sourde oreille et continuaient de marcher. Alors
le forgeron changea de langage, et il criait :
— Maître, cher maître, au nom de Dieu!...
— Qu'y a-t-il, mon brave homme ? demanda
enfin Notre-Seigneur. Et il s'arrêta.
— Hélas ! il m'est arrivé un grand malheur !
— Que vous est-il donc arrivé, maître forge-
ron, le premier des forgerons ?
— Ma mère, ma pauvre mère est morte !
— Comment cela ?
— Hélas I j'ai voulu faire comme vous pour la
rajeunir, et je l'ai tuée !
— Comment I ne m'aviez-vous pas dit que vous
étiez maître forgeron et que vous n'aviez pas
votre pareil au monde?
— Hélas ! oui; mais, d'après ce que je vois, je
ne sais rien au prix de vous; je vous demande
pardon.
— Aimiez-vous bien votre mère ?
— Oh 1 oui, je l'aimais bien, sûrement.
— Et vous la regrettez ?
— Oui, je la regrette du fond du cœur ; ren-
dez-moi ma pauvre mère I
— Eh bien, retournez à la maison, et vous y re-
trouverez votre mère en vie et bien portante. Mais,
30 LÉGENDES CHRÉTIENNES
une autre fois, soyez plus modeste, et ne dites
pas que vous n'avez pas de maître sur la terre.
Le forgeron revint à sa forge et y trouva sa
mère qui se chauffait, assise sur son escabeau de
bois, au coin du feu, selon son habitude ; et ce
fut une bonne leçon pour lui d'être moins or-
gueilleux, à l'avenir.
— Et saint Pierre fut-il marié? demanda un
des auditeurs.
— L'histoire ne le dit pas, répondit la conteuse ;
mais je crois pourtant qu'il fut marié, car j'ai
entendu parler du fils de saint Pierre, et il existe
même un joli conte qui porte ce titre (i).
vm
PORPANT.
|L y avait une fois (c'était du temps que
notre Sauveur Jésus-Christ voyageait en
Basse-Bretagne, accompagné de saint
Pierre et de saint Jean) un homme riche qui
(i) On trouvera ce conte plus loin, sous le titre de : Le Fils
de saint Pierre.
DE LA BASSE-BRETAGNE 3I
n'aimait que l'argent, et cette passion avait en-
durci son cœur et en avait fidt une pierre, pour
ainsi dire. Son nom était Porpant.
Notre Sauveur allait par le pays, prêchant par-
tout la charité. Or, Porpant l'ayant entendu dire,,
dans un de ses sermons, que celui qui donnerait
au pauvre en serait un jour récompensé et rece-
vrait trois fois ce qu'il aurait donné, il prêta l'o*
reille et se dit en lui-même :
— Voilà mon affaire! J'ai à la maison; dans
un coin de mon armoire, soixante écus dont
je ne fais rien, et j'aimerais bien à en avoir
trois fois autant : cent quatre-vingts écus, c'est
une jolie somme celai Je vais donc distribuer
mes soixante écus aux pauvres, puisque ce pro-
phète, de l'avis de tout le monde, ne dit ja-
mais que la vérité et fait tous les jours des mi-
racles.
Et il fit publier par le pays que tous les pauvres
étaient invités à se rendre chez lui, le lendemain,,
pour qu'il leur distribuât une somme de soixante
écus. Tout le monde fut bien étonné.
Comme bien vous pensez, les pauvres ne man-
quèrent pas de venir. Il en vint de tous les côtés,
de tout âge et de toute misère. Et Porpant leur
distribua ses soixante écus, jusqu'au dernier liard.
Puis il attendit, plein de confiance.
Le lendemain matin, en se levant, il courut à son
$2 LÉGENDES CHRÉTIENNES
araioÎTC, pour voir si l'argent promis était arrivé.
Mais rien n'était encore venu.
— Ce sera sans doute pour demain, se dit-il.
Mais le lendemain, rien encore, et le troisième
ioar pas davantage. Si bien que Porpant était
•déjà fort inquiet, et il se demandait :
— Est-ce que cet homme m'aurait trompé?
Oui, sans doute. Ah! je suis ruiné, alors; je suis
le plus malheureuK des hommes ! Mais il faut que
je le retrouve, ce faux prophète 1
Et il se mit à la recherche du prédicateur
étranger. Il le rencontra qui se rendait à un bourg,
-dans les montagnes, avec ses deux compagnons.
Un agneau dont on leur avait fait cadeau, dans
xin village voisin, les suivait.
Porpant alla droit à notre Sauveur, et, l'apos-
trophant d'un ton brusque ;
— Vous avez dit, dans votre sermon de
dimanche dernier, que celui qui donnerait aux
pauvres recevrait trois fois ce qu'il aurait donné.
J'avais à la maison soixante écus, dans le coin de
mon armoire ; je les ai distribués aux pauvres, et je
n'ai encore rien reçu. Et pourtant, voici le qua-
trième jour que j'ai donné mon argent. Est-ce
•que vous vous seriez moqué du monde ?
— Non, Porpant, lui répondit Jésus avec dou-
ceur; mais, patientez un peu, et vous verrez qu'il
€n arrivera comme j'ai dit. N'ayez donc pas d'in-
DE LA BASSE-BRETaGNE 35
•quiétude à ce sujet ; votre argent se retrouvera.
JEmmenez, en attendant, cet agneau; faites-le
cuire, et nous irons le manger, ce soir, dans
votre maison.
— A la bonne heure ! répohdit Porpant.
Et il retourna chez lui, rassuré et emmenant
Tagneau, pendant que les trois autres allaient
prêcher la parole de Dieu, dans un bourg voisin.
Porpant, de retour à la maison, tua Tagneau,
récorcha, puis il le mit à la bruche devant un
bon feu. Il était tendre et appétissant.
— Cet agneau doit être bien bon I se disait-il,
en le regardant cuire; j'en aurai aussi ma part,
^ans doute.
Quand il le crut cuit à point, il le retira du
feu, le débrocha et le déposa sur un plat. Et il se
léchait les doigts, et Teau lui en venait à la bouche
en le regardant.
— Et quand j'en mangerais un morceau, pour
voir s'il est cuit à point ? se disait-il. Je m'y
prendrai, du reste, de telle façon qu'ils n'en sau-
ront rien. Tiens ! voici précisément un morceau
qu'on peut détacher sans qu'il y paraisse et qui
■doit être excellent.
Et il le détacha et le mangea. C'était le cœur.
Peu de temps après, les trois étrangers arrivè-
rent. L'appétit était bon, car ils avaient marché
beaucoup. Aussi, se mit-on tout de suite à table.
3
34 LÉGEKDES CHRÉTIENNES
Porpant fut aussi invité à partager leur repaSr
Chacun taillait et découpait où il lui plaisait, et
Ton faisait honneur à la cuisine de Porpant»
Notre Sauveur, seul, paraissait triste et ne man-
geait pas.
— Eh bien ! vous ne mangez donc pas, vous ?
lui dit Porpant brusquement.
— Si... si, je vais manger aussi.
Et il cherchait quelque chose dans le plat et
semblait contrarié de ne pas trouver ce qu'il cher-
chait.
— Q.ue cherchez- vous donc? lui demanda
Porpant.
— Le cœur; j'aime beaucoup le cœur, moi.
— Le cœur? Je n'ai pas vu de cœur. Il n'avait
pas de cœur, cet agneau-là I
— Excusez-moi, Porpant ; il devait avoir un
cœur, comme tous les autres agneaux, car Dieu
•n'a créé ni homme ni animal sans un cœur.
— Je vous assure, moi, qu'il n'avait pas de
cœurl reprit Porpant avec vivacité.
Pendant qu'ils étaient encore à table, arriva la
dame d'un château voisin, qui était riclie, mais
qui avait perdu la vue. Elle avait consulté des
médecins et des savants renommés, et nul ne
pouvait la guérir. Elle se jeta, en pleurant, aux
pieds de notre Sauveur et lui promit une somme
DE LA BASSE-BRETAGNE 35
d'argent considérable, s'U lui rendait la vue. Sa
douleur était grande et sa foi aussi. Notre Sau-
veur en fut touché. Il la prit par la main et la
releva. Puis, mettant sa main droite sous la se-
melle de sa chaussure, il la retira aussitôt, la
passa ensuite légèrement sur les yeux de la dame,
et la vue hii fut rendue.
Dans sa joie et son bonheur de revoir la
lumière du soleil béni, elle voulait donner toute
sa fortune à celui qui l'avait guérie. Notre Sau-
veur lui prit cent écus seulement. Porpant, en
voyant cela, ne put s'empêcher de dire :
— Cette dame est très-riche. Que ne lui de-
mandez-vous cinq ou six mille écus ! Elle vous
les donnerait aussi bien.
— Bah ! Porpant, c'est assez pour la peine que
j'ai eue; vous avez vu comme cela m'a été fa-
cile.
Qpand la dame fut partie, notre Sauveur dit :
— Je vais, à présent, partager cet argent entre
nous quatre.
Il en fit cinq parts et mit vingt écus dans cha-
cune. Porpant, voyant cela, dit :
— Ce n'est pas bien partagé ainâ. Nous ne
sommes que quatre; pourquoi faire cinq parts
alors?
— Celui qui a mangé le cœur de l'agneau aura
deux parts, répondit notre Sauveur.
36 LÉGENDES CHRÉTIENNES
— C'est moi ! c'est moi I s*écria aussitôt Por-
pant.
— Comment, Porpant, vous m'aviez assuré
que vous ne l'aviez pas mangé et que l'agneau
n'avait pas de cœur I
— Si 1 si ! je l'ai mangé ; c'est bien moi.
— Alors, prenez deux parts.
Et Porpant prit deux parts et les mit dans sa
poche. Puis les trois étrangers se remirent en
route.
Porpant avait observé, avec beaucoup d'atten-
tion, comment notre Sauveur s'y était pris pour
rendre la vue à la dame aveugle, et il se disait :
— N'est-ce que cela? ce n'est pas difficile. Je
suis sûr, à présent, de gagner beaucoup d'argent,
et cela sans mal. Je vais me mettre à voyager
pour rendre la vue aux riches marchands, aux
nobles, aux princes et aux rois qui en sont privés,
et en peu de temps je deviendrai très-riche.
Et il se rendit tout droit à Paris. Dès le lende-
main de son arrivée, il fit publier par toute la
ville qu'un médecin étranger venait d'arriver qui
rendait la vue à tous ceux qui en étaient privés,
que ce fût de naissance ou par accident, et cela
sans leur causer la moindre douleur.
Il se trouvait que la fille unique du roi avait
les yeux malades depuis quelque temps, et elle
était menacée de perdre la vue complètement.
DE, LA BASSE-BRETAGNE 37
Tous les médecins et les chirurgiens du royaume
l'avaient visitée, sans pouvoir lui apporter aucun
soulagement. On fit venir aussi Porpant, et on lui
promit de l'or et de l'argent autant qu'il en pour-
rait porter, s'il guérissait la princesse.
— Cela commence bien ! se disait Porpant en
lui-même, tant il se croyait sûr du succès.
Il examina les yeux de la princesse, comme s'il
s'y connaissait, et dit ensuite avec une grande
assurance :
— Ce n'est que cela? et vos médecins et vos
chirurgiens ne peuvent pas guérir un mal si léger?
Ah I vraiment, ce sont des ànQS I Vous allez voir
comme c'est facile.
Et il passa sa main droite sous sa chaussure,
comme il l'avait vu faire à notre Sauveur, puis il
en frotta les yeux de la princesse.
— Vous devez voir à présent ? lui dit-il alors.
— Non, je ne vois pas mieux, répondit-eUe.
Et il passa de nouveau la main sous sa chaus-
sure et frotta plus fortement les yeux de la prin-
cesse.
— Et à présent? lui demanda-t-il encore.
— Hélas ! je ne vois pas mieux.
Et le voilà de repasser la main sous sa chaus-
sure et de frotter encore les yeux de la prin-
cesse, et si rudement que, n'y pouvant tenir, elle
criait :
38 LÉGENDES CHRÉTIENNES
— Assez ! cessez, je vous en prie I vous me
rendrez tout à fait aveugle I
C'est ce qu'il fit, en effet, et si la princesse
voyait peu auparavant, à présent elle ne voyait
plus du tout. Jugez de la colère du roi I Porpant
fut jeté dans une basse-fosse, en attendant qu'on
le fît mourir, le lendemain.
Un peu avant l'heure fixée pour son supplice,
le prédicateur étranger (notre Sauveur) arriva au
palais avec ses deux compagnons, et il parla ainsi
au roi :
— Mettez en liberté l'homme que vous avez
fait jeter en prison hier, et je rendrai la vue à la
princesse.
Le roi répondit :
— Commencez par rendre la vue à ma fille,
car je n'ai plus aucune confiance en la science des
médecins.
Notre Sauveur se contenta de toucher du bout
des doigts les yeux de la princesse et de lui dire :
— Regardez ; ne voyez-vous pas ?
— Oui, je vois! je vois!.... s'écria-t-elle en
levant ses mains et ses yeux vers le ciel.
Et aussitôt la joie succéda à la tristesse dans
tout le palais.
Porpant fut alors remis en liberté, et notre
Sauveur lui dit :
— Retournez chez vous, Porpant ; soyez chari-
DE LA BASSE-BRETAGNE 39
table envers les pauvres, et n'essayez plus jamais
de faire ce que nul autre que Dieu ne peut faire.
— Et mes soixante écus triplés ? demanda-t-il
•encore.
— Contentez-vous, quant à présent, de les
avoir doublés, puisque vous avez eu deux parts
dans le partage des trois cents écus de la dame
aveugle à qui j'ai rendu la vue; plus tard, ils
pourront être triplés dans le ciel.
Porpant retourna à la maison, un peu confus,
•et il reconnut alors seulement que le prédicateur
étranger n'était autre que le bon Dieu lui-
même (i).
(Conté par MarpuriU Philippe, de Plu^nit, Câta-dvrNord.)
L'épisode du cœur mangé se retrouve aussi presque mot pour
mot dans le Sac de la Ramée, conte de Deulin. C'est le cœur
•d'un lièvre, au lieu de celui d'un agneau.
Il en est de même de Tépisode final ; seulement, au lieu de 1a
^érison d'une fille malade de la vue, ' c'est un mort que saint
Pierre ressuscite. La Ramée veut ressusciter le fils du duc de Bra-
dant, qui est mort ; mais il oublie les paroles sacramentelles, et
il va être pendu, quand saint Pierre arrive aussi k son secours.
^i) On peut rapprocher l'épisode de l'agneau sans cœur de
Porpant d'une légende analogue que l'on trouve dans le Gesta
Komanorum, ch. lxxxi, de l'édition Jannet, 1863. En voici un
résumé :
Le jardinier d'un roi surprit, une nuit, un sanglier qui rava-
^eait son jardin, et il lui coupa l'oreille gauche et le laissa aller.
L'animal revint pourtant à la charge la nuit suivante, et le jar*
40 LÉGENDES CHRÉTIENNES
IX
SAINT PHILIPPE.
[OTRE Sauveur Jésus-Christ voyageait en
Basse-Bretagne, accompagné de quelques-
uns de ses apôtres, entre autres saint
Pierre, saint Jean et saint Philippe.
Un jour, ils se trouvèrent dans une belle vallée
où il y avait une fontaine à Teau fraîche et lim-
pide, et ils s'assirent sur le gazon, à Tombre d'un
chêne, pour se reposer un peu. Le soleil était
brûlant, et les oiseaux chantaient sur les branches^
au-dessus de leurs têtes. Saint Philippe dit :
dinier lui coupa l'oreille droite et le laissa encore partir en liberté.
Il revint une troisième fois, et le jardinier lui coupa la queue,
« par quoy le porcel saillit et cria fort. » Il se fit pourtant
prendre une quatrième fois dans le même jardin, et le jardinier le
perça d'une lance, « puis le bailla au cuysinier pour habiller pour
la bouche du roy. Le roy aimoit fort le cueur des bestes. Entre
toutes choses, le cuysinier voyant le coeur du sanglier gras et en
point, le mangea. Q}iand le roy fut du sanglier servi, il demanda
le cueur. Les serviteurs furent au cuysinier pour avoir le cueur,
mais le cuysinier dit : — Dictes au roy que le sanglier n'en avoit
point, et je le prouverai par bonnes raisons. — Le roy sceut sa
responce, puis le fist venir pour ouyr ses raisons. Disoit le roy r
— Je ne sache beste qui n'ait cueur. Dist le cuysinier : — Sire»
DE LA BASSE-BRETAGNE 4I
— Quel bel endroit pour y bâtir une chapelle I
— C'est vrai, répondirent saint Pierre et saint
Jean.
— Seriez-vous content, maître, de nous voir
bâtir une petite chapelle id ? demandèrent-ils à
notre Sauveur.
— Oui, répondit-il, mais à la condition que
vous n'y travaillerez pas le dimanche.
— C'est entendu, nous n'y travaillerons pas le
dimanche.
— Alors, vous pouvez vous y mettre; pendant
ce temps-là, moi, j'irai faire un tour dans les mon-
tagnes de la Cornouaille, et, quand je reviendrai»
je verrai ce que vous aurez fait.
Notre Sauveur se dirigea donc vers les mon-
tagnes de la Cornouaille, et saint Pierre, son
vous me devez ou3rr : toute cogitation procède du cueur, pourquoy
bien s'ensuyt que s'il n'y a point de cogitation en aucune créa-
ture, qu'il n'y a point de cueur. Ce sanglier est entré par quatir
fois au ve^gier, et chacune fois je luy ay ostè ung de ses mem-
bres. S'il eust eu un cueur, à chacusne fois n'eût-il pas cogité et
pensé que s'il retournoit qu'il seroit toujours pugny? Quand je
luy couppay l'aureille premièrement, devoit-il pas penser k ne
retourner plus? Il ne l'a pas fait. Et quand ]e le trouvay, ta
seconde fois, devait-il pas penser à son aureille perdue, semUa-
blement toutes les autres fois? Et ainsi cecy considère que le san-
glier a esté sans cogitation de ses membres perdus. Je dys, pour
ma conclusion, qu'il n'a point de cueur.
« Le roy approuva bonnes ses raisons, et évada subtillement
le cuysinier. ».
42 LÉGENDES CHRÉTIENNES
grand ami, raccompagna. Philippe et Jean res-
tèrent pour bâtir la chapelle. Us allèrent de tous
côtés chez les habitants du pays, pour les prier de
leur venir en aide, et tous leur donnèrent quelque
chose, selon leurs moyens : les uns des chevaux
«t des charrettes pour charroyer dos pierres;
d'autres donnèrent du bois et d'autres de l'ar-
gent ; d'autres, comme les maçons, les charpen-
tiers, les couvreurs, vinrent travailler eux-mêmes,
<t de cette façon fut construite une belle chapelle,
en peu de temps.
Qjiand notre Sauveur revint, un samedi soir,
tout était terminé ; il ne manquait plus qu'une
croix sur le sommet du clocher. Le dimanche
matin, saint Philippe dit à saint Jean et à saint
Pierre :
— Nous avons oublié une chose : il manque
encore une croix sur le haut du clocher ; il faudra
en mettre une, avant de prier notre maître de
bénir la chapelle.
— C'est vrai, répondirent les deux autres; mais
c'est aujourd'hui le dimanche, et le maître, vous
le savez bien, nous a bien recommandé de ne pas
travailler ce jour-là.
— Je le sais bien; mais, poser une croix sur le
sommet du clocher d'une chapelle, ce n'est pas
travailler; cela peut très-bien se faire un
dimanche.
DE LA BASSE-BRETAGNE 43
— Je pense comme vous, dit saint Jean ; et
vous, Pierre?
— Moi, je ne dis rien, répondit saint Pierre.
Saint Philippe se hâta de faire une croix de
bois, puis, montant sur le clocher, il la fixa au
sommet.
Alors ils prièrent notre Sauveur de visiter la
nouvelle chapelle et de vouloir bien la bénir.
Jésus-Christ trouva tout très-bien, et leur témoi-
gna son étonnement de voir ce qu'ils avaient fait
en si peu de temps.
— Vous n'avez pas travaillé le dimanche ? leur
demanda-t-il.
— Non, maître, nous n'avons pas travaillé le
dimanche.
— Du tout, du tout ?
— Non, vraiment... si ce n'est pourtant la croix
qui a été montée, ce matin, sur le sommet du
clocher.
— Ah ! c'est assez ; je vous avais bien recom-
mandé de ne faire aucun travail le dimanche ; à
présent, il faudra mettre le feu à la chapelle.
— Comment? maître, incendier notre chapelle,
qui est si jolie, et qui nous a coûté tant de peine 1. . .
— Oui, il faudra la brûler. Qjii a fait la croix?
— C'est moi, maître, répondit saint Philippe.
— Eh bien I Philippe, alors, c'est aussi vous qui
y mettrez le feu.
44 LÉGENDES CHRÉTIENNES
Et il fallut que Philippe, à son grand regret,
mît le feu à la chapelle. Mais l'incendie se pro-
pagea avec tant de rapidité qu'il ne put sortir, et il
y périt. Tout fut réduit en cendres, en un clin-
d'œil.
— Le pauvre Philippe I dit alors notre Sauveur,
Mais voyons si nous ne trouverons aucun débris
de lui, quelque ossement calciné.
Et ils se mirent à chercher tous les trois parmi
les cendres. Notre Sauveur trouva un os calciné,
qui avait la forme d'une cuiller à manger de la
soupe, et il le mit dans sa poche. Puis ils se re-
mirent en route. Ils n'étaient plus que trois.
Quand la nuit vint, ils demandèrent à loger chez
un riche fermier. Ils y furent bien accueillis, et on
leur prépara à chacun une écuellée de soupe pour
leur souper. Comme la servante leur présentait
leurs écuelles :
— Tiens 1 dit-elle, vous êtes trois, et je n'ai
pris que deux cuillers; je vais en chercher une
troisième.
— Ce n'est pas la peine, dit notre Sauveur ;
moi, j'ai ma cuiller avec moi, dans ma poche.
Et il tira de sa poche l'os qu'il avait recueilli
parmi les cendres de la chapelle incendiée et qui
avait pris la forme d'une cuiller. Puis il demanda
à la servante :
— La soupe est-elle bonne?
DE LA BASSE-BRETAGNE 45
— Je pense que oui, répondit-elle.
— L'avez-vous goûtée ?
— Non.
-^ Eh bien ! mangez-en une cuillerée pour voir.
Et il présenta une cuillerée de soupe à la ser-
vante, qui avala la cuiller avec la soupe.
— Jésus, mon Dieu I s'écria-t-elle, j'ai avalé la
cuiller 1 je ne sais comment cela est arrivé.
Et elle était toute honteuse.
— Bah ! peu importe ; donnez-moi une autre
cuiller, dit notre Sauveur.
Le lendemain, de bonne heure, les trois voya-
geurs se remirent en route.
Quelque temps après que ceci s'était passé, la
servante se trouva enceinte, -et elle fut renvoyée
de la ferme, comme une fille de mauvaise vie. Elle
ne put trouver à se placer nulle part, vu l'état où
elle était, et elle fut réduite à mendier de porte
en porte. Quand on lui demandait qui était le
père de son enfant, elle répondait toujours :
— Je ne sais pas ; c'est arrivé par la volonté de
Dieu.
Quand son temps fut venu, elle accoucha, dans
une étable, sur la paille. Elle donna le jour à un
fils, un enfant superbe. Il fut baptisé, et on lui
donna le nom de Philippe, parce qu'il naquit le
jour de la fête de saint Philippe.
46 LÉGENDES CHRÉTIENNES
Un an ou deux plus tard, notre Sauveur
repassa par ce pays avec saint Pierre et saint Jean»
et ils logèrent encore dans la même maison que
la première fois. Notre Sauveur demanda à la maî-
tresse de la maison :
— Où est la servante qui était ici, quand nous
passâmes, l'autre fois?
— Je l'ai renvoyée, répondit la maîtresse; ce
n'était pas une honnête fille: elle a eu un enfant.
— Savez- vous où elle est, à présent?
— Sa situation est bien triste ; elle n'a pas
trouvé à se replacer en quittant notre maison, et
elle habite avec son enfant dans une petite hutte
d'argile, au bord de la route, où elle vit misé-
rablement des aumônes des gens charitables.
— Sait-on qui est le père de son enfant?
— Non ; quand on l'interroge à ce sujet, elle
répond toujours que Dieu seul est cause de tout,
et elle ne se plaint jamais de son sort.
Le lendemain matin, les trois voyageurs se
rendirent à la hutte de la servante. Quand ils y
arrivèrent, elle était à filer sur son rouet, tout en
chantant. L'enfant jouait au seuil de la porte, et
aussitôt qu'il aperçut notre Sauveur, il courut à
lui et le prit par sa robe en disant :
— Mon père 1
— Qui est le père de l'enfant? demanda Jésus*
Christ à la mère.
DE LA BASSE-BRETAGNE 47
— Je ne sais pas, répondit-elle; Dieu me Ta
envoyé, et je ne lui connais pas d'autre père.
— Voudriez-vous le donner à Dieu, dès à présent?
— Je suis bien pauvre, et j'ai bien de la pdne à
vivre, et pourtant je ne voudrais pas voir mon
enfant mourir.
— £h bien I c'est moi qui suis son père ; donnez-
le-moi, et retournez à la maison où vous serviez,
et vous y serez bien reçue. Vous êtes en ce moment
aussi pure et aussi vierge que vous le fûtes jamais.
La fille retourna à la maison où elle servait
auparavant, et elle y fut bien reçue. Quant à son
enfant, il suivit notre Sauveur. Mais il crût sou-
dainement et parut avoir une trentaine d'années,,
et saint Pierre et saint Jean reconnurent que
c'était saint Philippe lui-même, et ils éprouvèrent
une grande joie de le retrouver, et ils continuèrent
leur route tous les quatre, comme devant.
(Comié jHur Marguerite PJnlifpe.)
Dans le conte égyptien des Deux frères^ recueilU sur un pa-
pyrus et traduit par M. Maspero (il se trouve dans son volume
de : Contes égyptiens, de la collection Maisonneuve), une princesse
devient en'einte parce <)u'un copeau lui a volé dans la bouche.
Ce copeau était venu d*un arbre qui était une des transformations
de Batou (un des frères), lequel revint au monde sous la forme de
son propre fib et monta sur le trône.
Cf. aussi plusieurs similaires cités par M. Husson, Cbatne ira-
ditionnelUy p. 94-9), entre autres une légende galloise du Mabi-
50 LÉGENDES CHRÉTIENNES
Il fallait passer une petite rivière pour aller à la
lande, et, comme il n'y avait pas de pont dessus,.
Jannig était obligé de charger ses moutons sur
ses épaules et de leur faire ainsi passer la rivière^
l'un après l'autre, car les moutons sont comme
les chats, ils n'aiment pas l'eau.
Quand vint le printemps, Jannig, qui n'était ni
un sot ni un paresseux, songea à construire lui-
même un pont sur la rivière, pour faire passer ses
moutons et n'être plus obligé d'entrer dans l'eau
glacée, pendant l'hiver. Il se mit donc au travail
avec courage, avançant un peu chaque jour, si bien
que, pour la fête de la sainte Vierge, à la mi-août^
le pont était entièrement terminé.
En ce temps-là. Notre Sauveur Jésus-Christ
voyageait en Basse-Bretagne, avec une partie de
ses apôtres. Un jour qu'il était seul avec saint
Pierre, son grand ami, ils arrivèrent au pont de
Jannig, vers midi.
— Tiens ! s'écria saint Pierre, on a construit un
pont sur la rivière, depuis la dernière fois que
nous avons passé par ici. Qui donc a fait cela ?
N'importe, nous en profiterons pour passer l'eau,,
à pied sec, plus heureux que l'autre fois.
Et ils passèrent sur le pont. Quand ils furent
de l'autre côté de l'eau, ils aperçurent Jannig assis
au bord de la rivière, laissant pendre ses pieds
au fil de l'eau claire et écorchant une baguette
DE LA BASSE-BRETAGNE 51
de coudrier, tout en sifflant et chantant tour à
tour.
— Bonjour, mon enfant, lui dit notre Sauveur ;
ton petit cœur est bien gai.
. — Bonjour à vous, mes gentilshommes (il les
prenait pour des gentilshommes), répondit Ten-
fant; il fait si beau vivre, aujourd'hui que le bon
Dieu daigne nous envoyer son soleil béni !
— Dis-moi, mon enfant, reprit notre Sauveur,
sais-tu qui a fait ce pont neuf?
— C'est moi, messeigneurs, répondit Jannig,
pour faire passer mes moutons, et aussi pour la
commodité des honnêtes gens comme vous, qui
ne seront plus obligés de se mouiller les pieds.
— Ton langage me plaît, mon enfant, et je
voudrais faire quelque chose pour toi; fais-moi
trois demandes, celles que tu voudras, et je te les
accorderai.
— N'importe ce que je demanderai?
— N'importe ce que tu demanderas, pourvu
cependant que ce ne soit rien de mal.
— Vous voulez vous moquer de moi, je pense ;
il n'y a que le bon Dieu qui puisse faire cela.
— Demande toujours, dit saint Pierre; tu ne
sais pas à qui tu parles.
— Eh bien, reprit Jannig, je demande premiè-
rement que tout ce que je souhaiterai s'accom-
plisse aussitôt.
$2 LÉGENDES CHRÉTIENNES
<*- Accordé, reprit le bon Diea.
— En second lieu, je demande...
--^ Demande le paradis, dit saint Pierre en Tin-
lerrompant.
— Ahl oui, du pain doux (x); il me semble
que j'^i ai assez de pain doux comme cela! Ma
marâtre ne met jamais un grain de sel ni dans
mon pain ni dans ma soupe... Je demande donc,
en second lieu, un arc avec lequel j*atteindr^i tout
ce que je viserai.
«-* Accordé, répondit encore le bon Dieu ; mais,
au moins garde-toi de te servir de ton arc pour
faire le mal.
•^ Et enfin, en troisième lieu, je demande....
-^ Le paradis 1 dit encore saint Pierre.
— Laissez-moi donc tranquille, vous, avec
votre pain doux... Je demande, en troisième
lieu, une flûte qui fera danser, malgré eux, tous
ceux qui Tentendront, quand j'en jouerai.
— Accordé 1 dit encore le bon Dieu ; je t'ac-
corde tes trois souhaits; mais n'en abuse pas
pour faire du mal à personne, et nous nous
reveiTOBs eiicor^^ un jour. Au revoir donc, mon
enfant.
(i) Il y « ici un. je\i de mots intraduisible en français, et qui
roule sur Tassonnance que présentent les mots iaradox, qui
signifie paradis, et bara dou^f qui signifie du paindouxijfa sans sel.
DE LA BASSE-BRETAGNE 5^
Et les deux voyageurs continuèrent leur route^
tout en causant.
Jannig, resté seul, se demandait qui pouvaient
être ces deux étrangers, qui avaient fort bonne
.mine, et qui lui avaient cependant dit des choses
si étranges.
— Sans doute qu'ils ont voulu se moquer de
moi, pensait-il ; n'importe, voyons un peu. J'ai
faim, et je n'ai là qu'une croûte de pain d'orge
tout moisi... Si pourtant ce qu'ils m'ont dit pou*
vait être vrai t . . . Ils avaient l'air d'honnêtes gens. . .
Il y a bien longtemps que je n'ai pas Eût de bon
repas I Avant que mon père se fût remarié, j'avais
quelquefois du pain blanc, des crêpes et un mor-*
ceau de lard, et même des saucissses et des hcm^
dins ! Ah 1 si je pouvais voir toutes ces bonnes
choses, à l'ombre de ce hêtre 1...
Et, aussitôt le souhait formé, il vit toutes ces
choses, sur une nappe blanche étendue sur le
gazon, à l'ot^re du faècre. 11 en fut si étonné»
qu'il resu à les contempler, immobile, et là
bouche et les yeux grands ouverts. Il croyait
rêver. Il s'approcha doucement, et comme s'il
craignait que tout s'envolât et disparût au moindre
bruit. Quand il fut près de ces mets délicieux,
dont la vue et l'odeur lui faisaient venir l'eau à
la bouche, il regarda de tous côtés, et, ne voyant
personne, il prit une saucisse et y mordit à belles
54 LÉGENDES CHRÉTIENNES
dents. C'était bien une vraie saucisse; elle était
délicieuse. Puis il en prit une autre, et du lard, et
des boudins I... Il y avait aussi du cidre 1... Quand
il fut rassasié, à ne plus pouvoir rien manger ni
boire, la nappe disparut avec tout ce qu'il y avait
dessus, sans qu'il sût comment.
— A la bonne heure ! se dit-il ; me voici un
gaillard, à présent! Plus de pain moisi, ni de
soupe sans sel, ma marâtre! Pourvu que cela
puisse durer!...
Qjiand le soleil se coucha, Jannig rassembla
ses moutons, et revint à la maison en chantant et
en sifflant. Il alla tout de suite se coucher, sans
attendre son souper. Sa marâtre ne lui demanda
seulement pas s'il était malade, en le voyant se
mettre au lit sans souper. Le lendemain matin, il
se rendit à la lande avec ses moutons, comme
tous les jours, mais plus joyeux que d'ordinaire.
Quand l'heure du dîner fut venue, il fit le même
régal que la veille. Il demanda même du rôti et
du vin en plus. Puis il s'amusa, le reste du jour,
à tirer des hirondelles et d'autres oiseaux avec
son arc. Il n'en manquait pas un seul, et il éuit
lui-même émerveillé de son adresse. Avant de
ramener ses moutons à la maison, il fit encore
un autre repas. Au bout de quelques jours de
ce régime, la marâtre de Jannig remarqua que
le gars engraissait et avait bonne mine ; de plus»
DE LA BASSE-BRETAGNE 55
il était joyeux et content, et sifflait et chantait
continuellement, lui si chétif et si triste naguère.
Cela lui paraissait étrange et lui déplaisait même.
Un moine de Tabbaye venait souvent la voir, en
l'absence de son mari, et elle lui demanda ce
qu'il pensait d'un changement si subit et si com-
plet.
— r Ce garçon-là, répondit le moine, doit voler
de l'argent quelque part, ou peut-être bien a-t-il
trouvé moyen de pénétrer dans la cuisine de
l'abbaye, où il prend de la viande, du vin et
Autre chose, et voilà pourquoi il se porte si bien
€t a de si belles couleurs. Mais laissez-moi faire;
Je surveillerai le gars, et je saurai bientôt à quoi
m'en tenir à ce sujet.
Le lendemain donc, le moine alla se cacher
dans un buisson, sur la lande, afin de pouvoir
surveiller de là le petit pâtre. Quand l'heure du
dîner arriva, vers midi, Jannig fut servi comme à
l'ordinaire, et il se mit à manger, sans se soucier
de rien. Le moine s'élança alors de sa cachette,
en criant :
— Je le savais bien ! Je t'y prends, mon drôle I
Mais, sois tranquille, dans trois jours, tu seras
pendu devant la porte de l'abbaye 1
— Que me veut ce démon ? dit Jannig, sans
s'émouvoir. Il voudrait sans doute manger mon
lard et mon rôt, et boire mon vin ; il n'y a rien
56 LÉGENDES CHRÉTIENNES
pour vous, mon brave homme ; continuez votre
route.
— Je te ferai pendre, petit voleur! reprit fe-
moine.
— Voleur!... dit Jannig, sentant le sang lui
monter à la tête.
— Oui, voleur, et tu seras pendu ; tu as volé
tout cela à la cuisine de Tabbaye.
— En êtes-vous bien sûr ?
Et Jannig prit sa flèche.
— Oui, j'en suis sûr.
— Aussi sûr qu'il y a une pie là-bas sur ce
buisson d'épine?
Et il montrait au moine une pie perchée sur na
buisson d'épine.
— Oui, aussi sûr qu'il y a une pie sur ce buis»
son d'épine.
— Et que je vais la tuer, d'un coup de flèche?
— Tu es trop maladroit pour cela.
— L'irez-vous chercher, dans le buisson, si je
la tue?
— Oui, si tu la tues; mais il n'y a pas de
risque.
Jannig lança sa flèche et abattit la pie au milieu
des ronces et des épines, puis il dit :
— Allons, moine, mon gros moine, allez me
chercher la pie ; elle est tombée.
Et le moine entra dans le buisson d'épines et
DE LA BASSE-BRETAGNE 57
de ronces en grognant et en jurant. Jannig prit
alors sa flûte et se mit à en jouer. Et voilà ausskdt
le moine de sauter et de se trémousser parmi les
ronces et les épines, en pestant et en poussant des
cris arrachés par la douleur. Ses yeux brillaient»
d$ns leurs orbites, co;nme deux charbons ardents.
Au bout d^une demi-heure de ce manège, tout
son froc s'en était allé en lambeaux, et sa chemise
aussi, et il était nu. Tout son corps était lacéré
et couvert de sang. D criait : Grâce ! grâce ! d'une
voix lamentable. Enfin, Jannig eut pitié de lui, et
il cessa de souffler dans sa flûte. Alors le pauvre
moine put sortir du buisson, et il partit, honteux
et confus comme un chat fouetté. Je ne sais com<^
ment il fut reçu à Tabbaye, quand il y arriva, dans
cet état pitoyable. Il fiit encore heureux de ne
pas rencontrer de chiens dans son chemin, car ib
l'auraient dévoré. L'abbé le fit venir en sa pré-
sence, pour lui rendre compte de sa situation. Il
dit qu'il avait été mis dans cet état par un jeune
pâtre nommé Jannig, lequel était sans doute sor»
der, et qui, de plus, volait les provisions de
bouche et le vin de l'abbaye.
— Voler le vin de l'abbaye I s'écria l'abbé.
Et il alla aussitôt trouver le jugç, pour lui
demander justice. Jannig fut appelé devant le
juge et condamné à être pendu.
Le jour où devait être exécutée la sentence.
;8 LÉGENDES CHRÉTIENNES
devant Tabbaye de Bégar, une grande afEuence
de peuple était accourue de toutes les communes
voisines. Le moine était là aussi, auprès de son
amie, la marâtre de Jannig, et ils riaient et plai-
santaient tous les deux. Jannig était au pied de la
potence, et on apprêtait la corde. Pourtant, il ne
paraissait ni inquiet ni triste, ce qui étonnait
tout le monde. Il demanda, pour dernière grâce,
qu'avant de lui passer la corde au cou, on le laissât
jouer encore un air sur sa Hûte. Le juge et Tabbé
n*y virent aucun inconvénient, et ils lui dirent
qu'il pouvait jouer un air. Cependant, le moine,
à la vue de sa flûte, cria qu'il fallait l'empêcher de
souflier dans cet instrument, parce qu'il était en-
chant^. Mais Jannig s'empressa de souffler dans
sa flûte, et voi\à aussitôt tous les assistants de se
mettre en branle. Le juge, le bourreau, l'abbé, les
moines, les spectateurs, tout le monde, hommes
et femmes, jeunes et vieux, sautaient et gamba-
daient, à qui mieux mieux. Ils chantaient et riaient,
et levaient leurs robes, et tournaient dans une
ronde folle et irrésistible : c'était comme un véri-
table sabbat. En ce moment, vint à passer par la
place, allant à Lannion, un marchand de bœufls
de la Cornouaille, avec plusieurs paires de
bœuÊ couplés sous le joug. En voyant cela,
Jannig eut une drôle d'idée. Il souhaita que sa
marâtre et son moine fussent couplés, comme les
DE LA BASSE-BRETAGNE
S9
bœu£s, et attachés sous le même joug ; ce qui fiit
^t aussitôt. La danse tourbillonnait toujours de
plus belle, et le moine et la marâtre, avec leur
joug, lancés à travers la foule, renversaient et
blessaient beaucoup de monde, et Ton criait sur
eux de tous côtés : — A mort 1 à la potencç ces
deux méchants 1 ces deux animaux sauvages!...
— Assez 1 grâce 1 grâce! criaient le juge et Tabbé.
Enfin, après ime heure de cette danse diabo-
lique, Jannig cessa de souffler dans sa flûte, et
tout s'arrêta, à l'instant. Les danseurs étaient
en nage, et la sueur coulait le long de leurs
membres, comme s'ils sortaient d'un étang.
Jannig put se retirer tranquillement, sans que
personne s'y opposât, et la marâtre et son ami le
moine furent pendus, séance tenante.
Jannig resta à la maison avec son père, qui
commençait à se faire vieux, et ils vécurent en-
semble, heureux et estimés d'un chacun, dans le
pays, car ils faisaient du bien à tout le monde, et
bientôt il n'y eut plus de pauvres, â plusieurs
lieues à la ronde.
« *
Quelques-uns font finir le conte ici; mais
d'autres vont plus loin et racontent comment le
6& LÉGENDES CHRÉTIENNES
vieux Falc'her, ayant acheté du bois et fait des
f^ots, Jannig, qui aimait à aller toujours garder
ses moutons sur la lande, chargea un fagot sur
le dos de chacun de ses moutons, pour venir
à la maison. La fille du roi, qui se promenât
dans le pays, rencontra sur sa route les moutons
changés de cette façon, et elle se mit à injurier
Jannig, qui les suivait, l'appelant méchant, im-
bécile, idiot!
— Je désire être le père de TenfSant que tu met*
tras au monde, pensa Jatmig, en entendant cela.
Et voilà que la princesse devint enceinte, quel-
que temps après. Elle était désolée et ne pouvait
s'expliquer comment cela était arrivé. Elle mit au
monde un fils, un enfant magnifique. Le vieux
roi était furieux.
— Qui est le père de l'enfant? demanda-t-il à
sa fille.
— Je ne sais pas, répondit-elle en pleurant.
Le roi fit venir son devin, pour le consulter. Le
devin réfléchit, consulta ses livres, puis il parla
de la sorte :
— Sire, voici ce qu'il faudra faire : la princesse
devra se mettre sur le balcon du palais, tenant
dans ses bras son enfant nouveau-né, lequel
aura une orange dans la main droite. Alors vous
ferez passer sous le balcon les courtisans et les
officiers de votre cour, puis tous les nobles et les
DE LK BASSE-BRBTAONE 6l
seigneurs du royûumcy enfin tous vos sujets
mâles, s'il le £aut, jusqu'à ce que l'enfant, recon-
naissant son père, lui présente l'orange.
Le roi donna des ordres pour mettre à exécu-
tion le conseil de son devin. Au jour fixé, la
punncesse, magnifiquement parée, se plaça sur le
balcon du palais, ayant entre ses bras son en£uit,
qui tenait une orange dans la main droite. Le
^ôlé commença alors. Les courtisans, les pages
et les gens de la cour passèrent d'abord; puis
vinrent les généraux, les officiers et toute l'armée ;
ensuite passèrent tous les nobles et autres sei-
gneurs du royaume... L'enfant avait toujours son
arw^e dans la main. Le vieux roi n'avait pas
Ir^air content. Il se tourna vers son devin et lui dit :
— Il me semble qu'il est inutile de continuer,
car le père de l'enfant de ma fille n^ peut pas
éjÈre un homme du peuple 1
— Pardonnez-moi, sire; faites continuer le
défilé, et soyez certain que l'enfent ne manquera
pas de reconnaitre son père, quand il viendra à
passer.
Le défilé continua donc, pendant plusieurs
jours. Les marchands, les artisans, les ouvriers,
]és paysans, les gens de toutes les conditions enfin,
avaient passé S0u« le bakon,. et l'enfant n'avait
encore présenté son orange à, personne. On déses^
pérait de découvrir le père par ce moyen. On vit
62 LÉGENDES CHRÉTIENNES
alors accourir, enfourchant un bâton, comme
les enfants qui jouent au cheval, un homme fort
mal habillé et qui paraissait être un idiot.
— Place ! criait-il, place à 1-époux de la prin-
cesse 1
C'était Jannig. Tout le monde partit d'un
grand éclat de rire. Il passa sous le balcon. L'en-
fant lui sourit et lui présenta son orange. On
ne riait plus ; mais grand était Fétonnement de
chacun. Le roi ne se possédait pas de colère.
— Qui êtes-vous? lui demanda-t-il.
— Jannig Le Falc'her, répondit-il; Jannig le
pâtre, votre gendre, sire.
— Mon gendre I cria le roi, en écumant de rage,
un pâtre 1 un idiot 1... jamais; j'aimerais mieux
mourir 1
* — En attendant, j'emmène votre fille et son
enfant, sire ; peut-être un jour vous trouverai-je
dans de meilleures dispositions à mon égard, ré-
pondit tranquillement Jannig.
Et il lui suffit de souhaiter que la princesse ex
son enfant le suivissent, pour que cela se fît, sans
que personne songeât seulement à s'y opposer. Il
les conduisit dans une île, au milieu de la mer. Il
souhaita avoir dans cette île un palais beaucoup
plus beau que celui de son beau-père ; et le souhait
fut encore accompli, aussitôt que formé. Enfin, il
souhaita encore que son île fût reliée à la terre
DE LA BASSE-BRETAGNE 65
ferme par un magnifique pont, avec trois hôtel-
leries, dont une à chaque extrémité et une antie
au milieu ; ce qui fut encore exécuté, à l'instant
même. Il mit alors de ses gens dans ces hôtel-
leries, avec ordre d'y bien recevoir tous les voya-
geurs, et les pèlerins, et les mendiants qui se pré-
senteraient, et de leur servir à manger et à boire
à discrétion de tout ce qu'ils demanderaient, et
cela gratuitement ; il se chargeait, du reste, de
fournir les provisions. Cela lui coûtait si peu !
Cependant, le roi, indigné de la manière dont
sa fille lui avait été enlevée, s'occupa de la
retrouver. Il envoya des ambassadeurs à sa
recherche. Ceux-ci, après avoir parcouru tout le
royaume, arrivèrent au pont qui réunissait l'île
de Jannig au continent. Ils furent bien étonnés de
voir un si merveilleux travail, dont ils n'avaient
jamais entendu parler. Ils entrèrent dans la pre-
mière hôtellerie et y demandèrent à loger. Ils
furent si bien reçus et si bien traités, qu'ils ne
songèrent à continuer leur route qu'au bout de
huit jours. Mais ils n'allèrent pas loin. Ils entrè-
rent, en passant, dans l'hôtellerie du milieu du
pont, sous prétexte de boire un verre de vin seu-
lement, et y restèrent encore quinze jours. Puis
il poussèrent jusqu'à la troisième hôtellerie, et y
restèrent si longtemps, que le roi, voyant qu'ils ne
revenaient pas, envoya une troupe de soldats à
64 LÉGENDES CHRÉTIENNES
leur recherche, avec plusieurs officiers. Les sol-
dats, après beaucoup de courses inutiles, dans dif-
férentes directions, unirent par arriver aussi au
pK)iit, et y rencontrant les ambassadeurs qui ban-
quetaient et riaient, et chantaient, et ne songeaient
pas au retour, ils se mirent à faire comme eux.
Il fallait voir quels festins et quels ébats c'était
alors ! Il y avait, à toute heure du jour comme
4e la nuit, des tables servies et couvertes des meil-
leurs mets, et des tonneaux de vin et de cidre dé-
foncés, où chacun puisait à satiété. Puis des chants
€t des danses, car Jannig venait les voir souvent et
les faisait danser, aux sons de sa flûte. Personne ne
parlait de retourner sur ses pas ni de pousser plus
loin. On se trouvait si bien là I
Il y avait longtemps que cela durait, lorsque le
vieux roi, ne voyant revenir ni sqs ambassadeurs
ni ses officiers, et ne recevant aucune nouvelle
d'eux, se décida à se mettre lui-même à leur
recherche. U partit donc seul avec son vieil arche-
vêque. Ils arrivèrent aussi au popt, et, y trouvant
leurs gens dans Tétat que vous savez, tout leur
fut alors expliqué, si ce n'est pourtant l'existence
du pont lui-même. Jannig se trouvait là aussi,
avec sa femme, quand les deux vieillards arri-
vèrent. Ils vinrent tous les deux au devant du
roi, le saluèrent respectueusement, et Jannig
lui dit :
DE LA BASSE-BRETAGNE 65
— Hh bien 1 mon beau-père, vous veniti sans
•doute pour assister à notre noce? Nous vous
attendions.
— Insolent 1 répondît le roi, furieux, je te ferai
pendre, comme un manant que tu es I
— Sire, dit alors l'archevêque, qui voyait qu'il
y avait de la magie dans Tati^ire, et qu'ils
n'étaient pas de force à lutter, — sire, je vous
conseille de donner votre consentement à leur
mariage.
— Jamais ! J'aimerais mieux mourir 1 répondit
le vieux roi.
Et il tourna le dos à Jannig et â sa fiUe.
— Eh bien I dît tranquillement Jannig, en tirant
sa flûte de sa poche, vous danserez, alors, beau-
père.
, Et il commença de soufQer dans sa flûte. Et
aussitôt, voilà tout le monde d'entrer en danse,
les ambassadeurs, les officiers, les soldats, et le
vieil archevêque, et le roi lui-même. Tous tour-
naient, sautaient et gambadaient, pêle-mêle, se
heurtant, se bousculant, sans pouvoir s'arrêter.
L'archevêque et le roi n'aimaient guère ce jeu,
contraire à leur âge et à leur dignité ; mais il fal-
lait danser quand même. « Assez ! assez 1 grâce 1
grâce I » criaient-ils. Enfin, Jannig eut pitié
d'eux ; il cessa de soufHer dans sa flûte, et la danse
s'arrêta.
S
66 LÉGENDES CHRÉTIENNES
— Allons-nous-en ! dit à Tarchevêque le vieux
roi, furieux et honteux à la fois.
Et ils partirent. Mais une partie du pont s'écroula
soudain sous leurs yeux, et ils ne purent aller plus
loin. L'archevêque dit au roi :
— C'est en vain, sire, que vous essayez de
lutter contre cet homme, qui doit être un habile
magicien, et je pense que ce que vous avez de
mieux à faire, c'est de lui donner votre consente-
ment pour qu'il épouse votre fille, d'autant plus
qu'il peut très-bien s'en passer.
Le roi reconnut enfin la sagesse de ce con-
seil, et ils retournèrent tous les deux sur leurs
pas, et firent leur paix avec Jannig. Le ma-
riage de celui-ci avec la princesse fut alors
célébré par l'archevêque, et il y eut, à cette oc-
casion, des festins magnifiques, et des jeux et
des réjouissances publiques, pendant un mois
entier.
Le vieux roi mourut peu de temps après (les
uns disent qu'il s'était trop amusé pendant les
noces), et Jannig lui succéda sur le trône. On dit
qu'il vécut heureux avec sa femme, qu'il eut
plusieurs enfants, qui régnèrent après lui, et qu'il
administra très-sagement le royaume.
Quand il mourut, comme il avait toujours
vécu en honnête homme et qu'il n'avait jamais
abusé ni du pouvoir ni des dons extraordinaires
DE LA BASSE-BRETAGNE 67
que Dieu lui avait accordés, pour faire du mal à
personne, il alla tout droit au paradis.
Quand il arriva à la porte, il s'écria, en
voyant saint Pierre, qui vint lui ouvrir :
— Tiens! le bonhomme au pain doux!
— Le paradis, et non le pain doux; com-
prends-tu, à présent? lui répondit le vieux por-
tier.
Puis le bon Dieu lui-même vint le recevoir et
lui dit :
— Te voilà, Jannig? Viens avec moi, que je te
fasse les honneurs de ma maison.
£t le bon Dieu l'introduisit dans son paradis,
et ce fut alors seulement qu'il reconnut que les
deux voyageurs qu'il avait rencontrés sur la lande,
pendant qu'il y gardait ses moutons, étaient saint
Pierre et le bon Dieu (i).
(i) Dans une autre version bretonne de ma collection, il est
dit que Jésus-Christ, voyageant un jour avec saint Pierre et saint
Jean, rencontra sur une , lande un jeune pâtre qui chantait gal-
ment. Le voyant manger du pain d'orge, grossier et moisi, ils It
prièrent de vouloir bien partager avec eux, car ils mouraient de
faim.
— Mais, leur répondit l'enfant, voyez mon pain, comme il est
grossier, dur et tout moisi ; je doute que vous puissiez en manger,
ce vieux-l& surtout, avec ses vieillies dents (il désignait saint
Pierre). J'ai une marâtre qui me traite durement; tous les jours,
elle m'envoie ici, de bon matin, pour garder ses moutons, et ne
me donne pour toute notiniture que de vieilles croûtes de pain,
68 LÉGENDES CHRÉTIENNES
XI
LE FILS DE SAINT PIERRE.
|L y avait une fois un seigneur et une dame
fort riches et gens de noblesse. Ils
n'avaient pas d'enfants, quoiqu'ils fussent
mariés depuis longtemps, et cela les chagrinait
beaucoup et les rendait malheureux.
les restes 4e U uble de ses domesuques et dont ne veulent pas
les chiens eux-mêmes.
» N'importe ! répondirent les voyageurs, nous avons grand
£ûm, et le pain sera bien mauvais, si nous ne le mangeons pas.
L'enfant se dirigea alors vers un rocher voisin, dans le creux
duquel il avait rhabitude de déposer sa provision de la journée,
à Tabri du soleil, et quand il arriva & son garde-manger, son
ètonnement fut grand de le trouver rempli de pain blanc de la
meilleure qualité.
•— Ma foi I dit-il aux voyageurs, en revenant à eux, tout joyeux,
\t vous ai nfenti en disant que je n'avais que du pain noir et
noisl, dont vous ne voudriez pas ; voyes, en efièt, le beau pain
blanc que j*ai trouvé dans mon garde-manger I Je ne sais pas,
en vérité, comment cda est arrivé.
Et ils mangèrent tous les quatre de grand appétit. Puis,
avant de se remettre en route, Jé8u»-Chrtst dit à l'enfant :
— Je veux ivconaaltre le service que tu nous as rendu : fais-
moi les trois demandes que tu voudras, et je te les accorderai.
— • Eh bien, dit d'abord Jannig, je demande que ma marâtre,
DE LA BASSE-BRETAGNE 69
Dans le bois qui entourait leur château, il y
avait une vieille chapelle dédiée à saint Pierre» et
la dame y allait tous les jours faire sa prière» de-
vant rimage du saint, lui demandant de vouloir
bien intercéder pour elle auprès de son ami le
bon Dieu, pour qu'il daignât lui accorder un
enfant.
toutes les fois que je la regarderai, se mette à péter, sans pouvoir
se retenir, et cela jusqu'à ce que )e cesse de la ng$xder,
— Accordé, dit le bon Dieu, en souriant.
Les deux autres demandes furent un arc et un violon doués
des mêmes vertus que ceux de ce conte.
Les situations qu'amène la première demande excitent toujours
de grands rires parmi les auditeurs, d'autant plus que le conteur
accompagne ordinairement son récit d'une mimique fort exprès*
sive, et que le p&tre se faisait un malin plaisir de regarder sa
- marâtre quand elle était en société, et même pendant la grand*-
messe et les vêpres.
M. Paul Sébillot, dans la récente publication de son très-inté-
ressant livre : Les Contes populaires de la Hàute-Bretague, n9 vii,
p. 49, a aussi ce conte, sous le titre de : Les Trois iont^ avec
cette difGbence que les trois dons, qui sont les mêmes que dans
notre conte, sont dus à une vieille féty et c'est U, vraisemblable-
ment, la forme première de la tradition, qui a été christianisée
plus tard.
L'^isode de l'aventure de la fille du roi et de l'enfant qui fait
connaître son père, en lui donnant une orange, se trouve aussi
dans un autre conte du recueil de M. Sébillot, Le Mariage de Jean
le Dioiy u^ XX, p. 140.
La seconde partie de notre conte est altérée et se rapporte, du
reste, à un autre type, qui semble être purement mythologique.
70 LÉGENDES CHRÉTIENNES
La chapelle était si vieille, qu'elle menaçait ruine,
et tous les hiboux des environs y avaient établi
leur demeure. Voyant cela, le seigneur et la dame
résolurent de la faire répai'er, et ils appelèrent des
ouvriers pour en renouveler la toiture, consolider
les murailles, qui étaient toutes lézardées, et
peindre à neuf les saints. Tout le temps que du-
rèrent ces travaux de restauration, la dame ne
cessa d'aller chaque jour s'agenouiller devant
l'image du saint patron et de lui adresser sa
prière, comnie devant. Un des peintres dit un
jour à ses camarades, assez haut pour être en-
tendu de la dame :
— Elle aura beau prier ce vieux saint ver-
moulu; celui-là ne lui fera pas avoir d'en-
fant. Que ne s'adresse- 1- elle plutôt à un de
nous? Alors, elle pourrait bien avoir garçon ou
fiUe.
La dame avait bien entendu ces paroles, et elle
sortit et lie dit rien. Mais, pendant le reste du
jour et toute la nuit qui suivit, elle ne fit qu'y
songer, et, quelques jours après, ce ne fut plus
au saint qu'elle s'adressa, mais bien au peintre
lui-même, qui était jeune et assez joli garçon.
Environ neuf mois après, elle donna le jour à
un fils. Son mari, qui ne se doutait de rien de ce
qui s'était passé, en était heureux et fier, et il
voulut que l'enfant fût appelé le fils de saint
DE LA BASSE-BRETAGNE yi
Pierre, parce qu'il était convaincu qu'il l'avait
obtenu par l'intercession du saint.
On baptisa le nouveatt-né ; il fut appelé Pierre,
«t il y eut au château un grand festin, auquel
furent invités tous les nobles et les riches du
pays; mais les pauvres n'y eurent aucune part,
<:ar la dame était peu charitable.
L'enfant fut confié à une nourrice, et il venait
à merveille, duand il fut parvenu à l'âge de
douze ans, on l'envoya à l'école, dans la ville la
plus voisine. Les écoliers lui demandèrent qui
était son père, et il leur répondit ;
— Saint Pierre.
— • Saint Pierre, le portier du paradis?
— Oui, saint Pierre, le portier du paradis.
£t les voilà de crier tous ensemble :
— Ho ! ho 1 ho 1... le ôls de saint Pierre I le
fils de saint Pierre!...
Et tous les jours, ils le poursuivaient et l'aba-
sourdissaient ainsi de leurs cris, de sorte qu'il
n'avait aucun plaisir parmi eux. Voyant cela, il
s'échappa par dessus un mur, retourna chez ses
parents, et leur conta pourquoi il était revenu.
Alors, il ne faisait que jouer et se promener tous
les jours. Cependant, comme sa mère était peu
tendre pour lui, souvent il accompagnait le petit
pâtre du château, qui avait â peu près son âge,
sur une grande lande où il faisait paître les mou-
72 LÉGENDES CHRÉTIENNES
tons, et ils y passaient le temps à courir, à chan-
ter et à jouer à différents jeux. Un jour qu'ils
étaient assis au bord d'une petite rivière, qui pas-
sait au bas de la lande, laissant pendre leurs pieds-
nus au fil de l'eau, et se tressant des mitres-
d'évêques avec des joncs des marais, tout en chan-
tant, ils virent venir à eux deux hommes qu'ils
ne connaissaient pas et qui leur parurent être de&
étrangers. L'un d'eux était grand, âgé, et sa?,
barbe était longue et blanche; l'autre était plus
jeune, et pourtant le premier était plein de défé-
rence pour lui. C'étaient saint Pierre et notre
Sauveur Jésus-Christ, voyageant en Basse-Bre-
tagne. Quand ils furent près des deux jeunes
garçons, notre Sauveur leur dit :
— Auriez-vous la bonté, jeunes pâtres, de nous
faire passer l'eau ?
— Vous êtes un peu grands pour nous, répon-
dit le petit pâtre.
— Peu importe ; prenons-les sur notre dos, et
faisons-leur passer l'eau, à cause du vieux, répon-
dit Pierre, le fils de la dame.
Et ils prirent chacun un des deux voyageurs
sur leur dos et entrèrent avec eux dans l'eau. Le
fils de saint Pierre (nous l'appellerons ainsi), qui
portait le vieillard, c'est-à-dire saint Pierre, fut
étonné de trouver sa charge beaucoup plus légère
qu'il ne l'avait supposé, et il fut vite rendu de
DE LA BASSE-BRETAGNE JJ
l'autre côté. Mais son compagnon, quoique plus
grand et plus fort que lui, était éaasé sous son
fardeau, et, au bout de quelques pas, n'en pou-
vant plus, il dit à celui qu'il portait:
— Comme vous êtes lourd 1 Je ne puis vous
porter plus loin; descendez, je vous prie, ou je
tomberai avec vous dans l'eau.
— Du courage, mon garçon; encore quelques
pas, et tu n'auras pas lieu de regretter ce que m
auras fait pour moi, lui dit notre Sauveur.
Et, avec beaucoup de peine, il atteignit aussi
l'autre bord ; mais il était tout brisé, et il se jeta
à terre en disant :
— Jamais je n'ai vu d'homme aussi lourd que
vousl Qyâ. donc ête&-vous?
— Ne sois pas étonné, mon enfant, de m'avoir
trouvé si lourd, lui dit notre Sauveur, car avec
moi tu portais le monde entier sur tes épaules ;
je suis le bon Dieu lui-même, et, sans tarder, tu
viendras me voir au paradis 1
— Et vous, vieux père, demanda Pierre au
vieillard, qui êtes-vous aussi?
— Je suis saint Pierre, mon enfant, le portier
du paradis.
— Saint Pierre 1 Mais, alors, vous êtes donc
mon père?
— Ton parrain, peut-être, si tu te nommes
Pierre, mais non ton père, car je n'ai jamais
74 LÉGENDES CHRÉTIENNES
€u d'enfant. Q.uoi qu'il en soit, viens me voir
au paradis, et, quand tu arriveras, je te recevrai
bien.
Et les deux voyageurs poursuivirent leur route,
laissant les deux enfants bien étonnés de leur aven-
ture. Au coucher du soleil, ceux-ci revinrent au
château, comme d'habitude ; mais le jeune pâtre
était si fatigué, si rompu, que son compagnon fut
obligé de le porter sur son dos, et, en arrivant, il
se mit au lit et ne s'en releva plus. En effet, il
mourut quelques jours après, et alla tout droit au
paradis, où le bon Dieu lui fit bon accueil.
A partir de cette rencontre, le fils de saint
Pierre ne faisait qu'y songer, nuit et jour, si bien
que l'envie lui prit d'aller voir son père, saint
Pierre, au paradis, et un jour, il fit part de ce désir
à son père et à sa mère. Ceux-ci, le père surtout,
lui dirent que c'était folie, et le dissuadèrent d'en-
treprendre un voyage qui ne pouvait le mener à rien.
Mais tous leurs conseils et leurs prières furent en
pure perte. Le voyant inébranlable dans une réso-
lution qui leur paraissait si insensée, ils lui don-
nèrent de l'argent à discrétion, et il partit. U ne
savait quel chemin prendre ni quelle direction
suivre, et il allait au hasard, à la grâce de Dieu.
Après avoir marché ainsi pendant environ un
DE LA BASSE-BRETAGNE J$
. mois, un jour, la nuit le surprit dans une grande
forêt. Il monta sur un arbre, pour voir s'il n'aper-
cevrait pas de la lumière quelque part. Il aperçut
une faible lueur, au loin, et aussitôt il descendit et
marcha dans la direction de la lumière. Il finit
par se trouver auprès d'une hutte faite de bran-
chages d'arbres, de genêts et de fougères. Il en
poussa . la porte, qui céda facilement, vit une
petite vieille femme qui était seule dans cette mi-
sérable habitation et lui dit :
— Auriez-vous la bonté de me donner l'hospi-
talité pour la nuit, grand 'mère? Je me suis égaré
dans le bois, et je ne connais pas le pays.
— Hélas I mon enfant, je suis si pauvre, que je
n'ai qu'un lit et rien à vous donner à manger...
— Au nom de Dieu, laissez-moi passer la nuit
dans votre hutte, grand'mère, car la forêt est
pleine de bêtes fauves, et je les. entends hurler et
rugir de tous les côtés; je ne suis pas difficile,
et je coucherai sur la pierre du foyer.
— Entrez, alors, mon fils; je partagerai avec
vous, de bon cœur, le peu que j'ai.
Pierre entra. U avait dans sa poche un peu de
pain, et il le partagea avec la pauvre vieille qui,
depuis longtemps, n'avait pas mangé de pain.
Mais il sentait si mauvais dans l'habitation, qu'il
était obligé de se boucher le nez, et il finit par
dire :
76 LÉGENDES CHRÉTIENNES
— Dieu, comme ça sent mauvais ici I
— Ce n*est pas étonnant, mon fils, répondit la
vieille. Le corps de mon pauvre homme est là,
dans son cercueil, depuis trois semaines, et c'est
lui qui pue de la sorte 1
— Comment ! vous conservez un corps mort
dans votre maison, pendant trois semaines ! Pour-
quoi donc ne le faites-vous pas enterrer ?
— Hélas 1 mon fils, vous en parlez bien à votre
aise : je n*ai pas d'argent, et les prêtres, ici, ne
font rien que pour de l'argent.
— Moi, j'ai encore un peu d'argent, et demain
matin, j'irai trouver le curé, et votre homme sera
enterré.
— Qpe Dieu répande sur vous ses bénédictions,
mon fils I répondit la vieille, en pleurant de joie.
Pierre pria pour le mort, puis il s'étendit sur
la pierre du foyer et dormit aussi bien que s'il
eût été dans un lit de plume.
Le lendemain matin, de bonne Heure, il se
rendit chez le curé du bourg le plus voisin, et lui
donna tout l'argent qui lui restait, pour en-
terrer le mari de son hôtesse et dire une messe
pour le repos de son âme. La pauvre veuve l'em-
brassa comme son fils, lui souhaita bonne chance,
et il se remit en route, après avoir assisté à la
messe et à l'enterrement.
Il arriva sans tarder à un bras de mer, et le
DE LA BASSE-BRETAGKE 77
voilà embarrassé, car comment aller plus loin,
puisqu'il n'y avait là ni passeur ni bateau ? Mais,
comme il regardait tristement la mer, un homme
tout nu sortit tout à coup de l'eau, s'avança
vers lui et parla de la sorte :
— Où voulez-vous aller, jeune homme ?
— Voir mon père, saint Pierre, le portier du
paradis.
— Eh bien I montez sur mon dos, et je vous
ferai passer l'eau.
Pierre ne voulait d'abord pas écouter le conseil
et accepter le service d'un être si étrange.
— Qjai êtes- vous? lui demanda-t-il.
— Je suis, lui répondit l'homme nu, celui que
vous avez fait enterrer, ce matin, et, pour recon-
naître le service que vous m'avez rendu, je veux
aussi faire quelque chose pour vous. Montez sur
mon dos, et ne craignez rien.
Pierre, un peu rassuré, bien que cela lui parût
fort singulier, monta alors sur le dos de l'homme
nu, et celui-ci le transporta, sans mal, de l'autre
côté de l'eau.
— Ai-je encore loin à aller ? lui demanda-t-il.
— Non : sans tarder, vous apercevrez un châ-
teau magnifique ; c'est là le paradis. Frappez à la
porte, et saint Pierre lui-même vous ouvrira. Au
retour, vous me trouverez encore ici, pour vous
£sdre repasser l'eau.
78 LÉGENDES CHRÉTIENNES
— Merci ! répondit Pierre.
Et il continua sa route. Il traversa alors une prairie
émaillée de belles fleurs parfumées, et le soleil
brillait, les oiseaux chantaient, les papillons volti-
geaient de fleur en fleur, et ses membres, tout
à Theure fatigués et lourds, se trouvèrent soudain
légers et dispos, et une grande joie remplit son
cœur. Au milieu de la prairie, était un château
magnifique, entouré de hautes murailles. Il alla
droit au château et frappa à la porte.
— Qui est là ? demanda une voix de Tinté-
rieur.
— Moi. Ouvrez-moi la porte, mon père saint
Pierre I
Le bon Dieu était là, qui était venu faire visite
à son vieil ami saint Pierre, et, en entendant ces
paroles, il dit :
— Écoute ! écoute, Pierre. G)mment I tu as
donc un fils? Tu ne m'avais pas dit cela...
— Moi, un fils?.-.. Je n'ai jamais été marié,
répondit saint Pierre.
Mais l'autre fi'appait toujours sur la porte, à
tour de bras : dao ! dao! dao !... et le portier du
paradis, impatienté, lui cria :
— Allez-vous-en, mon ami; celui que vous
cherchez n'est pas ici.
Le bon Dieu, qui savait tout, dit alors au por-
tier du paradis :
DE LA BASSE-BRETAGNE 79
— Il faut ouvrir à ton ûh, Pierre ; je veux le
voir.
Saint Pierre entrouvrit un peu sa porte. Le
jeune homme la poussa violemment et, entrant
précipitamment, il s'élança au cou du vieux por-
tier et l'embrassa avec transport, en disant :
— Quelle joie, quel bonheur de trouver enfin
mon père 1 II y assez longtemps que je suis en
route, et ce n'est pas sans beaucoup de mal et de
peine que j'ai pu arriver jusqu'à vous, mon père
chéri.
— Pourquoi m'appelles-tu ton père? dit le
saint, d'assez mauvaise humeur.
— Pourquoi je vous appelle mon père?... Mais
tout le monde m'appelle le fus de saint Pierre,
et c'est bien vous qui êtes saint Pierre, je pense?...
Vous êtes donc mon père, puisque tout le monde
le dit... Et puis, ne vous rappelez-vous pas aussi
que je vous fis passer une rivière, en vous portant
sur mon dos, et que vous me dîtes alors que vous
me recevriez bien, quand je viendrais vous voir
chez vous?
— Ah ! c'est toi, mon garçon? Je ne te recon-
naissais pas; j'ai du plaisir à te voir, certainement;
mais ne m'appelle pas ton père, car je ne suis que
ton parrain.
Le bon Dieu riait de bon cœur, et comme il
voyait que saint Pierre n'était pas content d'en-
^ LÉGENDES CHRÉTIENNES
tendre le jeune homme l'appeler son pare, il dit
à celui-d :
— Viens avec moi, mon garçon; je veux te
£ûre visiter ma maison et te montrer ton ami le
jeune pâtre, qui me fit passer Teau, car il est ici
aussi.
Et il le conduisit au haut du château, et ouvrant
une porte, il lui dit :
— Regarde!...
D* abord, il fut presque aveuglé par l'éclat de la
lumière, puis il vit une grande salle ou plutôt un
jardin rempli d'anges blancs et de gens de tout
âge et de toute condition, et ils étaient tous
joyeux et heureux. Les uns chantaient les
louanges de Dieu et formaient des chœurs mélo-
dieux; d'autres se promenaient parmi les belles
fleurs parfumées, et d'autres devisaient entre
eux, sous de beaux arbres chargés de pommes d'or
et d'autres fruits de toute sorte. Les prophètes
et les apôtres étaient là aussi, assis en cercle sur
<le beaux sièges dorés, et au-dessus d'eux, sur un
siège plus élevé et plus brillant, était le Père Éter-
nel. Au-dessous de son siège, il en vit un autre,
qui était aussi bien beau et bien brillant; mais il
était vide.
— A qui est donc ce beau siège? demanda-t-il
au bon Dieu.
— A ton père, mon enfant, parce que c'est un
DE LA BASSE-BRETAGNE 8l
homme craignant Dieu et charitable envers les
pauvres.
Parmi les anges, il reconnut aussi son ami le
jeune pâtre, et il voulut aller l'embrasser.
— Pas encore, lui dit le bon Dieu, en le rete-
nant; plus tard, tu viendras aussi habiter ma
maison, et alors tu ne seras plus séparé de lui ;
allons ailleurs, à présent.
Mais le jeune homme ne pouvait assez con-
templer et admirer toutes les belles choses qu'il
voyait, et notre Sauveur fut obligé de le prendre
par la main et de l'entraîner. Ils descendirent d'un
étage, et le bon Dieu ayant ouvert une autre porte,
il vit une autre salle ou jardin, qui n'était pas aussi
beau que le premier, et pourtant il était bien plus
beau qu'aucun autre qu'il eût jamais vu sur la terre.
Là, il y avait aussi des gens de tout âge et de
toute condition, se promenant et devisant, ou
chantant les louanges de Dieu. Mais tous ils pa-
raissaient un peu tristes et inquiets, et semblaient
désirer quelque chose. Hélas I c'était là le purga-
toire, et ce qu'ils désiraient, c'était Ta vue de Dieu !
Il lui sembla y reconnaître plusieurs personnes, et
entre autres le curé qui avait refusé d'enterrer le
mari de la vieille qui lui avait donné l'hospitalité
dans la forêt, parce que la pauvre femme n'avait
pas d'argent. Il était mort depuis, car il y avait
déjà longtemps que Pierre était dans le château :
6
82 LÉGENDES CHRÉTIENNES
il était demeuré plus d'un an en extase à contem-
pler le paradis, bien qu'il lui semblât n'être pas
resté plus d'une demi-heure.
Ils descendirent encore un étage plus bas, et
le bon Dieu ouvrit une troisième porte. Aus-
sitôt Pierre recula, en poussant un cri d'ef-
froi. Il vit une fournaise remplie de feu, et
des diables hideux ravivaient les flammes et y
retenaient, avec des crocs et des fourches d'acier,
les malheureux qui essayaient d'en sortir. Et
c'était des cris affreux, des hurlements, des
grincements de dents, des malédictions et des
blasphèmes épouvantables! Au milieu du feu,
à l'endroit le plus terrible, Pierre aperçut un
siège d'acier, avec des flammes tout autour, et
dessous et dessus.
— A qui est réservé ce siège? demanda-t-il
avec effroi à' son conducteur.
— A ta mère ! lui dit le bon Dieu, parce qu'elle
a mené mauvaise vie, et qu'elle a été toujours
dure et sans cœur pour le pauvre.
— Mon Dieu, que dites-vous là? Et ne m'est-il
pas possible de sauver ma mère, à quelque prix,
que ce soit?
— Hélas 1 non, mon enfant; on ne sort pas de
l'enfer !
— Ah 1 puisque vous êtes le bon Dieu et que
rien ne vous est impossible, faites que ma mère
DE LA BASSE-BRETAGNE 83
ne soit pas damnée à jamais 1 J'aimerais mieux
prendre sa place sur le siège maudit...
Le Seigneur fut touché, tant sa douleur était
sincère, et il lui dit :
— A cause de ton amour pour ta mère, qui
est grand et sincère, je ferai en ta faveur ce que
je n'ai jamais fait pour nul autre, et si tu accom-
plis exactement la pénitence que je te donnerai,
je t'accorderai sa grâce (i).
— Ah 1 parlez, Seigneur ; il n'y a pas de péni-
tence si dure au monde que je ne sois disposé à
accepter, pour sauver ma mère I
— Écoute donc bien, car voici à quelle condi-
tion je consens à t'accorder ce que tu demandes :
on te mettra autour des reins une ceinture de fer,
garnie de pointes aiguës en dedans, pour te dé-
chirer la chair ; cette ceinture sera fermée par une
petite clé que l'on jettera au fond de la mer, et
tu la garderas sur ton corps, jusqu'à ce que cette
clé soit retrouvée pour l'ouvrir. De plus, il te fau-
dra vivre d'aumônes seulement, e.t tu ne parleras
jamais à personne du supplice qui te tourmentera
(j) On sait qu'une des croyances favorites du moyen âge était
la toute-puissance de la foi et de la pénitence finale.
Un rapprochement ciirieux à faire, c'est celui de la seconde
partie de ce conte avec la légende de saint Grégoire le Grand,
dans le Gesta Romanorum^ chap. lxxix, page 197 de l'édition
Jannet. Paris, 1858.
&4 LÉGENDES CHRÉTIENNES
et te fera maigrir jusqu'à n*avoir plus que la peau
et les os. Dis, es-tu homme à faire tout cela ?
— Oui, et pis encore, s'il le faut, pour sauver
ma mèrel
On lui mit autour des reins la ceinture de
fer garnie de pointes aiguës; on la ferma, puis
on lui en remit la clé, afin qu'il la jetât lui-même
dans la mer, lorsqu'il la. traverserait, en retour-
nant dans son pays. Alors il partit. Q^and il fut
arrivé au bord de la mer, il y retrouva l'homme
qu'il avait fait enterrer ; il monta encore sur son
dos, pour passer l'eau, et, quand il fut au milieu
du bras de mer, il y jeta la clé de sa ceinture.
L'homme nu l'ayant déposé sur le rivage opposé,
lui fit ses adieux et lui exprima l'espoir de le
revoir dans les joies étemelles, c'est-à-dire dans
le paradis, où il allait à présent être admis lui-
même.
Pierre se dirigea alors vers son pays. Sa cein-
ture lui faisait souffrir un supplice continuel, sur-
tout quand il marchait; pourtant, il ne s'en
plaignait jamais. Souvent, il n'avait pour toute
nourriture que quelques racines d'herbes et les
fruits sauvages qu'il pouvait trouver le long de la
route ; et, toutes les nuits, il couchait à la belle
étoile, avec une pierre sous sa tête, en guise
d'oreiller. Il était devenu si maigre, qu'il ressem-
blait à un squelette ambulant, et ceux qui le
DE LA BASSE-BKETAGNE 8^
v03raieiit passer sur les chemins le prenaient pour
VAtikou (i) et fuyaient, saisis de frayeur. A force
de marcher et de souffrir, il finit par arriver dans
son pays. Q.uand il fut près de chez lui, il ren-
contra sur Je grand chemin son père, qui attendait
les pauvres et les pèlerins qui viendraient à passer,
afin de les emmener dans son château. Il ne
reconnut pas son fils ; mais il le prit néanmcnns
par la main et le conduisit au château. Il lui fît
faire un bon feu pour se chauffer (car le temps
était froid), et resta dans sa société, le scâgnant
et causant avec lui comme avec un vieil ami. Il
voulut même le faire asseoir â sa table, quand
fut venue Fheure du repas. Mais la dame dit, d*un
ton de mépris :
— Ça ne mangera pas à ma table, j'espère
bien ; il pue comme une charogne ; je pense qu'il
sera à sa place dans k cuisine, si les domestiques
veulent le souffrir.
Le vieux seigneur n'osa pas résister, et il sortit
lui-même avec son pauvre, et mangea avec lui à la
cuisine. Après souper, il voulut le faire coucher
dans une chambre près de la sienne, car il se sentait
attiré vers ce pauvre, sans savoir pourquoi, et son
cœur battait avec force. Mais la dame dit encore,,
d'un ton courroucé :
(i) VAnhoUf c'est la mort personnifiée.
86 LÉGENDES CHRÉTIENNES
— Cet animal-là ne couchera pas dans le châ-
teau 1 Conduisez-le à l'étable aux vaches I
Le seigneur n*osa encore répliquer, et il fal-
lut obéir. Le pauvre resta au château, car il
était si faible qu'il ne pouvait se tenir sur ses
jambes, et tous les jours le seigneur allait le visiter,
et il lui portait en cachette du pain blanc, de la
viande et du vin ; il restait longtemps près de lui,
et lui prodiguait les soins les plus empressés et
les plus affectueux.
Un jour, il lui fallut s*absenter pour quelque
temps, et, avant de partir, il recommanda à ses
valets de bien traiter son cher pauvre et de ne le
laisser manquer de rien. Mais, à peine fut-il parti,
que sa femme fit appeler un garçon d'écurie et
lui donna un peu d'argent pour tuer le pauvre et
mettre son corps en terre, dans le bois qui tou-
chait au château ; ce qui fut fait.
Quand le seigneur revint de voyage, son pre-
mier soin fut de demander des nouvelles de son
pauvre. On lui répondit qu'il était parti, de sa
propre volonté, et qu'on ne l'avait pas revu
depuis. Cette réponse l'étonna et ne le rassura
pas. Un jour qu'il se promenait dans le bois, avec
son chien, celui-ci se mit à gratter la terre, au
pied d'un vieux chêne ; il le siffla et l'appela ;
mais le chien n'obéissait pas, contrairement à son
habitude, et il continuait de fouir la terre. Le
DE LA BASSE-BRETAGKE 87
«eigneur alla jusqu'à lui et vit, avec éionnement,
■qu'il avait mis à découvert un bras d'homme. Il
■courut au château prendre une pelle et une pioche,
et déterra un homme tout entier, qu'il reconnut
facilement pour être son pauvre. Par un miracle
de Dieu, il n'était pas encore mort ! Il le chargea
■sur ses épaules et le transporta au château. Il le
<:oucha dans un bon lit, dans la chambre d'un
pavillon isolé, et n'en dit rien à personne. Tous
les jours, il lui préparait lui-même à manger et
passait presque tout son temps près de lui.
Un jour, le seigneur voulut donner un grand
diner dans son château, et il y invita toute la no-
blesse du pays. Quand tous les convives furent
placés à table, il sortit et revint, un instant après,
tenant son pauvre par la main, et il le fit asseoir
A côté de lui. Quand la dame vit cela, elle devint
tout d'un coup aussi blanche que la nappé qui
était devant elle, puis elle se leva de table et
sortit de la salle, toute troublée. D'autres dames,
la croyant indisposée, la suivirent. Mais son mari
ne s'en émut pas : il était tout occupé à servir son
pauvre.
— Que désirez-vous manger? lui demanda-t-il ;
je veux vous servir moi-même.
Un grand poisson était là, sur un plat d'argent,
et le pauvre dit, en le montrant du doigt :
— Jemangerais volon tiers de ce poisson.
' 88 LÉGENDES CHRÉTIENNES
— Quel est le morceau que vous préférez? lui
demanda encore le seigneur.
— La tête, s*il vous plaît.
Le seigneur lui servit la tête, et il y trouva une
petite clé, qu'il reconnut aussitôt pour être celle-
de la ceinture de fer qu'il portait toujours autour
des reins. Il prit la clé avec empressement, puis
il se leva et parla de la sorte, en s'adressant à son
hôte:
— Dites-moi, seigneur charitable et compatis-
sant, n'aviez-vous pas un fils qu'on avait sur-
nommé le fils de saint Pierre, et qui partit un jour
pour aller voir son prétendu père au paradis ?
— Oui, vraiment, répondit le vieux seigneur,
étonné.
— Et vous ne l'avez pas revu depuis ?
— Hélas I non.
— Eh bien ! c'est moi qui suis votre fils, et j'aî
été en effet au paradis, voir saint Pierre, mon
autre père ; j*y ^i ^^ssi vu le bon Dieu, et je vous
apporte de bonnes nouvelles, et à ma mère aussi,
quelque dure qu'elle ait été pour moi.
Le père se jeta dans les bras de son fils et le
serra fortement sur son cœur, et ils pleuraient de
joie tous les deux. Puis, s'adressant à un servi-
teur :
— Dites à votre maîtresse d'accourir, pour em-
brasser son fils, qui est revenu I
DE LA BASSE-BRETAGNE 8^
La dame revint, peu rassurée, et son fils lui
parla de la sorte :
— N'aviez-vous pas un fils, qu'on avait sur-
nommé le fils de saint Pierre, et qui partît pour
aller voir son prétendu père au paradis ?
— Oui, répondit-elle, en baissant la tête.
— C'est moi qui suis ce fils, et j'ai été au pa-
radis ; j'ai visité aussi le purgatoire et l'enfer, et
dans l'enfer, ma pauvre mère, j'ai vu votre siège»
au milieu. d'un feu horrible! Mais, rassurez-vous
pourtant, car, grâce à mon amour pour vous.
Dieu m'a accordé de pouvoir vous sauver du feu
étemel, au prix d'une pénitence bieii dure et de
douleurs inouïes.
Et lui présentant la petite clé trouvée dans le
poisson :
— Prenez cette clé, ma mère ; ouvrez avec elle
ma ceinture, et vous verrez alors ce que j'ai souf-
fert pour vousl
Elle prit la clé et ouvrit la ceinture. Alors on
vit un spectacle horrible et digne de pitié. Le
corps du pauvre pénitent était tout lacéré et
dépecé par les pointes aiguës, à un tel point
qu'on voyait ses entrailles à nu 1 II n'en restai^
plus, pour ainsi dire, que le squelette! Aussi,
s'affaissa-t-il à terre et mourut sur le champ-
Deux anges blancs arrivèrent aussitôt dans la
salle, qui emportèrent l'âme bienheureuse au cieL
90 LÉGENDES CHRÉTIENNES
Quant à la mère, elle pleura amèrement et
changea de caractère et de vie. A partir de ce
moment, le château fut changé en un hôpital, où
Ton recevait indistinctement tous les malades, les
pauvres et les pèlerins, et le châtelain et la châte-
laine les soignaient eux-mêmes et les pansaient,
comme de véritables infirmiers.
Peu après, ils moururent aussi, et ils allèrent au
paradis rejoindre leur fils.
Puissions-nous tous y aUer aussi un jour !
— Amen! répondit l'auditoire (i).
(Conté par Marguerite Philippe, 1870.)
(i) Cet épisode de la pénitence finale avec la ceinture garnie
^e pointes, et la clé jetée à la mer et retrouvée dans un poisson,
se rencontre également dans un' autre conte breton, Celui qui
- racheta son pire et sa mère de l'enfer ^ et que l'on trouvera plus loin.
Dans la légende de saint Grégoire le Grand, nous avons éga-
lement la clé jetée à la mer et retrouvée dans un poisson, au bout
<ie dix-sept ans.
L'épisode du mort resté sans sépulture et venant au secours du
liéros du conte, qui lui a fait rendre les derniers devoirs, est
assez commun dans les récits populaires. On le retrouve dans
Straparole, dans les contes slaves, et aussi dans des contes bre-
tons de ma collection, et avec cette seule différence que le mort
s'y présente sous la forme d'un renard.
Il existe également dans Souvestre : L'Heureux Mao ; Sébillot,
Le Petit roi Jeannot, conte gallot ; W. Webster, Le Merle hlanc,
Jean de Calais, légendes basques.
Un conte basque du recueil de M. Webster présente de nom-
tnreuses analogies avec le nôtre, quant à la marche générale. Il
DE LA BASSE-BRETAGNE 9I
«st intitulé : Lt Cilice, et se trouve pages 206-209 des Basque
Legends; en voici l'analyse :
Un gentilhomme fait vœu d'aller à Rome, s'il a un fils ; sa
femme lui donne peu après un fils. Quand l'enfimt arrive ft l'âge
de sept ans, il voit que son père est triste, et il finit par ap-
prendre que c'est parce que sa femme n'a pas voulu le laisser
accomplir son vœu.
L'enfant se met en route, et, après avoir voyagé sept ans, il
arrive chez le Saint-Père, qui le fait entrer dans une chambre où
il reste une heure (il croit y être resté deux heures), puis dans
une seconde chambre, où il demeure deux heures, et il pense y
être resté trois heures. Il entre dans une troisième chambre, où le
Saint-Père l'enferme pendant trois heures. Il croit n'y être resté
que trois minutes. Alors, le Pape lui dit que la première chambre
est l'enfer, la seconde le purgatoire, et la troisième le paradis.
Dans le paradis (troisième chambre), il avait vu son père, et sa
mère se trouvait dans la première, c'est-i-dire en enfer. Il veut la
sauver à tout prix, et le Pape lui met un cilice fermé par un
cadenas dont il jette la clé i l'eau.
Il revient, après un long voyage, chez son père, qui lui
demande des nouvelles de son fils. Sa mère veut le mettre à la
porte ; mais le père le garde à dîner et dit à sa domestique d'aller
acheter le meilleur poisson du marché aux poissons; le garçon
va avec elle pour le voir vider, et il y trouve la clé du cilice.
La mère essaie de le noyer, mais il s'échappe et ne dit rien.
Un jour, il lui demande si elle reconnaîtrait bien son fils.
— Oui, dit-elle, à une marque qu'il a sur la poitrine.
Il se découvre ; mais la marque n'existe plus, parce que sa poi-
trine était toute meurtrie. Peu après, ils meurent tous les trois,
et la domestique voit leurs &mes s'envoler, sous la forme de trois
colombes blanches.
L'épisode du fils, mendiant, malade et inconnu chez ses pa-
rents, rappelle l'histoire de saint Alexis.
DEUXIEME PARTIE
LE BON DIEU, LA SAINTE VIERGE, LES SAINTS
ET LE DIABLE
VOYAGEANT EN BASSE-BRETAGNE.
SANIT ELOI ET JESUS-CHRIST
AINT Éloi était forgeron et maréchal-fer-
rant de son état, comme tout le monde le
' sait (i). On dit qu'il avait sa forge au
bord d'une grande route et qu'il ferrait, outre les
(i) Saint Éloi, l'ami du bon roi Dagobert, n'était pas un vul-
gaire forgeron, mais bien un orfèvre fort habile pour son temps.
Le peuple, pour le rapprocher davantage de lui, l'a fait forgeron
et marèchal-ferrant, dans ses traditions, par assimilation au for-
geron Véland, de la mythologie Scandinave.
94 LÉGENDES CHRÉTIENNES
chevaux des fermiers et des seigneurs du pays^
ceux des voyageurs qui passaient. Comme il était
un excellent ouvrier, sa maison ne désemplissait
pas de pratiques, qui venaient le trouver de tous
les côtés, et de fort loin quelquefois. Aussi,
s'était-il fait représenter sur son enseigne en train
de ferrer un cheval, et avec cette inscription peu
modeste au bas : Ébi, forgeron et maréchal-ferrant,
maître des maîtres, maître sur tous.
Un jour, un voyageur passant devant sa forge
s'arrêta pour lire l'enseigne, et, après l'avoir bien
considérée, il sourit, puis entra et se présenta
au maître comme un compagnon forgeron cher-
chant de l'ouvrage. Éloi avait besoin précisément
d'un ouvrier forgeron, pour le moment. Il inter-
rogea un peu l'inconnu sur ce qu'il savait faire.
— Je sais faire tout ce qui concerne l'état, lui
répondit celui-ci, la serrurerie, des socs de char-
rues, ferrer les chevaux, panser le bétail, et le
reste.
— Combien de fois mettez-vous le fer au feu
pour faire un bon fer à cheval ?
— Je ne l'y mets jamais plus d'une fois.
— Une seule fois?
— Oui, une seule fois.
— Moi aussi, je peux le faire en une fois;
mais je préfère l'y mettre deux fois ; c'est plus
sûr. Mais, tenez, donnez-nous tout de suite une
DE LA BASSE-BRETAGNE 95
preuve de votre savoir-faire ; voilà un cheval dont
il faut renouveler les quatre fers, et son maître
l'attend impatiemment.
Le compagnon forgeron jeta sa veste à bas et
retroussa ses manches de chemise. Puis, prenant
du fer, il le mit dans le feu, souffla, l'en retira
quand il fut rouge, et le battit sur Tenclume.
En un clin d'œil, il eut forgé ses quatre fers.
Éloi le regardait faire et se disait à part soi :
— Voici un bon ouvrier !
L'inconnu alla ensuite au cheval, qui était atta»
ché à un anneau fiché dans le mur, à h porte de
la forge, et il lui coupa et détacha net un pied.
— Que faites-vous là, malheureux? lui demanda
vivement Éloi.
— Comment, maître, vous ne travaillez donc
pas de cette façon ? C'est pourtant bien plus com-
mode et plus vite fait. Voyez, cela va être ter-
miné en un instant.
Et il serra le pied du cheval dans un étau,
cloua, lima, fit la toilette du sabot, puis il le
remit à l'animal, comme devant, et lui en coupa
un second, qu'il travailla de la même manière,
puis un troisième, puis le quatrième. Éloi re-
gardait en silence et n'en revenait pas de son
étonnement.
— Qu'est-ce donc que cet homme ? pensait-iL
— Eh bien! maître, lui dit le compagnon^
96 LÉGENDES CHRÉTIENNES
^uand il eut fini, que pensez-vous de mon tra-
vail? Examinez-le, je vous prie.
Ëloi leva, l'un après l'autre, les quatre pieds
<du cheval, examina bien les fers et la manière
dont ils étaient cloués, et trouva que tout était
parfait.
— C'est bien, dit-il ; tu es un bon ouvrier, et
je te prends à mon service. J'emploie aussi cette
méthode, quelquefois; je préfère pourtant l'autre,
celle de tout le monde ; je la crois plus sûre.
En ce moment, un homme entra tout essoufflé
4acs la forge et dit :
— Venez vite, vite, maître ! Mon cheval est
malade à mourir ; je ne sais ce qu'il a ; il se jette
violemment à terre, se roule sur le dos les quatre
fers en l'air, puis il se relève et se jette encore à
terre... C'est pitié de voir comme il souffre, le
pauvre animal ' Venez vite, vous dis-je.
— Tu sais aussi soigner les animaux malades?
demanda Ëloi au compagnon.
— Oui, maître, je sais aussi soigner les ani-
maux malades, les chevaux surtout.
— Eh bien I vas avec cet îîomme, et guéris-lui
son cheval.
— Je le ferai, maître, avec le secours de
Dieu.
Et le compagnon forgeron sortit avec le paysan.
Presque aussitôt, arriva à la forge un seigneur
DE LA BASSE-BRETAGNE 97
•dont le cheval venait de perdre un fer en route,
•et il demandait qu'on lui en mît un autre bien
vite, car il était pressé.
Éloi se dit :
— Il faut que j'expérimente, sans plus tarder,
la méthode de mon nouveau compagnon ; c'est
plus commode et plus expéditif, et cela ne me
paraît pas difficile. J'ai fait attention à la manière
dont il s'y est pris, et je ferai comme lui de point
en point.
Et, ayant préparé un fer, il coupa le pied du
<:heval auquel il manquait un fer, le serra dans
l'étau,. y appliqua un fer neuf, puis il se mit en
devoir de le remettre en place à l'animal. Mais,
hélas ! il avait beau faire, le pied n'adhérait pas
à. la jambe, et le pauvre cheval perdait tant de
sang qu'il s'affaiblissait à vue d'œil et que, ne
pouvant plus se soutenir sur les trois pieds qui
lui restaient, il finit par fléchir et tomber à
terre, épuisé et râlant. Le seigneur, son maître,
était furieux, et criait et menaçait de passer son
épée au travers du corps du maréchal. Celui-ci
ne savait où se fourrer pour échapper à cette
•colère bruyante.
Heureusement pour lui que son nouveau com-
pagnon arriva à point pour le tirer d'embarras.
— Hâte-toi de me venir en aide 1 arrive vite l
vite ! lui cria-t-il, du plus loin qu'il l'aperçut.
98 LÉGENDES CHRÉTIENNES
fl
Le compagnon, arrivé sur les lieux, vit tout de
suite ce dont il s'agissait.
— Quoi, maître, dit-il à Éloi, vous m'aviez
dit que vous connaissiez parfaitement ma mé-
thode ; et c'est ainsi que vous l'appliquez !
— J'aurai, sans doute, négligé quelque petite
chose, balbutia Ëloi, tout honteux ; mais hâte-toi
de terminer l'ouvrage et d'arranger tout.
— Oui, car il est grand temps, à ce que je vois»
Et le compagnon prit le pied du cheval, l'ap-
pliqua à sa place, où il se ressouda facilement,
et l'animal se releva alors aussi bien portant et
aussi dispos que s'il ne lui était rien arrivé.
Éloi, tout ébahi et ne comprenant rien à ce qu'il
voyait, regardait son compagnon, qui lui parla
alors de la sorte :
— Vous avez mis sur votre enseigne : Maître
sur les autres maîtres, ce qui peut être, car vous
êtes un habile ouvrier, et capable ; mais maître
sur tous est de trop, car vous voyez bien qu'il s'en
peut trouver qui en savent encore plus long que
vous. Adieu, et que cette leçon vous profite.
Et l'inconnu s'en alla, et Éloi, resté immobile
et la bouche béante à le regarder, aperçut une
auréole lumineuse autour de sa tête, et comprit^
alors seulement, que ce compagnon inconnu qui
faisait des choses si merveilleuses n'était autre
que Notre-Seigneur Jésus-Christ lui-même. Il
DE LA BASSE-BRETAGNE 99
brisa son enseigne et en mit une autre à sa
place, plus modeste, et où Ton lisait seulement
ces deux mots : Èloi, maréchal- ferrant. Il se con-
vertit aussi au christianisme, car il était païen,
et devint un grand saint, fort honoré en Bretagne,
et ailleurs aussi -(i).
(Conté en 1874 par M. Flagelle, de Landerneau.)
(z) Saint Éloi est l'objet d'un culte particulier et très-répandu
en Basse-Bretagne. On l'invoque surtout comme proteaeur des
chevaux, et, le jour de sa fête, et la nuit qui précède surtout, on
voit sur les routes de longues files de chevaux se dirigeant vers
les nombreuses chapelles qui lui sont consacrées, dans le pays. On
les aspet^ge et lave avec de Teau de la fontaine du saint ; on leur
en fait boire aussi, et on suspend aux murs de la chapelle, k l'in-
térieur, des crins arrachés à leurs queues, et souvent même des
queues entières. Les mêmes pratiques superstitieuses ont lieu pour
les bœufs et les vaches, dans les chapelles dédiées à saint Coméli
ou Corneille, & Camac, par exemple, et & saint Herbot, prés de
Huëlgoat.
J'ai vu, il y a une dixaine d'années, dans l'église du Ploêgat-
Moysan, près du Ponthou (Finistère), une sutue de saint Éloi
qui traduisait aux yeux la légende que l'on vient de lire. Il y était
figuré, en effet, en maréchal-ferrant, les manches retroussées, les
bras nus, portant un ublier de cuir et tçnant sur l'enclume un
pied de cheval détaché de l'animal et auquel il adapte un fer. Le
cheval lui-même était à côté, s'appuyant sur trois pieds seule-
ment.
Dans nombre d'églises ou de chapelles de Basse-Bretagne se
voit encore la représentation de cette scène, entre autres dans la
jolie chapelle dédiée & saint Éloi, dans la commune de Louargat,
au pied de la montagne de Bré.
100 LÉGENDES CHRÉTIENNES
Cf. la légende irlandaise recueillie par M. Kennedy, dans son
recueil : Fire-side siorits oj Ireland^ sous le titre de : Comment saint
Éloi fut puni du péché d'orgueil. M. Loys Brueyre, qui l'a traduite
et insérée dans son très -intéressant livre : Contes populaires de la
Grande-Bretagne, l'accompagne de commentaires savants dont
voici une partie :
« Une vieille poésie anglaise, réimprimée par Carrew Hazlitt
(Carrew Hazlitt, Early popular pœiry, vol. III), nous donne une
des formes de la légende précédente sous le titre : Le Forgeron
et sa dam». « Cy commence un traité du forgeron qui se forgea
une dame neuve. »
« Cette légende est la reproduction, sous une forme chrétienne,
d'une ancienne tradition Scandinave. L'ange gardien qui, sous les
traits d'un forgeron, vient rabattre l'orgueil de saint Éloi, n'est
autre que le fameux forgeron Vœlundr de l'Edda, dont tous les
poèmes Scandinaves, allemands et anglo-saxons nous ont trans-
mis les hauts faits, et qui a laissé son nom à une grotte du
comté de Warwick. L'épisode de la jambe du cheval cassée, puis
ressoudée, ne se retrouve pas dans les fragments de poèmes sur
Wœlundr ; mais, dans un grand nombre d'histoires apparentées à
cette légende, nous rencontrons des épisodes analogues à celui-ci.
Un conte d'Asbjœmsen (traduction Dasent) fait accomplir par
un maître forgeron le même exploit que par l'ange gardien (dans
la version bretonne, c'est Jésus-Christ lui-même) de saint Éloi.
Il est même plus habile encore, car d'une vieille femme il peut
fiûre une jeune fille, en la jetant dans sa fournaise. (Voir, pour
cet épisode de la vieille femme changée en jeune fille, en la jetant
dans une fournaise, la légende de La Fiancée de saint Pierre,
page aé du présent volume.)
« La mythologie grecque reproduit le même mythe^sous diffé-
rentes formes. Ainsi, Cérès, voulant rendre immortel son fils
Triptolème,le couchait, chaque nuit, au milieu d'un foyer ardent.
Suivant Pindare, Thètis en faisait autant à Achille ; Médée, digne
sœur de Circé, rendit la jeunesse au vieil Eson, mais elle per-
suada aux filles de Pélias de couper le corps de leur père et de le
DE LA BASSE-BRETAGNE lOI
£aire bouillir dans un chaudron, afin de le rajeunir, ce qui ne leur
. réussit pas aussi bien. »
M. Jean Bladé, dans son intéressant recueil : Contes populaires
recueillis en Agenais, donne également une légende où Jésus-Christ,
voyageant avec saint Pierre et saint Jean, arrive chez un forge-
ron (on ne dit pas que ce soit saint Éloi) et lui donne aussi une
leçon de savoir-faire et d'humilité, en détachant le pied d'un
cheval pour le ferrer plus commodément \ puis viennent d'autres
épisodes qui manquent à la version bretonne. Comparez encore
les deux contes russes : Le Forgeron et h démon ; Le Pope aux yeux
avides^ du recueil de Ralston .
M. J. Q.uicherat croit entrevoir, dans le culte dont saint Éloi
est généralement l'objet^ de la part des forgerons et des maré-
chaux-ferrants, un indice et comme un écho lointain d'un culte
qui' s'attachait, à l'origine, à quelque divinifé gallo-romaine ou
celtique, et dont le sens a été détourné au profit du christianisme,
comme cela se voit très-fréquemment, tant pour les anciennes
légendes et traditions populaires que pour les monuments de
l'antiquité gauloise ou romaine restés l'objet d'un culte païen,
dont on ne pouvait détacher les populations, comme la croix
entée sur le menhir, la chapelle chrétienne bâtie sur un dolmen,
les anciennes fontaines sacrées mises sous le patronage de la
sainte Vierge ou des saints. Voici les paroles mêmes de M. Qjii-
cherat sur ce sujet, dans la Revue des Sociétés savantes :
« Pour moi, je ne serais pas éloigné de croire qu'il y eut dans
l'Olympe gallo-romain un dieu ou un génie forgeron du fer de
cheval. Les singuliers attributs de saint Éloi, dans l'imagerie du
moyen âge, m'ont suggéré cette opinion. Vainement la vie du
célèbre évèque de Noyon a été écrite par un autre évêque, son
contemporain, avec la plus rare exactitude ; vainement cette bio-
graphie présente, sans interruption ni lacunes, l'enchaînement des
travaux du saint, d'abord comme orfèvre attaché à l'administra-
tion des finances de Dagobert, et ensuite comme apôtre de la
Belgique; le peuple, transportant sur sa personne des réminis-
cences d'un autre temps, a fait de lui un maréchal-ferrant. Les
102 LÉGENDES CHRÉTIENNES
peintres et les sculpteurs ont ajouté à son costume d'évèque le
tabUer de cuir; au lieu de crosse, ils lui ont mis dans la main
droite un marteau, tandis que de l'autre main ils lui ont £fdt tenir
un pied de cheval. Pour comble de bizarrerie, ce pied est déuché
de l'animal, qui figure presque toujours, à quelque distance,
a3rant l'une de ses jambes de derrière coupée au jarret. Cette
scène ne se rapporte à aucun texte, et les traditions débitées à
son sujet ne sont que des légendes forgées à posteriori pour
expliquer l'image. Il n'y a rien à dire, sinon qu'on voit là un de
ces mythes païens qui, malgré les eflForts de l'Église, ont pris
place dans le christianisme. Trouvera- t-on que c'est abuser de la
permission des rapprochements que d'établir un lien de parenté
entre les fers votifs des sépultures antiques et les croyances per-
dues dont notre art religieux a conservé la dernière expression ? »
II
POUR AVOIR TRAVAILLE LE JOUR
DE NOËL.
|L y avait une fois un pauvre homme, un
laboureur, nommé Jean L'Andouar, qui
était resté veuf avec plusieurs enfants, trop
jeunes encore pour pouvoir gagner le pain qu'ils
mangeaient. Il était on ne peut plus pauvre et ne
savait comment faire pour élever sa famille hon-
nêtement. Un soir, il était sur le seuil de sa porte.
DE LA BASSE-BRETAGNE IO3
rêveur, triste et inquiet, car il n'y avait plus de pain
à la maison, et ses enfants avaient faim et pleu-
raient; c'était pitié de les entendre. En ce moment
vint â passer un seigneur étranger qui lui demanda :
— Pourquoi donc êtés-vous triste et inquiet de
la sorte, mon brave homme ?
— Hélas I Monseigneur, ce n'est pas sans rai-
son ; mes enfants et moi nous sommes près de
mourir de faim, et il n'y a pas le moindre mor-
ceau de pain à la maison ; et avec cela je n'ai
pas de travail. Je ne sais que faire ; il nous faudra
mourir, pour sûr, si Dieu ne nous vient en aide.
— Si vous voulez travailler pour moi, je vous
paierai bien, reprit l'étranger.
— Je ne demande qu'à travailler, mon Dieu.
— Eh bien I allez, demain matin, couper de
l'ajonc sur la grand'lande, et, au coucher du soleil,
je viendrai vous payer.
— Demain, c'est la fête de Noël, un des plus
saints jours de l'année, et je ne veux 'pas tra-
vailler, un pareil jour ; mais, le lendemain et tous
les jours suivants, si vous voulez, excepté les
dimanches et fêtes observées...
— Adieu, s'il en est ainsi ; d'après ce que je
vois, vous n'avez pas aussi grand besoin que vous
le dites.
•^ Si, mon Dieu, j'ai aussi grand besoin que
possible 1
104 LÉGENDES CHRÉTIENNES
— Faites alors ce que je vous dis, ou crevez de
faim, vous et vos enfants.
Eq ce moment, le malheureux père entendit les.
pleurs et les cris de ses enfants :
— Père, du pain! du pain!!...
Et, le cœur brisé et perdant la tête, il dit :
— Eh bien! je ferai ce que vous me dites, à
cause de mes pauvres enfants ! Dieu aura pitié de
moi, et il me pardonnera.
— C'est bien; travaillez demain, et, au coucher
du soleil, je viendrai vous payer.
Et le seigneur inconnu partit.
Le lendemain, le pauvre homme se leva de bon
matin et fit ses prières, comme de coutume ; puis
il trempa son doigt dans l'eau bénite, fit le signe
de la croix, prit sa faucille et se rendit à la grand'-
lande; et le voilà à couper de l'ajonc. Il tra-
vailla consciencieusement, toute la journée, et
coupa beaucoup d'ajonc. Quand le soleil se cou-
cha, il était bien fatigué. Il s'assit alors sur une
pierre, pour fumer une pipe et attendre qu'on vînt
le payer. Mais il eut beau attendre, celui qu'il
attendait ne vint pas.
— Je suis vraiment bien malheureux ! se dit-il ;.
j'ai passé toute la journée à travailler, sans man-
ger, et à présent, je ne serai sans doute pas payé !
Et le pire de l'affaire, c'est que j'ai travaillé le
jour de Noèl, le saint jour où est né notre San-
DE LA BASSE-BRETAGNE 10^
veur Jésus-Christ! Et mes pauvres enfants qui
n'auront encore rien à manger ce soir !
Son cœur était rempli de douleur et de déso-
lation, et il se mit à pleurer à chaudes larmes.
En ce moment, il vit venir vers lui un autre
inconnu, qu'il ne connaissait pas plus que le pre-
mier ; mais, autant le premier avait Tair dur et
méchant, autant celui-ci paraissait doux et com-
patissant. Il s'approcha de Jean L'Andouar et lui
demanda :
— Qu'avez-vous, mon brave homme, pour
vous désoler de la sorte?
— Hélas ! monseigneur, je suis bien malheu-
reux ! Un seigneur que je ne connais pas vint me
trouver, hier, à ma chaumière, et me dit que, si
je voulais passer la journée d'aujourd'hui à couper
de l'ajonc sur cette lande, il me paierait bien.
Comme je n'ai plus de pain à la maison, et que
mes pauvres enfants y meurent de faim, j'ai,
accepté, quoiqu'à regret, considérant combien ce
jour est saint. J'ai bien travaillé, comme vous le
voyez, et l'étranger qui avait promis de me venir
payer ici, au coucher du soleil, ne vient pas 1
— Il ne viendra pas, mon pauvre homme ;
mais aussi, pourquoi travailler le saint jour de
Noël?
— Hélas ! j'ai eu tort, je le reconnais ; mais
mes pauvres enfants sont à la maison, près de
I06 LÉGENDES CHRÉTIENNES
mourir de faim, et je voulais leur gagner un peu
de pain !
— Regrettez-vous bien sincèrement d'avoir tra-
vaillé le jour de Noël ?
— Oui, mon Dieu, je le regrette bien sincère-
ment !
— Eh bien! je vous paierai votre journée, moi.
Retournez à la maison, et, en arrivant, demandez
ce que vous voudrez : à manger, à boire, des
vêtements, de Targent, en un mot tout ce dont
vous aurez besoin, et vous recevrez aussitôt ce que
vous demanderez. Mais donnez l'aumône aux
pauvres, et n'en refusez jamais aucun.
— Merci bien, mon bon seigneur, et que Dieu
vous bénisse !
Et Jean L'Andouar retourna à la maison, un
peu consolé. Ses enfants étaient sur le seuil de la
porte, l'attendant, et sitôt qu'ils aperçurent leur
père, ils coururent à lui en criant :
— Du pain, père ! du pain !
— Oui, mes pauvres enfants, leur dit Jean,
vous en aurez tout à l'heure.
Et il entra dans la chaumière et, se découvrant
et faisant le signe de la croix, il dit :
— Avec la permission de Dieu, je demande du
pain et un peu de lard pour mes pauvres enfants
et moi, qui mourons de faim.
Et aussitôt il se trouva, il ne sut comment, du
DE LA BASSE-BRETAGNE IO7
pain, du pain blanc et du lard sur la table. Et les
voilà de manger à discrétion, car pain blanc et
lard fumant, il y en avait abondamment.
A partir de ce jour, la vie et le train de mai-
son de Jean L'Andouar devinrent tout autres. Il
acheta des habits neufs pour lui et pour ses
enfants; il fit bâtir une maison neuve, acquit
quelques champs dans le voisinage, et devint un
des plus riches du pays, puisqu'il lui suffisait de
souhaiter quelque chose pour l'avoir aussitôt.
Tout le monde était étonné d'un changement si
subit, et l'on croyait généralement qu'il avait
trouvé un trésor ; quelques-uns l'accusaient même
d'avoir vendu son âme au diable, pour avoir de
l'argent. Tous les pauvres étaient bien accueillis
par Jean L' Andouar et trouvaient chez lui nourri-
ture et vêtements. Et pourtant, comme il arrive
souvent avec le temps, la prospérité endurcit son
cœur, et il en vint peu à peu à oublier sa pre-
mière condition.
Un jour, il donnait un grand repas dans sa
maison, et il y avait invité tous les riches des
environs et les gros bonnets de sa commune. Le
matin, il recommanda à ses valets de ne laisser
entrer aucun mendiant, même dans la cour du
château (il avait à présent un château), car on ne
donnerait pas l'aumône ce jour-là. Deux domes-
tiques, armés de bâtons, furent placés à la porte
I08 LÉGENDES CHRÉTIENNES
\
de la cour, pour en défendre l'entrée à toute per-
sonne qui n'avait pas été invitée. Pourtant, à
l'heure où l'on se mettait à table, il arriva dans
la cour, on ne sait d'où ni comment, un vieux
mendiant couvert de haillons et de plaies hideuses.
Dès que les deux valets qui gardaient la porte
l'aperçurent, ils coururent à lui, en le menaçant
de leurs bâtons.
— Par où êtes-vous entré ici? lui demandèrent-
ils ; sortez vite I
Et en même temps ils levaient sur lui leurs
bâtons pour le frapper.
— Faites l'aumône au pauvre, au nom de
Dieu ! criait le mendiant, d'une voix lamentable.
— Aujourd'hui, on ne donnera pas, lui répon-
dit-on; venez demain, et vous aurez. Allons I
sortez vite!...
Mais le mendiant résistait; il ne voulait pas
sortir, et, élevant davantage la voix, pour être
entendu dans la salle du festin:
— Au nom de Dieu, notre Sauveur, mort pour
nous sur la croix, généreux seigneurs et chari-
tables dames, jetez un morceau de pain à un
pauvre malheureux près de mourir de faim!...
Le seigneur, c'est-à-dire Jean L'Andouar, l'en-
tendit, et, quittant la salle, il vint, outré de
colère, et cria aux valets ;
— Ne vous avais-je pas bien recommandé de
DE LA BASSE-BRETAGNE IO9
ne laisser entrer aucun mendiant ? Chassez-moi
vite ce porte-haillons ! Détachez les chiens sur lui I
On détacha les chiens ; mais ils ne firent aucun
mal au vieux mendiant qui, du reste, se retira
lentement. Jean L'Andouar retourna à la salle du
festin.
Peu après, comme on causait et riait gaîment,
un beau carrosse tout doré et attelé de quatre
chevaux superbes entra dans la cour, avec grand
fracas, et dans le carrosse il y avait un roi ou tout
au moins un prince tout brillant d'or et de pier-
reries. Un domestique se rendit en toute hâte
auprès du maître et lui dit :
— Seigneur, venez vite recevoir un roi ou un
prince qui vient d'entrer dans la cour, en grand
équipage !
Tout le monde se leva de table, en entendant
cela, car le valet, tout troublé, avait parlé à haute
voix, et on courut aux fenêtres.
— Qui donc ' peut être ce beau prince ? se
demandait-on les uns aux autres.
Personne ne le connaissait.
Jean L' Andouar s'avança vers le carrosse, le cha-
peau à la main, et, saluant le prince jusqu'à
terre, il le pria de vouloir bien descendre et de
lui faire l'honneur d'entrer dans sa maison.
— Merci 1 répondit sèchement le prince sup-
posé ; je ne descendrai ni entrerai dans votre mai-
IIO LÉGENDES CHRÉTIENNES
son. Je suis déjà venu ici, il n'y a qu'un instant^
en mendiant, et vous m'avez mal reçu ; vous avez
même fait détacher vos chiens sur moi. A pré-
sent, que je viens dans le costume et avec
l'attirail d'un prince, vous venez me recevoir, le
chapeau à la main, et me prier de vous faire
l'honneur d'entrer dans votre maison. Mais ac-
compagnez-moi d'abord à un endroit non loin
d'ici, car j'ai quelque chose à vous dire.
Et le prince, ou du moins celui que l'on pre-
nait pour un prince, conduisit Jean L'Andouar
sur la grand'lande où il coupait de l'ajonc, le jour
de Noèl, et, arrivé là, il lui dit :
— Avez-vous donc oublié, Jean L'Andouar, en
quel état je vous ai rencontré ici?
Jean se jeta à genoux et demanda pardon, d'un
air suppliant et les mains jointes.
— Vous m'aviez promis d'accueillir bien tous
les malheureux qui se présenteraient à la porte
de votre maison, et vous avez été dur et sans
pitié pour le pauvre, jusqu'à détacher vos chiens
sur lui I Hélas ! la prospérité vous a bien vite fait
oublier votre première condition ! A présent, vous
redeviendrez comme je vous trouvai ici, le jour
que vous savez. Pourtant, avec un sincère repen-
tir et en faisant dure pénitence, vous pourrez
encore obtenir votre pardon !
L'inconnu disparut alors, et Jean L'Andouar se
DE LA BASSE-BRETAGNE III
retrouva sur la grand'lande, pauvre comme
devant, et sa belle maison et tous ses biens dispa-
rurent, et à leur place se trouva une misérable
chaumière, aux murs d'argile et ouverte à tous les
vents.
Le mendiant couvert de haillons et le beau
prince, c'était tout un, le bon Dieu lui-même.
L'autre seigneur, celui qui fit travailler Jean
L'Andouar le jour de Noël, c'était le diable !
(Conté par MargueriU Philippe.)
III
LES TROIS FILS, OU LA FÊTE
DE SAINT JOSEPH.
N bon fermier, nommé Joseph Nédélec,
observait tous les ans la fête de saint
Joseph, son parrain. Ce jour-là, on ne
travaillait pas chez lui, et il assistait, avec tous les
gens de sa maison, à une grand'messe qu'il fai-
sait célébrer. Il avait trois fils. Une année, son
fils aine tomba malade le jour de la fête de saint
Joseph, et il mourut le lendemain. Il le regretta
112 LÉGENDES CHRÉTIENNES
beaucoup et fit dire un grand nombre de messes
à son intention.
L'année suivante, son second fils tomba aussi
malade le jour de la fête de saint Joseph, et mourut
également le lendemain. Il en fut si affecté, qu'il
faillit en perdre la raison. On disait dans le pays :
— Voyez donc- ce qui est arrivé à Joseph
"NédélecI A quoi lui sert de célébrer la fête de
saint Joseph, son patron, puisque ses enfants
tombent malades ce jour-là même, et meurent le
lendemain?
Si bien que Joseph Nédélec lui-même dit :
— Eh bien! je ne célébrerai plus la fête de
saint Joseph, puisqu'il me prend mes enfants.
L'année qui suivit, quand vint le jour de la
fête de son patron, Joseph Nédélec fit atteler les
boeufs à la charrue dès le matin, et tous ses
domestiques vaquèrent à leurs travaux, comme
un jour ordinaire. Quant à lui, il monta sur sa
haquenée blanche et se rendit à la ville voisine
pour s'y divertir toute la journée.
Il avait un bois à traverser. A peine eut-il fait
quelques pas dans ce bois, qu'il aperçut un homme
pendu à la branche d'un chêne, au bord de la
route.
— Quelque voleur, sans doute, à qui l'on a
rendu la justice qu'il méritait, se dit-iL
Mais, à mesure qu'il approchait du pendu, il
DE LA BASSE-BRETAGNE JI3
Il I - T
trouvait qu'il ressemblait beaucoup à son fils
aîné. Cela l'impressionna un peu ; il passa outre
cependant. Un peu plus lom, il trouva un second
pendu, au bord de la route, et celui-ci ressemblait
à son second fils.
— Qjie signifie ceci ? se dit-il.
Il en fut très-érau, et il eut peur. Il tourna la
bride à son cheval et revint sur ses pas.
A peine fut-îl sorti du bois, qu'il rencontra un
vieillard à la barbe longue et blanche, et qui lui
parla de la sorte :
— Bonjour à vous, Joseph Nédélec.
— A vous pareillement, grand-père, répondit-il.
— Attendez un peu ; n'allez pas si vite, je vous
prie. N'avez-vous vu rien d'extraordinaire dans
le bois ?
— Non sûrement, si ce n'est pourtant deux
pendus; des voleurs, sans doute.
— Ne lés avez -vous donc pas reconnus? Les
avez-vous bien regardés?
— Oui, il m'a semblé qu'ils ressemblaient un
peu aux deux fils que j'ai perdus. Mais mes
pauvres enfants sont morts, l'un depuis deux
ans, et l'autre il y a juste un an aujourd'hui.
— Oui, et le troisième est en ce moment ma-
lade sur son lit et près de mourir aussi.
— Ma malédiction alors sur saint Joseph, qui
m'enlève tous mes enfants !
8
114 LÉGENDES CHRÉTIENNES
— Ne parlez pas de la sorte, Nédélec, car si
saint Joseph vous a enlevé vos enfants, c'est pour
leur bien et le vôtre, parce que vous observiez
religieusement sa fête tous les ans. Vos enfants
auraient mené une vie coupable et criminelle, s'il
les eût laissés vivre ; ils auraient commis de
grands crimes et auraient été pendus avant d'avoir
atteint Tâge de vingt ans. Au lieu que, à présent^
ils sont dans le ciel, ils sont sauvés 1 Continuez
d'observer religieusement la fête de votre patron
saint Joseph, et vous vous en trouverez bien, un
jour viendra.
Le vieillard disparut alors dans le bois, et
Joseph Nédélec retourna promptement à la mai-^
son. En y arrivant, il fit dételer les chevaux et les
bœufs, et cesser tous les travaux. Puis il passa le
reste de la journée à prier saint Joseph, son
patron.
. Son troisième fils, qui était près de mourir
quand il arriva à la maison, était complètement
guéri pour le lendemain matin.
Joseph Nédélec continua, jusqu'à sa mort,,
d'observer religieusement la fête de saint Joseph.
Le vieillard qu'il avait rencontré, au sortir du
bois, était le bon Dieu lui-même (i).
(Conii par Marguerite Philip.)
^i) A rapprocher de la Pauvrt vieille mère, des frères Grimm^
DE LA BASSE-BRETAGNE II5
IV
LE BON DIEU ET LA SAINTE VIERGE
PARRAIN ET MARRAINE.
(première version)
|L y avait une fois un pauvre homme et
une pauvre femme, gens craignant Dieu
et qui avaient beaucoup d'enfants. Il leur
en vint cependant un de surcroît, et les voilà bien
embarrassés de lui trouver un parrain et une mar-
raine. L'homme passa sa veste des dimanches,
prit son penn-ha^y se signa avec de Teau bénite,
et il se mit ensuite en route, à la recherche de
deux personnes charitables qui voulussent bien
tenir son nouveau-né sur les fonts baptismaux
pour recevoir Teau du baptême. Il n'alla pas loin
qu'il rencontra un vieillard vénérable, à la barbe
longue et blanche.
— Où allez-vous ainsi, mon brave homme? lui
demanda le vieillard.
— Ma femme vient de me donner encore un
enfant, et je vais chercher un parrain et une mar-
raine pour le faire baptiser. Mais, hélas 1 j'ai eu
tant d'enfants, que presque tous mes voisins
Il6 LÉGENDES CHRÉTIENNES
m'ont déjà assisté, en pareille occasion, et je ne
sais plus à qui m'adresser.
— Eh bien 1 retournez à la maison, car je serai
le parrain de votre enfant nouveau-né, et je me
charge de lui procurer aussi une marraine. Trou-
vez-vous demain dans l'église de votre paroisse,
à l'heure de midi, et amenez l'enfant ; son par-
rain et sa marraine y seront à l'attendre.
L'homme revînt chez lui, tout joyeux de sa
rencontre.
— As-tu donc trouvé si vite un parrain et une
marraine? lui demanda sa femme, en le voyant
rentrer.
— Oui, femme, j'ai trouvé parrain et marraine,
répondit-il.
— Qjii sont-ils donc?
— J'ai rencontré en mon chemin un vieillard
à la barbe longue et blanche qui avait bien bonne
mine, et il s'est offert pour être le parrain de
notre enfant, et il a promis de nous procurer
aussi une marraine.
— Comment 1 Jean, un homme que tu ne con-
nais pas ! Encore, s'il a bonne mine, comme tu
le dis, et si c'est un honnête homme I
— Pour cela, oui, il a bonne mine, et ce doit
être un honnête homme, ou je me trompe bien.
Le lendemain, vers onze heures, le père se
rendit au bourg avec son enfant et une femme
DE LA BASSE-BRETAGNE II7
j
qui le portait. C'était tout le cortège. A midi
sonnant, ils entraient dans l'église. Le vieillard à
la barbe blanche les y attendait avec une belle
dame. L'enfant fut baptisé et nommé Emma-
nuel.
En sortant de l'église, le parrain donna plu-
sieurs pièces d'or au père et lui dit :
— Retournez tout droit à la maison, sans en-
trer dans aucune auberge. Vous achèterez du pain
blanc, de la viande et du vin, et ne laisserez man-
quer de rien ni la mère ni l'enfant; voici de l'ar-
gent ; nous irons vous voir sans tarder.
Le parrain et la marraine s'en allèrent ensemble,
et Jean s'en retourna à la maison avec son enfant
et la femme qui le portait, et chargé de provisions.
Ce soir-là, l'on soupa bien dans sa pauvre chau-
mière, ce qui n'était pas arrivé depuis longtemps,
et l'on fut joyeux.
Au bout de quelque temps, le vieillard à barbe
blanche vint voir son filleul.
— Comment va mon filleul Emmanuel? de-
manda-t-il.
— Il vient très-bien, répondit le père.
— Jésus, monseigneur, dit la mère, c'est donc
vous qui êtes le parrain d'Emmanuel? Que j'ai
de joie de vous voir,, et que nous vous sommes
reconnaissants 1
Le vieillard embrassa tous les enfants et leur
Il8 LÉGENDES CHRÉTIENNES
donna à chacun une pièce d'or, et, comme il se
disposait à partir, la mère lui dit :
— Nous serions heureux de voir aussi la mar-
raine.
— Eh bien ! elle viendra dans quelques jours,
répondit-il.
Puis il s'en alla.
La marraine vint, en effet, trois jours après.
Elle avait aussi bien bonne mine. Elle caressa et
embrassa tous les enfants, et donna de l'argent à
leur mère pour leur acheter à chacun un habit
neuf. Elle en donna encore pour envoyer Emma-
nuel à l'école.
L'enfant fut envoyé à l'école, chez des moines
qui étaient dans le voisinage, et il apprenait tout
ce qu'il voulait ; de plus, il était d'un caractère
doux, aimant et docile, et ses maîtres étaient très-
contents de lui.
Quand il fut arrivé en âge de faire ses pre-
mières pâques, comme il s'en revenait seul à la
maison, la veille de ce beau jour, il rencontra sa
marraine sur sa route, et elle lui parla de la sorte :
— Demain, mon enfant, sera un bien beau
jour pour vous et pour moi aussi. Je serai dans
l'église pour assister à votre première commu-
nion. Vous me verrez, mais nul autre que vous
ne me verra. Ne vous étonnez pas de cela ; plus
tard, vous en saurez la raison.
DE LA BASSE-BRETAGNE II9
Et die embrassa l'enfant et disparut.
Le lendemain, Emmanuel, proprement vêtu et
tenant à la main un beau cierge, était dans
l'église de sa paroisse, assistant à la grand'messe,
parmi les autres enfants de son âge. Tout à coup,
au momept de communier, sa marraine apparut
devant lui, le regardant et lui souriant. Elle était
si belle, si éclatante, que toute l'église en était
illuminée.
Quand la messe fut terminée, le recteur invita
Emmanuel à dîner au presbytère, avec quelques-
uns de ses camarades parmi les plus sages.
Avant la fin du repas, une dame parut dans la
salle, venue on ne sait comment, et visible à tous,
cette fois. Elle était si belle, qu'elle éclairait tout
autour d'elle, comme le soleil béni du bon Dieu.
Le recteur, troublé par cette apparition, resta muet
d'étonnement quelque temps, puis il invita la dame
à s'asseoir :
— Merci ! répondit-elle ; je viens chercher mon
filleul Emmanuel.
— C'est donc vous, madame, qui êtes la mar-
raine d'Emmanuel ?
— Oui, je suis sa marraine, et je viens le
chercher pour venir avec moi au paradis, où il
trouvera aussi son parrain.
Et elle prit Emmanuel par la main, et ils dis-
parurent sans qu'on pût savoir comment.
120 LÉGENDES CHRÉTIENNES
Cette belle dame était la sainte Vierge Marie^
qui était venue prendre son fiUeul pour Temmener
avec elle au ciel.
(Conté par Catherine LeBir, mendiante,
de Louargat, Cétes-du-Nord.)
r'iî.'v-
V
LE DIABLE ET LA SAINTE VIERGE
PARRAIN ET MARRAINE.
(seconde version)
|N jour, un pauvre homme, un sabotier^
dit-on, se mit en route de bon matin
pour chercher parrain et marraine pour
un fils qui lui venait de naître. C'était son neu-
vième enfant, et déjà, en pareil cas, il avait eu
recours à presque tous ses voisins. Et puis, tout
le monde ne se soucie pas de nommer les enfants
des pauvres ; ceux des riches, c'est différent.
Il était triste et soucieux, et craignait d'essuyer
un refus, là où il allait s'adresser. Chemin faisant,
il rencontra un seigneur inconnu, bien mis, pa-
DE LA BASSE-BRETAGNE 121
' ' ■ ■■
raissant riche, mais qu'il n'avait jamais vu dans
le pays.
— Où allez-vous ainsi, mon brave homme, lui
demanda l'étranger, et pourquoi êtes-vous si
triste?
— Si je suis triste, monseigneur, répondit le
pauvre homme, c'est que j'ai bien raison de
l'être. .
— Voyons, dites-moi ce que c'est, et peut-être
pourrai-je vous être utile.
— Ma femme vient encore d'accoucher, et je
vais chercher parrain et marraine pour le nouvel
enfant que Dieu nous envoie ; mais, comme c'est
le neuvième, je ne sais plus à quelle porte aller
frapper.
— Eh bien ! si ce n'est que cela, tranquillisez-
vous; je serai le parrain de votre enfant. Assurez-
vous d'une marraine, puis trouvez-vous demain
matin, à dix heures, avec la marraine et l'enfant,
dans le porche de l'église de la commune, et je
vous y rejoindrai.* A demain donc, et comptez
sur moi.
Et l'inconnu s'en alla.
Le sabotier continua sa route, un peu moins
triste, et se félicitant de sa rencontre.
— Cet étranger doit être riche, se disait-il en
lui-même, et ce sera, sans doute, un bon parraia
pour mon enfant.
122 LÉGENDES CHRÉTIENNES
Comme il marchait, rêvant ainsi, il se trouva
tout d'un coup en présence d'une belle dame
qu'il n'avait jamais vue non plus, mais, qui lui
parut aussi douce et bonne qu'elle était belle.
— Bonjour, mon ami, lui dit l'inconnue.
— Bonjour, madame, répondit l'homme, un
peu troublé.
— Je sais que votre femme vient de vous
donner un neuvième enfant, et que vous lui cher-
chez une marraine ; je sais aussi que vous avez
déjà trouvé un parrain. N'allez pas plus loin, car
je servirai de marraine à votre enfant, et demain
matin, à dix heures, je me trouverai dans le
porche de l'église, où le parrain vous a donné
rendez- vous. Soyez-y donc avec le nouveau-né,
et retournez à présent à la maison, auprès de
votre femme.
La belle dame disparut alors dans un bois, au
bord de la route, et le sabotier, content et joyeux,
s'en retourna à sa hutte et raconta à sa femme
ses deux rencontres. Ils se réjouirent tous les
deux de l'aventure et attendirent avec impa-
tience.
 dix heures, le lendemain matin, chacun fut
exact au rendez-vous, et l'enfant fut baptisé par
le vieux recteur de la paroisse et reçut le nom de
Robert. Le parrain donna au père plein son cha-
peau de pièces d'or toutes neuves et luisantes, et
DE LA BASSE-BRETAGNE I23
lui recommanda d'avoir soin de son filleul et de
l'envoyer à l'école. Qjiand il aurait douze ans, il
viendrait le prendre, pour l'emmener avec lui à
son château, afin d'y achever son éducation.
La marraine insista pour qu'on lui apprît de
bonne heure à prier, à être dévot à la sainte
Vierge surtout, à respecter ses parents et à vivre
dans la crainte de Dieu. Elle donna aussi au sabo-
tier une nappe nourricière, qui lui procurerait à
souhait la nourriture du corps et ne le laisserait
manquer de rien, lui et sa famille.
Puis le parrain et la marraine s'en allèrent,
mais non ensemble, suivant chacun une direction
opposée.
Dès ce moment, l'aisance et le bonheur entrè-
rent dans la hutte du sabotier, et un changement
si subit et si complet intrigua les habitants de la
commune et leur fit même des jaloux.
L'enfant venait bien. Il était bien constitué et
intelligent. Q.uand il eut six ans, le recteur de la
paroisse commença de lui faire l'école, et il faisait
des progrès rapides et apprenait tout ce qu'on lui
montrait. Ses parents l'avaient voué à la sainte
Vierge, et il allait tous les jours prier avec eux ou
seul, dans une vieille chapelle qui se trouvait
dans leur voisinage. Sa marraine lui apparaissait
souvent dans cette chapelle, et elle lui donnait de
bons conseils et l'exhortait à être dévot à la sainte
124 LÉGENDES CHRÉTIENNES
Vierge, qui ne l'abandonnerait pas, dans le dan-
ger,.. Et elle le regardait d'un air triste et
doux, et peu s'en fallait qu'elle ne pleurât. Ces
entretiens avec sa marraine étaient remplis de
charme pour Robert, et dès qu'il avait un mo-
ment à lui, il courait à la chapelle.
Quant à son parrain, depuis le jour du bap-
tême, on ne l'avait pas revu, et il paraissait se
souder assez peu de son filleul.
Cependant, l'enfant courait vers ses douze ans.
Un soir qu'il était seul dans la chapelle, priant
devant l'image de la sainte Vierge, selon son
habitude, sa marraine lui apparut, plus triste que
d'ordinaire, et lui parla de la sorte :
— Courage, mon enfant; n'oubliez pas la
mère de Dieu, et elle, à son tour, ne vous ou-
bliera pas, dans le danger. Car il est temps de
vous l'apprendre, vous êtes menacé d'un grand
danger, et cela de la part de votre parrain. Votre
parrain, mon pauvre enfant, n'est pas un honnête
homme, et il faut vous en méfier et ne lui obéir
qu'après m'avoir demandé conseil. Vous le verrez
sans doute aujourd'hui, et il vous dira de ne pas
m' obéir et de ne prendre conseil que de lui ; mais,
ne r écoutez pas, et restez-moi toujours fidèle.
Et ayant ainsi parlé, elle disparut, et des larmes
paraissaient briller dans ses yeux.
Robert fut troublé de ce qu'il venait d'entendre,
DE LA BASSE-BRETAGNE 12$
et il pria, ce jour-là, plus tard que d'ordinaire.
Comme il s'en retournait à la maison, rêveur et
pensif, il rencontra un seigneur inconnu et qui lui
fit peur, à première vue. C'était son parrain.
— Bonsoir, înon filleul, lui dit l'étranger ;
comme te voilà déjà un grand et beau garçon!...
Il est vrai que tu vas avoir douze ans, et tu sais
sans doute (car ton père a dû te le dire) qu'il est
convenu entre nous, ton père et moi, que le jour
où s'achèvera ta douzième année, tu viendras avec
moi, pour que je termine ton éducation.
Et comme l'enfant le regardait d'un air effaré
et paraissait avoir peur :
— Ne crains rien, mon enfant, ajouta-t-il, car
je t'aime bien, et dans mon château, tu seras
beaucoup mieux que chez ton père, et tu y trou-
veras à souhait tout ce que tu pourras désirer :
bonbons, jouets... enfin, rien ne t'y manquera.
Ne veux-tu pas venir chez ton parrain, dis?
Et il voulut l'embrasser. Mais l'enfant fit la
moue, détourna la tête et dit :
— Ma marraine m'a dit de ne pas vous
écouter.
— Ta marraine? Mais tu la connais donc, ta
marraine?
— Oui, et je la vois souvent, quand je vais
faire ma prière devant l'image de la sainte Vierge,
dans la chapelle, et elle me dit d'être sage.
126 LÉGENDES CHRÉTIENNES
d*aimer le bon Dieu et la sainte Vierge, et elle
nous vient en aide, car elle nous a donné une
nappe nourricière qui nous fournit tout ce que
nous désirons à manger et à boire, au lieu que
vous, si vous êtes bien mon parrain, comme
vous le dites, vous ne vous souciez guère ni de
votre filleul, ni de son père et sa mère, car vous
ne venez jamais nous voir.
— Eh bien ! je te défends d'aller désormais à
la chapelle où tu vois ta marraine, et prends
garde de me désobéir... Du reste, bientôt tu vien-
dras avec moi à mon château ; ton père le sait
bien, et ta marraine aussi, et elle n'y peut rien.
Et il s'en alla, l'air fort mécontent.
Robert ne répondit rien à cette menace ; mais
il était bien résolu à continuer d'aller à la cha-
pelle, comme devant.
Et en effet, comme il s'y rendait, le lendemain,
selon son ordinaire, il rencontra sur sa route son
parrain, qui lui dit avec colère :
— Je t'ai défendu de retourner à cette cha-
pelle !
L'enfant se mit à courir, et, comme il n'avait
plus que quelques pas à faire pour atteindre la
chapelle, il parvint à y entrer, tandis que son
parrain, n'osant le poursuivre jusque-là, restait
dehors à maugréer et à tempêter. La marraine l'y
attendait, et il lui raconta tout.
DE LA BASSE-BRETAGNE \TJ
— Courage ! lui dit-elle, et nous finirons par
triompher de l'ennemi. Continuez de venir me
voir tous les jours, malgré ce que pourra vous
dire votre parrain. Votre père, hélas! a pro-
mis de vous livrer à lui, quand vous aurez atteint
Tâge de douze ans, et il faut que la promesse
s'accomplisse. Dans quelques jours, le terme sera
échu, et il viendra vous réclamer. Mais venez ici,
de bon matin, avant le lever du soleil, et je ferai
ce qu'il faudra pour vous arracher à Tennemi.
— Mais qu'est-ce donc que mon parrain, mar-
raine, pour être si méchant?
— Vous le saurez plus tard, mon enfant. En
attendant, restez-moi toujours fidèle, et faites tout
de point en point comme je vous le dirai.
— Je le ferai, ma bonne marraine, soyez-en
bien sûre.
Et la marraine et le filleul se séparèrent
là-dessus.
La veille du jour fatal, la mère dit à son fils
avec tristesse :
— Demain, mon fils, ton parrain doit venir te
chercher, pour t'emmener avec lui à son château,
et peut-être serons-nous longtemps sans nous
revoir.
— Je le sais, ma mère, répondit Robert ; mais
ne vous en inquiétez pas trop, et ayez, comme
moi, confiance dans ma marraine, qui veille tou-
128 LÉGENDES CHRÉTIENNES
jours sur nous et ne m'abandonnera pas, à Theure
du danger. Demain matin, de bonne heure, avant
le lever du soleil, nous irons ensemble à la cha-
pelle, pour nous mettre sous sa protection, et
aussi sous celle de la mère de Dieu.
La mère approuva fort l'idée de son fils, et le
lendemain, ils étaient tous les deux dans la cha-
pelle, bien avant le lever du soleil, agenouillés
devant l'image de la sainte Vierge, et l'implorant
avec ferveur. Cependant, Robert ne voyait pas
venir sa marraine, comme à l'ordinaire, et cela
l'inquiétait. Ils redoublèrent de prières, à genoux,
sur les dalles froides et nues, et la marraine ne
venait toujours pas, et Robert commençait à avoir
peur. Soudain, ils entendirent au dehors une
voix qui leur glaçait le sang et qui criait :
— Robert! Robert!... c'est ton parrain qui
vient te chercher, car le moment est venu... Sors
vite de là, et viens avec moi!...
Mais Robert ne répondait pas. Sa mère et lui,
dans les bras l'un de l'autre et confondant leurs
larmes, invoquaient la mère de Dieu, mettant en
elle tout leur espoir. Cependant ils entendaient
un grand bruit au dehors, avec des menaces, des
blasphèmes, des malédictions. Puis la même voix
criait encore, effrayante et plus pressante :
— Robert!... sors vite, ou j'emporte ton père à
ta place!...
DE LA BASSE-BRETAGNE I29
^__^ I _^ — ^
Robert jeta un dernier regard autour de lui,
xJierchant toujours sa marraine, et ne Tapercevant
pas, éperdu de douleur, il s* écria :
— Adieu ! ma mère !
Et il se dirigea vers la porte. Mais sa mère
se traînait à ses pieds et s'attachait à ses habits
«n criant:
— Ne sors pas, mon fils ; reste, reste ici, sous
la protection de la mère de Dieu !
— Robert! Robert!... J'emporte ton père, si
tu ne viens pas à l'instant I... cria encore son par-
rain, dehors.
Robert fit un nouvel effort pour sortir ; mais sa
mère se précipita devant lui, sortit elle-même et
referma la porte sur son fils.
— Où est mon filleul? Il me le faut! lui cria
l'étranger, furieux et effrayant à voir.
— Il est là-dedans, dit-elle, en montrant la
chapelle.
— Dis-lui de sortir vite, pour que je l'emporte,
car il m'appartient.
— Non, je ne lui dirai pas de sortir ; allez le
chercher là-dedans, si vous l'osez.
Et le diable (car c'était le diable), furieux et
rugissant, tournait autour de la chapelle, en pous-
sant des cris épouvantables ; mais il n'osait pas y
entrer.
— Eh bien ! liurla-t>il enfin, puisqu'il en est
9
IJO LÉGENDES CHRÉTIENNES
ainsi, j'emporte le père et la mère, et ils seront
damnés pour Téternité I . . .
En entendant ces derniers mots, Robert sortit
et dit :
— Me voici !
— Il était temps ! cria Tautre ; viens vite en
croupe sur mon cheval, et partons 1...
Et le diable s'avança pour mettre la main sur
lui i mais, en ce moment, la marraine se dressa
soudain entre le filleul et le parrain, et elle dit à
ce dernier, d'un air d'autorité irrésistible :
— Ne touchez pas à cet enfant I . . .
Le démon poussa un cri épouvantable, re-
monta à cheval et disparut, au milieu du tonnerre
et des éclairs.
Alors la marraine dit à son filleul :
— Retournez à la maison, à présent, avec votre
père et votre mère, et ne craignez plus rien.
— Venez aussi avec nous, marraine, dit Robert.
— Je n'irai pas avec vous, mon enfant; mais^
quand vous serez encore en danger, j'arriverai
pour vous protéger. Allez donc, et ayez confiance
en moi.
Et ils se dirigèrent tous les trois vers leur habi-
tation. Mais leur ennemi les guettait, caché au.
bord de la route. Il se précipita sur Robert et vou-
lut le mettre sur son cheval, pour l'emporter. ,
L'enfant résista, cria et appela sa marraine :
DE LA BASSE-BRETAGNE 131
I
— Je ne veux pas aller avec vous. Ma mar-
raine I ma marraine I venez vite à mon secours I . . .
La marraine arriva à Tinstant et arracha l'en-
fant au ravisseur.
— Cet enfant est à moi, et je le veux! cria le
parrain, furieux.
— Venez donc le prendre, répondit la marraine
avec calme.
Et il hurlait et écumait de rage; mais il n'osait
toucher ni à Tenfant, ni à sa protectrice. Il lui
fallut encore céder, et il s'enfuit, en faisant un
vacarme épouvantable.
— A" présent, mon enfant, vous viendrez avec
moi, dit alors la marraine à Robert.
Puis, s'adressant à son père et à sa mère :
— Et vous, retournez à la maison, bonnes
gens, et soyez sans crainte au sujet de votre fils,
car je ne l'abandonnerai pas.
Le père et la mère rentrèrent chez eux, et
Robert suivit sa marraine, qui le conduisit à la
chapelle. Là, elle lui parla de cette façon :
— Tout n'est pas fini, mon enfant, et il vous
reste encore une épreuve difficile à subir. Il vous
faudra, à présent, aller jusqu'au château de votre
parrain, puisque votre père a eu l'imprudence '
de lui promettre que vous y iriez, quand vous
auriez atteint l'âge de douze ans, et le moment
est venu. Votre parrain, mon pauvre enfant, est
132 LÉGENDES CHRÉTIENNES
le diable, et si vous manquiez à ia parole donnée,
ce serait votre père lui-même qui serait obligé
d'aller en enfer à votre place.
L'enfant frémit en entendant ces paroles.
— Pourtant, ne craignez rien, continua sa mar-
raine; faites tout comme je vous dirai; ayez con-
fiance en moi, . qui ne vous abandonnerai pas
dans le danger, et vous sauverez votre père et
vous-même, et d'autres personnes encore.
Puis elle le conduisit derrière l'autel, lui fit voir
l'entrée d'un souterrain qui pénétrait dessous et
lui dit :
— Entrez là, dans ce souterrain ; suîvez-le
jusqu'au bout, et quoi que vous puissiez voir et
entendre, ne perdez pas courage; je serai tou-
jours à vos côtés, pour empêcher qu'il vous arrive
du mal, bien que vous ne me voyiez pas.
Robert entra en tremblant dans le souterrain.
Mais â peine y eut-il fait quelques pas qu'il cria :
— J'ai peur, marraine!... Il fait trop noir ici;
je n'y vois goutte.
— Allez toujours, mon enfant; invoquez la
sainte Vierge, et elle vous donnera le courage
nécessaire. '
Et il récita un Ave Maria et n'eut plus peur,
et marcha alors résolument. Il arriva â l'extré-
mité du souterrain et y vît un château rempli de
feu et de flammes, et d'où sortaient des cris, des
DE LA BASSE-BRETAGNE 133
imprécations, des blasphèmes, un vacarme épou-
vantable 1 Son parrain l'aperçut qui n'osait plus
avancer, et il courut au devant de lui.
— Ah! te voilà donc enfin, mon filleul. Tu
as bien fait de venir; entre, et sois le bien-
venu.
— Il faut tenir la parole donnée, répondit
Robert, et je suis venu, pour dégager celle de mon
père.
— Fort bieni Viens donc que je te fasse visiter
mon royaume.
Et son parrain, qui était le maître de ces lieux,
le promena dans cet immense château aux nom-
breux compartiments, tous remplis de feu et de
flammes, et où des diables hideux tourmentaient
les pauvres âmes des réprouvés. 11 vit des sup-
plices et des tortures de toute sorte ; il vit des
damnés qui se tordaient, et qui hurlaient dans des
étangs de poix bouillante et des rivières de plomb
fondu. Et ils maudissaient les plaisirs, les passions
et les vanités du monde, cause de leur damna-
tion, et blasphémaient Dieu, et l'appelaient tyran
et bourreau. Robert frémissait d'horreur et dé-
tournait la tête, et bientôt il cria :
— Assez I assez! Je veux m'en aller d'ici!...
Et il essaya de s'enfuir et de retourner sur la
terre. Mais son parrain s'y opposa, et il se mit
alors à crier :
134 LÉGENDES CHRÉTIENNES
— Ma marraine ! ma bonne marraine, venez
vite à mon secours 1
Aussitôt sa marraine se trouva à côté de lui,
blanche et radieuse, et calme, dans ces lieux rem-
plis de ténèbres, de supplices et de douleurs. Et
soudain, les damnés cessèrent de souffrir, et aux
cris, aux imprécations, aux hurlements affreux
succédèrent un grand calme et un grand silence,
et le diable alla se cacher au fond de la plus pro-
fonde de ses fournaises ardentes.
— Prenez le pan de ma robe, mon enfant, dit
alors la marraine à Robert, et allons-nous-en,
car la promesse de votre père, est maintenant
accomplie, puisque vous êtes venu trouver votre
parrain dans son château, où il n'a pas pu vous
garder.
Robert prit le pan de la robe de sa marraine, et
celle-ci, l'entraînant à sa suite, s'envola à travers
les ténèbres, comme un ange blanc, laissant après
elle une longue traînée de lumière. Dès qu'ils
furent partis, les supplices, les tortures, les cris, les
imprécations et les blasphèmes recommencèrent
de plus belle.
Robert se retrouva bientôt dans la chapelle,
avec sa marraine, et celle-ci lui parla alors de
cette façon :
— Te voilà heureusement revenu de ton
voyage dans l'enfer, mon enfant, et ton parrain
DE LA BASSE-BRETAGNE I35
n'a plus aucun pouvoir ni sur toi ni sur ton père.
Mais il te faut encore aller en purgatoire. Ne crains
rien; ce second voyage ne sera pas aussi pénible
que le premier, et aie toujours confiance en moi,
<et je ne t'abandonnerai pas, au moment du danger.
£t elle le fit descendre dans le même sou-
terrain, sous l'autel, et il arriva sans encombre au
purgatoire. Là, il vit encore des malheureux sup-
pliciés et torturés de toutes les façons, et en
grand nombre, de tous les âges et de toutes les
conditions, même des papes, desévêques et des
prêtres. Pourtant, ils paraissaient souffrir moins
que ceux qui étaient dans l'enfer, et ils étaient
moins horribles à voir. Il reconnut parmi eux son
grand-père et sa grand'mère, décédés depuis
quelque temps. Et ils tendaient leurs mains sup-
pliantes vers lui et lui criaient :
— Délivrez-nous ! délivrez-nous d'ici !
A cette vue, il fut sur le point de défaillir.
— Hélas 1 leur dit-il, je ne puis vous délivrer
moi-même, mais je prierai ma marraine de le
faire.
— Qjii est donc ta marraine ?
— Je ne le sais pas bien ; mais elle est très-
puissante, elle fait tout ce qu'elle veut.
Il revint alors sur ses pas, triste et pensif, mais
sans éprouver d'obstacle, cette fois, et il se re-
trouva dans la chapelle. Sa marraine l'y atten-
136 LÉGENDES CHRÉTIENNES
dait. Il lui raconta tout ce qu'il avait vu et en-
tendu, et lui demanda si elle ne pouvait pas
délivrer son grand-père et sa grand*mère.
— Avant cela, lui répondit-elle, tu dois faire
un troisième voyage, mais dans lequel je t'ac-
compagnerai, cette fois« et qui sera beaucoup
moins pénible et moins désagréable que les deux
autres. Je veux, à présent, te faire visiter aussi
ma demeure.
Et elle le conduisit dans le paradis. Comme
c'était différent des lieux ténébreux et maudits
qu'il avait visités précédemment! Ici, tout était
lumière, chants, mélodies, parfums délicieux^
joie et bonheur I...
Sa marraine le présenta au bon Dieu, qui le
reçut en souriant et lui dit :
— Soyez le bienvenu, heureux protégé de ma.
mère I
Et ce fut alors seulement qu'il reconnut que sa
marraine était la sainte Vierge.
Celle-ci l'envoya bientôt après au purgatoire
pour y chercher son grand-père et sa grand'mère,
qu'il y avait vus, lors de son premier voyage. Il
y alla tout joyeux et les ramena, heureux et
chantant les louanges du Seigneur.
Son père et sa mère vinrent aussi les rejoindre
bientôt après, et ils se trouvèrent ainsi réunis
dans le royaume de Dieu.
DE LA BASSE-BRETAGNE I37
Ceci montre, bonnes gens, combien il est dan-
gereux de prendre pour parrain le premier venu.
(Conté par Rose Ktrambrun, Prat (Cdtet-dihNord), août 187 j.y
-t-'îyO'"»-
VI
JÉSUS-CHRIST ET LE BON LARRON, .
|OSEPH et Marie fuyaient vers TÉgypte avec
leur enfant, l'enfant Jésus, pour le sous-
traire à redit du cruel Hérode, qui ordon-
nait le massacre de tous les nouveau-nés, dans la
Judée. La mère et l'enfant étaient montés sur un
âne ; le père les précédait de quelques pas, et ils
allaient ainsi, comme de pauvres gens qu'ils
étaient, mettant toute leur confiance dans la pro-
tection de Dieu.
Une nuit, ils furent surpris par un violent orage :
éclairs, tonnerre et pluie torrentielle. Us frap-
pèrent à la porte de la première habitation qu'ils
rencontrèrent et demandèrent T hospitalité pour
la nuit. La maison avait bonne apparence et pa-
raissait habitée par des gens à Taise, sinon riches.
138 LÉGENDES CHRÉTIENNES
Une femme vint ouvrir et répondit à leur de-
mande :
— Je ne puis vous loger, mes pauvres gens,
•car mon mari est un brigand inhumain et cruel,
bien connu dans le pays, et si je vous reçois,
quand il rentrera, il vous jettera à la porte et
vous maltraitera peut-être.
— Ayez pitié de notre simation, dit alors
Marie, et surtout de ce pauvre petit enfant qui
périra, sans doute, s'il nous faut passer la nuit
dehors. Voyez le temps aHreux qu'il fait !
— Je vous plains de tout mon cœur, et je vou-
drais pouvoir vous venir en aide; mais, je vous
le répète, je crains l'accueil que vous ferait mon
mari.
— Nous aimons mieux courir la chance d'être
mal accueillis par votre mari que rester dehors
par un pareil temps; notre pauvre innocent en
mourrait sûrement.
Et la mère pressait son enfant contre son cœur.
— Entrez alors, dit la femme du brigand, et
Dieu vous protège !
Et ils entrèrent.
Le brigand arriva presque aussitôt, et, en
voyant les hôtes de sa femme, il lui demanda :
— Qui sont ces gens, femme ?
— Ce sont des pauvres gens surpris par l'orage
et qui m'ont demandé l'hospitalité, pour une nuit
DE LA BASSE-BRETAGNE 139
seulement. J'ai eu pitié d*eux, surtout de leur
petit enfant, qui serait mort de froid, s'il leur
avait fallu passer la nuit dehors.
— Ah I il y a aussi un petit enfant? Voyons-le.
Et ayant examiné Tenfant, que la mère cachait
dans son sein, il dit :
— Un fort bel enfant, en vérité I Mais comme
il est mouillé et tremble de froid, le pauvre
petit I Qjue l'on fasse du feu, vite, pour le
réchauffer ! Il faut le laver avec de l'eau chaude et
lui donner des langes frais.
Et la femme du brigand, tout étonnée de voir
son mari devenu subitement si humain et si
compatissant, fit faire du feu par une esclave et
chauffer de l'eau. Puis elle donna du linge fin et
frais à la mère pour envelopper son enfant.
Marie s'approcha du feu, lava son fils dans un
bassin rempli d'eau tiède et l'emmaillotta ensuite
bien chaudement. Le brigand la regardait faire en
souriant, et tout étonné de sentir son cœur
s'amollir et de ne pouvoir lever les yeux de des-
sus cet enfant.
Le brigand avait un fils de cinq à six ans, mais
qui était rongé par la lèpre. Il s'était aussi appro-
ché des étrangers, et, comme son père, il contem-
plait en silence Penfant Jésus assoupi. Marie le
remarqua et dit :
— Votre fils paraît bien malade.
140 LÉGENDES CHRÉTIENNES
— Hélas ! répondit le père, le pauvre enfant est
lépreux, et voilà ce qui fait mon désespoir. J'ai
consulté tous les savants du pays, médecins et
magiciens, et je les ai comblés d'or, car ce n'est
pas là ce qui me manque; mais ils ont eu beau
frictionner l'enfant avec toutes sortes d'onguents
et d'herbes, et réciter maintes formules^ secrètes,
son état n'a fait qu'empirer tous les jours, et
tout son corps ne sera bientôt qu'une mer de
lèpre (i).
— Le pauvre enfant ! dit Marie, en le regardant
avec compassion; eh bien, lavez-le dans l'eau où
j'ai lavé mon fils, et peut-être cela lui fera-t-il
du bien.
— C'est inutile, répondit le père, après tout ce
que nous avons déjà fait.
— Faites ce que je vous dis, je vous en prie,
insista de nouveau Marie, et ayez confiance :
Dieu est grand.
La femme du brigand lava son enfant dans
l'eau qui avait servi à laver l'enfant de Marie, puis
elle l'enveloppa dans du linge frais et le coucha
chaudement dans son lit.
Le lendemain matin, Joseph et Marie s'affré-
taient à partir avec leur enfant.
(z) Eur mor eu:^ a laourtiis, suivant la poétique expression de
ma conteuse.
DE LA BASSE-BRETAGNE I4I
•
— Comment est votre fils ce matin ? demanda
Afarie à la femme du brigand.
— Je suis- guéri I je suis guéri I cria Tenfant,
en entendant ces paroles.
Et, en effet, il sauta hors de son lit, dispos et
bien portant, et n'ayant plus la moindre marque
de lèpre sur le corps.
Le père et la mère restèrent quelque temps
immobiles et muets d'étonnement et de bonheur;
puis ils prièrent leurs hôtes d'accepter une cas-
sette pleine d'or et de pierres précieuses qu'ils
leur présentèrent. Mais Marie refusa en disant :
— Nous sommes encore vos obligés et vos
débiteurs ; mais un jour viendra où mon fils saura
reconnaître le service que vous nous avez rendu.
Et ils partirent et continuèrent leur route vers
l'Egypte.
— Ces pauvres gens ! dit alors le brigand ; ils
ont bon cœur ; mais comment se fait-il qu'ils
n'ont voulu rien accepter pour le service qu'ils
nous ont rendu, et qu'ils parlent encore de
nous récompenser un jour, pauvres comme ils le
sont?
— Dieu est grand 1 dit la femme, pour toute
réponse.
Environ trente-deux ans plus tard, Notre-Sei-
gneur Jésus-Christ fut condamné à mourir sur
142 LIÊGENDES CHRÉTIENNES
une croix, entre deux larrons. Le brigand ou
larron 'de qui nous venons de parler avait conti-
nué son métier, comme devant, détroussant les
voyageurs et les assassinant même à l'occasion.
Il avait été pris et jugé. La sentence des juges le
condamnait à être crucifié, et il était en prison, en
attendant le jour de l'exécution. Il était un des
deux larrons qui devaient être crucifiés avec Jésus
de Nazareth.
Quand les trois condamnés étaient en croix,
subissant leur supplice, Jésus au milieu, un des
larrons, celui de droite, était silencieux, calme et
résigné ; celui de gauche, au contraire, criait et
blasphémait, et se tordait comme un possédé du
démon. Alors, Jésus, s'adressant au larron de
droite, lui dit :
— Ne vous rappelez-vous pas m'avoir déjà vu
quelque part, avant aujourd'hui?
— Je ne me le rappelle pas, répondit le larron.
— N'avez-vous pas reçu dans votre maison, il
y a environ trente-deux ans, deux pauvres gens
et leur enfant nouveau-né, surpris par un orage,
au moment où ils fiiy aient en Egypte, pour se
mettre à l'abri de l'arrêt d'Hérode contre les nou-
veau-nés de la Judée ; et votre fils, rongé de la
lèpre, n'a-t-il pas été guéri instantanément pour
avoir été lavé dans l'eau où l'enfant de ces pauvres
gens venait d'être lavé lui-même ?
DE LA BASSE-BRETAGNE I45
— C*est vrai, je me le rappelle, répondit le
larron.
— Je suis cet enfant. Ma mère vous a promis
que son ôls vous paierait un jour la dette de
reconnaissance qu'elle avait contractée envers
vous, et je vous annonce que vous serez avec
moi, ce soir, dans le royaume de mon père...
Ils moururent, et leurs âmes montèrent en-
semble au ciel, et Ton dit même que c'est le seul
larron qui alla jamais au paradis, car l'autre n'y
alla pas.
(Contipar Marit Tuai, dans Hit d'Ouessant, fHars iSj).)
Une autre version dit que ce fut le fils du brigand qui avait
donné l'hospitalité à Joseph et i Marie avec leur enfant qui, ayant
suivi le métier de sou père, fut crucifié avec Jésus.
Cette légende se retrouve, à peu prés telle qu'ici, dans les
Méditations ou plutôt les visions de la sœur Emmerich, reli-
gieuse du couvent d'Agnetenberg, & Dulmen. Cette visionnaire
célèbre était née dans un pays slave, et j'ai eu souvent occasion
de constater de nombreuses ressemblances entre les contes popu-
laires des Slaves et ceux des Bretons armoricains. Ma conteuse,
Marie Tuai, avait plus de soixante ans, quand elle me conta cène
légende, qu'elle tenait de sa mère, laquelle l'avait apprise, dans
son enâmce, d'une autre personne de l'île. Ce n'est donc pas par
le livre de la sceur Emmerich, qui sans doute n'est jamais venu
à Ouessant, que ce rétit aura été connu dans l'ile. Ls sœur
Emmerich est morte en 1824. La vie de la sainte Vierge^ d'afris
Us méditations d*Annt-Catherine Emmerich, religieux augustim du
couvent d*/ignetenberg, d Dulmen. morte en 1824^ a été rédigée par
Clément Brentano. L'édition la plus récente, je crois, en a été
publiée en 1864, chez Ambroise Bray, à Paris.
144 LÉGENDES CHRÉTIENNES
VII
UNE COURTE PRIERE.
|L y avait une fois une jeune fille de Basse-
Bretagne qui avait perdu son père et sa
mère. Son nom était Franceza Ar Bail. Il
ne lui était resté, pour tout bien, qu'une petite
maison couverte de chaume, au bord de la route,
un chat, une poulette blanche et un rouet à filer.
Quoique pauvre, Franceza était toujours gaie
€t contente de son sort. Elle chantait continuel-
lement, sur le seuil de sa porte, tout en tour-
nant son rouet, et les passants s'arrêtaient pour
l'écouter et causer avec elle.
— Bonjour, Franceza! Votre cœur est bien
gai! Vous chantez comme un rossignol I lui
disait-on, et autres choses semblables.
Le dimanche, elle s'habillait proprement, coifle
blanche, frais tablier de herlinge^ et elle allait à la
grand'messe, au bourg, comme tout le monde.
Les beaux jours venus, il n'y avait pas de dan-
seuse plus légère et plus infatigable qu'elle, auK
pardons et aux aires neuves. Son père, du temps
qu'il vivait, était un ivrogne, un homme de
DE LA BASSE-BRETAGNE I45
désordre ; sa mère ne valait guère mieux, si bien
que la pauvre enfant avait été assez mal élevée, et
n'avait appris ni Pater ni Noster^ comme on dit.
Et pourtant, tous les matins, en se levant, et tous
les soirs, avant de se mettre au lit, elle récitait
une toute petite prière qu'elle avait composée
>elle-même. Voici cette prière :
Que Dieu bénisse ma maison et mon foyer 1
Je mets mon lit sous la protection des vierges,
Le seuil de ma porte sous celle des apôtres (i) I
Et la nuit, les passants qui étaient un peu
attardés voyaient douze hommes, -qu'ils ne con-
naissaient point, debout au seuil de sa porte et
comme en faction. Si bien que les mauvaises
langues disaient que Franceza menait mauvaise
vie et que c'étaient ses amoureux que l'on voyait
ainsi autour de sa maison. De vilains bruits cou-
rurent sur elle dans le pays, et le recteur de la
paroisse la fit appeler à son presbytère et lui
parla ainsi :
— Comment, ma pauvre enfant, il court de
bien vilains bruits sur vous, dans la paroisse !
(i) Doue da vinnigo ann ti ac ann oaUd,
Ha ma gweîe d'ar gwer(^he\ed,
Tout ma dor d'ann abosloled.
10
146 LÉGENDES CHRÉTIENNES
— A quel propos donc, monsieur le recteur?
demanda Franceza, étonnée.
— On dit que, toutes les nuits, vous avez des
amoureux plein votre maison.
— (lui donc, mon Dieu, peut parler de la sorte ?
Tous les soirs, je ferme ma porte de bonne heure>
et soyez certain, monsieur le recteur, que ce
qu'on vous a dit n'est nullement vrai.
— Dites-vous vos prières matin et soir?
— Mes parents, malheureusement, monsieur le
recteur, ne m'ont pas appris mes prières; et
pourtant, chaque matin et chaque soir, je récite
une petite prière que j'ai composée moi-même.
— Et quelle est cette prière, mon enfant ?
— La voici, monsieur le recteur :
due Dieu bénisse ma maison et mon foyer I
Je mets mon lit sous la protection des vierges.
Le seuil de ma porte sous celle des apôtres I
— Cela suffit, mon enfant. Retournez à la
maison ; continuez de réciter votre prière matin et
soir, et ne faites pas grand cas de ce que dira le
monde.
Q.uand la nuit fut venue, à l'heure où chacun
doit être couché, le recteur se rendit lui-même
et seul à la maison de Franceza. Arrivé auprès,
il vit douze hommes debout au seuil de la porte.
DE LA BASSE-BRETAGNE I47
Il s'approcha néanmoins, et, à la clarté de la
lune, il reconnut que c'étaient les douze apôtres.
Toutes les nuits, ils venaient garder la noaison de
la jeune fille.
Ceci montre qu'une prière courte, mais dite de
bon cœur, est plus agréable à Dieu que bien de
longues prières, qui ne sont faites que du bout des
lèvres seulement.
VIII
le garçon sans souci, ou la vertu
d'une courte prière dite de bon
CŒUR.
îL y avait une fois un jeune homme pares-
seux et un peu mauvais sujet, qui n'aimait
qu'à courir les pardons et les foires, et à
danser et à chanter. Son nom était Alain Ker-
loho. Il avait un ami, nommé François Kerlaim,
qui paraissait être un homme sage et rangé, et
qu'on ne voyait pas souvent autour des danses, ni
dans les auberges. Tous les dimanches et jours de
fêtes, il assistait à la grand'messe, dans l'église de
sa paroisse.
148 LÉGENDES CHRÉTIENNES
Ils faisaient tous les deux la cour à la même
jeune fille, Françoise Kerborio, jolie et d'humeur
gaie, et qui, de plus, avait un peu de bien. Alain
Kerloho était toujours bien reçu et le bienvenu
auprès de la jeune fille, qui aimait à l'entendre
chanter les jolis soniou qu'il savait en grand
nombre, et à danser avec lui, aux pardons et aux
aires, neuves. François Kerlann, au contraire, était
assez mal vu de la belle Françoise, et tous ses
efforts pour lui plaire étaient peine perdue. Il en
était très-affecté, et il médita de se venger sur son
camarade.
Un jour, feignant de plaisanter, il dit à Alain
Kerloho ;
— Il faut que tu aies charmé le cœur de Fran-
çoise ; nuit et jour, elle a l'esprit occupé de toi, et
die ne fait que chanter tes chansons. Méfie-toi,
je me vengerai un jour.
~ Ma foi, mon cher ami, répondit Alain, je ne
saurais te dire ce qui est cause de cela, car tu es
plus joli garçon que moi, et tu as aussi meilleure
réputation.
— Qjiand iras-tu la voir ?
— Je compte y aller samedi soir.
— Eh bien ! bonne chance alors.
Et Kerlann conçut le projet d'aller attendre
Kerloho sur la route et de le tuer.
Le samedi soir, après son souper, Alain, ne
DE LA BASSE-BRETAGNE I49
songeant pas à mal, prit la route de la maison de
sa douce Françoise, en sifHant et en chantant
gaîment. François était à Taffût, derrière le tronc
d*un vieux chêne. Mais il crut entendre plusieurs
voix, comme si Alain était accompagné de deux
ou de trois camarades, de sorte qu'il eut peur, et
il s'en retourna à la maison en se disant :
— Ce sera pour une autre fois.
Le lendemain, il vit Alain, après la grand' messe,
et il lui dit :
— Eh bien I as-tu été, hier soir, voir Françoise ?
— Oui, vraiment, comme je te l'avais dit.
— Et elle t'a bien reçu ?
— Oui, comme à l'ordinaire.
— Qiii est-ce qui était donc avec toi ?
— Personne... J'étais seul. Pourquoi me de-
mandes-tu cela?
— C'est que Philippe Le Floch, qui t'a vu, m'a
dit qu'il y avait deux ou trois autres avec toi.
— Non, j'étais bien seul ; et puis, je n'ai pas
vu Philippe Le Floch.
— Quand comptes-tu y retourner?
— Pourquoi me demandes-tu cela ?
— Afin que nous ne nous y trouvions pas en-
semble.
— Eh bien I j'y retournerai mercredi soir.
— C'est bien ; alors, je n'irai pas ce jour-là.
Le mercredi soir, François Kerlann était encore
150 LÉGENDES CHRÉTIENNES
^■^■^■■^™^^" " ' ' ■■■■■■ »»i I Il I ■ ■ ■ , , ■^— ^i^^^
à l'affût, sur la route, avec une cognée, pour tuer
Alain Kerloho. Mais il crut entendre encore un
grand nombre de voix, parmi lesquelles il recon-
naissait celle d*Alain, et il eut peur et s'en alla
encore, fort mécontent.
Le lendemain, il dit à Alain :
— Comme tu étais bien accompagné, hier, en
allant voir ta maîtresse ! Tu avais donc peur d'être
volé, ou tué peut-être?
— Qu'est-ce que tu dis donc là ? J'étais tout
seul.
— Tu ne dis pas la vérité, car, hier soir, je
passai non loin de la maison de Françoise, et je te
vis venir par la routé, accompagné de cinq ou six
autres; je t'ai bien reconnu.
— Je t'assure qu'il n'y avait que moi.
'• — Eh bien! c'est drôle, mais, j'aurais juré que
vous étiez cinq ou six. Q.uand *y retourneras-
tu?
— Samedi soir; tu pourras m'accompagner
jusqu'au seuil de la porte.
— A quoi bon, puisqu'elle ne m'aime pas et
que vous vous marierez bientôt, je pense?
Le samedi soir, Kerlann était encore caché sur
le bord de la route, avec une cognée, et bien dé-
cidé, cette fois, à tuer Alain, avant de rentrer à la
maison. Il entendit sa. voix au loin qui chantait
le dernier sone qu'il avait composé pour sa douce
DE LA BASSE-BRETAGNE J5I
iolie. Mais, à mesure qu'il approchait, il lui sem-
blait entendre encore plusieurs voix.
— Mille malédictions I s'écria-t-il ; il sait sans
cloute que je suis à l'attendre sur la route, et il
vient toujours bien accompagné.
Et il s'en retourna encore chez lui, furieux.
Il allait souvent à confesse, et il avoua tout à
son confesseur.
— Dites à votre camarade de venir me trou-
ver, lui dit le prêtre.
Et le lendemain, il dit à Alain que son confes-
seur désirait lui parler.
— Que me veut-il donc? demanda Alain. Je
n'ai rien à démêler avec les. prêtres, pour encore.
Il veut sans doute me confesser?
— Va toujours, répondit François; ce n'est pas
pour te confesser malgré toi, sois-en certain.
Alain alla trouver le prêtre.
— Dites-moi, mon ami, lui demanda celui-ci,
faites-vous vos prières?
— Oui, sûrement; j'en dis une, chaque matin
€t chaque soir, mais très-courte.
— Allez-vous aussi à la messe?
— Oui, je vais à la messe tous les dimanches.
— Et vous priez durant toute la messe ?
— Je prie quelque peu aussi ; mais, pour dire
vrai, c'est de ma douce jolie que je suis le plus
occupé^
152 LÉGENDES CHRÉTIENNES
— Quelle est la prière que vous faites, matin et
soir?
— Ma foi, je dis un Pater et un Ave pour les
pauvres âmes délaissées, qui n*ont personne pour
prier pour elles; puis j*en dis autant pour obte-
nir une bonne mort.
— Et vous faites cela deux fois par jour?
— Oui, le matin et le soir. Elle n'est pas
longue, ma prière, mais je la fais de bon cœur.
— Cela suffit, mon ami, et continuez de faire
de même, car ce ne sont pas toujours les plus lon«
gués prières qui sont les meilleures.
C'est son bon ange qui avait empêché qu'il fût
tué, en faisant croire à l'autre qu'il était toujours
bien accompagné, quand il allait voir sa maîtresse^
bien qu'il fût seul.
(Conté par Barba Tassel, de Plouaret.^
DE LA BASSE-BRETAGNE I5J
IX
LES TROIS FRÈRES QUI NE POUVAIENT
PAS s'entendre au sujet de la.
SUCCESSION DE LEUR PERE.
IN cultivateur mourut, en laissant trois fils.
Il n*était pas riche, mais il avait pourtant
un peu de bien. De ses trois fils, Taînè
était prêtre, le second, notaire, et le plus jeune était
resté à la maison avec son père, et il travaillait la
terre, comme lui. Comme ils ne pouvaient pas
s'entendre pour partager entre eux le peu que leur
avait laissé le vieillard en mourant, le plus jeune»
le laboureur, dit aux deux autres :
— Allons trouver un homme de loi à la ville.
Et ils se rendirent à la ville la plus voisine.
Comme ils étaient en route tous les trois, se chi-
canant, ils rencontrèrent dans un carrefour un
vieillard à barbe longue et blanche, qui leur dit :
— Où allez-vous ainsi, les gars?
— Nous allons à la ville, grand père, trouver
un homme de loi, pour nous faire le partage des
biens que nous a laissés notre père en mourant,
puisque nous ne pouvons pas nous entendre.
— Cela vous coûtera de Targent bel et bien,
154 LÉGENDES CHRÉTIENNES
et si VOUS le vouliez, je vous mettrais peut-être
d'accord , et cela ne vous coûterait rien.
— Nous ne demandons pas mieux, grand père,
répondirent-ils.
— Eh bien 1 écoutez-moi alors, et faites comme
je vous dirai. Nous sommes ici dans un carrefour ;
prenez chacun un chemin différent, et continuez
d'y marcher, jusqu'au coucher du soleij. Qjiand
le soleil se couchera, quel que soit le lieu où vous
vous trouverez, vous y resterez passer la nuit.
Puis, demain, vous reviendrez me trouver ici, et
vous me conterez ce que vous aurez vu et entendu
pendant la nuit, et, quand je vous aurai entendus,
je partagerai entre vous les biens de votre père.
— C'est très-bien 1 répondirent les trois frères.
Et ils prirent chacun un chemin, et continuè-
rent d'y marcher jusqu'au coucher du soleil.
Qjiiand le soleil se coucha, le prêtre se trouvait
dans un verger où il y avait beaucoup de pom-
^miers couverts de fleurs. Le temps était beau,
l'air tiède, et il se dit en lui-même :
— Le vieillard à barbe blanche nous a recom-
mandé de cesser de marcher et de passer la nuit
à l'endroit où chacun de nous se trouverait, au
moment du coucher du soleil ; je vais donc me cou-
cher sous un de ces arbres, pour y passer la nuit.
Et il s'étendit sous un pommier, et s'endormit
tôt après. Mais il fut éveillé par un bruit épou-
DE LA BASSE-BRETAGNE I55
vantable. Le tonnerre tomba sur Tarbre sous
lequel il était couché et en abattit toutes les bran-
ches, à rexception de celle qui était au-dessus de
sa tête, qui resta intacte et conserva toutes ses
fleurs.
— J*ai eu bien de la chance, se dit-il, de pou-
voir m'en tirer sans mal ; Dieu m'a protégé.
Quand parut le jour, il sç remit en route pour
rejoindre le vieillard.
Le notaire, au moment où le soleil se coucha,
se trouvait dans un grand bois. Il se coucha sous
un arbrCj pour attendre le jour, et s'endormit. Il
fut aussi éveillé par un grand bruit, et, en ouvrant
les yeux, il vit un homme très-grand, un géant,
qui, avec ses deux mains, arrachait les grands
arbres un à un et les mettait en un tas. Il fut bien
étonné de cela.
— Mon Dieu, se dit-il, il approche de moi !
S'il m'aperçoit, c'en est fait de moi.
duand le géant jugea que son tas d'arbres,
était assez grand, il en arracha encore un, le
plus élevé qu'il put trouver, puis il le tordit pour
en faire un lien pour lier les autres. Il essaya
ensuite de charger son fardeau sur ses épaules.
Mais il ne le put pas : il était trop lourd. Voyant
cela, il s'en alla, laissant tout là.
Quand parut le jour, le notaire se remit aussi
en route pour revenir vers le vieillard. »
156 LÉGENDES CHRÉTIENNES
Le laboureur se trouvait auprès d'un château ^
quand le soleil se coucha. Il y entra, demanda
l'hospitalité pour la nuit et fut bien accueilli.
Après souper, on le conduisit coucher dans une
belle chambre, où il y avait un bon lit de plume
avec plusieurs couvertures et tapis de laine. Ce-
pendant, il ne dormit pas, car il ne put, pendant'
toute la nuit, réchauffer un de ses pieds, qui était
glacé. Et il se demandait ce qui pouvait être la
cause de cela. Au matin, il se leva avec le soleil,
et il retourna aussi vers le vieillard.
Quand les trois frères furent de retour, le
vieillard, qui les attendait, leur dit :
— Racontez-moi, à présent, où et comment
chacun de vous a passé la nuit, et ce qui lui est
arrivé, et, après vous avoir entendus, je partage-*
rai entre vous les biens de votre père. Que l'aîné
parle le premier.
Et le prêtre parla de la sorte :
— Après avoir marché toute la journée, quand
le soleil se coucha, je me trouvais dans un verger
rempli de pommiers couverts de fleurs, et je me
couchai sous un de ces pommiers, pour y passer
la nuit. Mais je fus éveillé par un bruit épouvan-
table. Le tonnerre tomba sur l'arbre sous lequel
j'étais couché, et en abattit et brisa toutes les
branches, à l'exception d'une seule, celle qui était
au-dessus de ma tête, laquelle resta intacte et
DE LA BASSE-BRETAGNE 157
conserva toutes ses fleurs. Pour moi, je n'eus
aucun mal, grâce à un miracle que Dieu fit en
ma faveur.
— Je vais vous expliquer ce que cela signifie,
mon fils, dit le vieillard ; depuis que vous avez
été sacré prêtre, vous n'avez dit qu'une bonne
messe, une seule, et cette messe-là est représentée
par la branche fleurie qui vous a sauvé la vie.
Puis, se tournant vers le second fils, le notaire,
il lui dit :
— Et vous, mon fils, dites-moi également ce
«qui vous est arrivé.
— Quand le soleil se coucha, dit le notaire, je
tne trouvais au milieu d'un grand bois, et je me
couchai aussi sous un arbre, pour y passer la nuit.
Mais je fus bientôt éveillé par un grand bruit, et
quand j'ouvris les yeux, je vis un homme très-
grand, un géant, je pense, qui, avec ses deux
mains, arrachait les arbres un à un et les met-
tait en tas. Quand il jugea que le tas était assez
grand, il arracha encore un autre arbre et le tordit,
pour en faire un lien pour lier le tout. Puis il
voulut charger le fardeau sur ses épaules ; mais
il était trop lourd, et, après avoir fait de vains
eflbrts, il s'en alla, d'un air mécontent, en le lais-
sant là.
— Voici ce que cela signifie, reprit le vieillard.
Vous avez agi comme cet homme-là : le fardeau
158 LÉGENDES CHRÉTIENNES
de vos péchés est trop grand et trop lourd pour
que vous puissiez le porter jusqu'au paradis, et il
vous faudra vous convertir et Tabandonner. Dans
les premiers temps que vous êtes devenu notaire,
vous preniez beaucoup plus d'honoraires qu'il ne
vous en était dû ; et maintenant même, quoique
vous en preniez moins, vous en prenez encore
trop. Prenez garde, car un de vos pieds est déjà
sur le bord de l'abîme ! — Et vous, laboureur, que
vous est-il arrivé? demanda-t-il alors au plus
jeune des trois frères.
— Quand le soleil se coucha, dit celui-ci, je
me trouvais auprès d'un château. J'y entrai, et
je demandai l'hospitalité pour la nuit. On me fit
bon accueil et, après souper, on me conduisit
coucher dans une belle chambre où il y avait un
bon lit de plume avec plusieurs tapis et couver-
tures de laine. Quoi qu'il en soit, je ne dormis
point, car je ne pus jamais venir à bout de
réchauffer un de mes pieds, qui resta glacé toute
la nuit.
— Voici pourquoi, mon fils. Vous êtes un
homme compatissant et charitable envers les
pauvres, qui trouvent toujours bon accueil dans
votre maison. Mais il y a dans votre cour une
mare, et quand les pauvres que vous logez se
rendent, dans l'obscurité, à l'étable où ils doivent
passer la nuit, ils entrent dans cette mare ; leurs
DE LA BASSE-BRETAGNE I59
sabots se chargent d'eau, et, toute la nuit, ils ont
les pieds froids et ne peuvent dormir.
— C'est vrai, répondit le laboureur ; mais mon
premier soin, en arrivant à la maison, sera de
combler la mare.
Le vieillard reprit :
— Voici maintenant comment il faudra parta-
ger l'héritage : le laboureur, qui est resté à tra-
vailler à la maison avec son père, et qui est cha-
ritable envers les pauvres, aura ce qui est dehors
et ce qui est dedans, ce qui est vert et ce qui est
sec. Quant à vous deux, amendez-vous, faites
pénitence, et, un jour, vous viendrez avec moi
dans mon royaume, au ciel.
Le vieillard disparut alors, ils ne surent com-
ment, et ils comprirent que cet inconnu était le
bon Dieu lui-même I
(Plouaret, 1871.)
TROISIEME PARTIE
LE PARADIS ET L*ENFER.
LE FILS DU DIABLE.
|L y avait une fois une couturière nommée
Fantic, jeune, jolie, élégante, et qui
■n'aimait rien comme la danse. Aux par-
dons, aux aires neuves, aux noces, nulle part on
ne voyait une danseuse aussi légère et aussi infa-
tigable que Fantic. Un jour, au pardon de Lan-
vellec, elle dansa tout une après-midi avec un sei-
gneur que personne ne connaissait dans le pays,
mais qui paraissait être très-riche, car il était bien
mis, portait aux doigts des bagues d'or, et les
pièces de six livres résonnaient dans ses poches.
XX
l62 LÉGENDES CHRÉTIENNES
Après le coucher du soleil, son danseur^ galant et
bien élevé, la reconduisit sur le chemin de sa
maison et lui parla de mariage.
— Venez trouver mon père et ma mère, lui
répondit Fantic, en baissant les yeux, et adressez-
leur votre demande.
Le seigneur inconnu l'accompagna jusqu'à la
maison de son père et de sa mère, les salua poli-
ment et leur demanda la main de leur fille.
Ils habitaient une chaumière d'apparence assez
pauvre et vivaient péniblement en faisant valoir
une petite ferme de quatre ou cinq journaux de
terre. Ils furent bien étonnés de voir un seigneur
si bien mis, et qui paraissait si riche, reconduire
leur fille et la leur demander en mariage. Aussi,
s'empressèrent-ils de donner leur consentement,
se regardant comme très-honorés. Les fiançailles
eurent lieu dès le lendemain, les noces dans la
huitaine, et il y eut un grand festin.
Le lendemain, le nouveau marié parla de la
sorte à sa femme :
— Je vais partir, à présent, pour un long
voyage, et je ne reviendrai vous voir que lorsque
vous aurez mis au monde votre premier enfant,,
c'est-à-dire dans neuf mois.
— Pourquoi mè délaisser si tôt? demanda
Fantic, d'un ton suppliant.
— Il le faut. Mais j'ai encore une recomman-
DE L»A BASSE-BRETAGNE 165
dation à vous faire auparavant : vous aurez un
fils dans neuf mois d*ici ; mais gardez-vous bien
de le faire baptiser, ou malheur à vous I
— Comment I mon fils ne sera pas baptisé,
comme les enfants des autres chrétiens ?
— Vous ne savez pas qui est votre mari? Je
suis le diable Beelzébud I
La jeune femme, en entendant cela, poussa un
cri d'effroi et s'évanouit. L'autre partit.
Neuf mois après, pour abréger, Fantic accoucha
d'un fils, comme le lui avait prédit son mari,
qu'elle n'avait pas rêva depuis.
— Il faut faire baptiser l'enfant, tout de suite,
car il est bien faible, dirent le grand-père et la
grand'mère.
— Attendez que le père soit arrivé, répondit la
mère ; il m'a promis de revenir le jour où naîtrait
son fils.
— Mais, ma pauvre fille, quel malheur, s'il
venait à mourir avant d'avoir été fait chrétien 1
Il est si faible l II n'y a pas un moment à perdre ;
il faut le porter tout de suite à l'église.
Fantic n'osa pas insister davantage pour qu'on
attendît. On chercha promptement un parrain et
une marraine, et l'on prit la route de l'église avec
l'enfant. Chemin faisant, on rencontra trois ca-
valiers, qui venaient au grand galop. Un d'eux
descendit de cheval, enleva l'enfant des bras de
l64 LÉGENDES CHRÉTIENNES
sa nourrice, puis les trois inconnus continuèrent
leur route et se rendirent auprès de la mère,
qui gardait le lit. Quand celle-ci vit son mari
en colère et les yeux semblables à deux charbons
ardents, au fond de leurs orbites, de frayeur, elle
cacha sa tête sous les draps.
— Je t'avais bien recommandé, malheureuse
femme, lui dit-il, de ne pas faire baptiser mon
fils, et tu as voulu me désobéir. Mais, heureuse-
ment, je suis arrivé à temps, et le mal n*est pas
encore fait. Écoute-moi bien, et prends garde
d'agir contrairement à ce que je vais le dire, ou
tu t'en repentiras : tu garderas notre fils près de
toi, sans le baptiser, jusqu'à l'âge de dix ans.
Quand il entrera dans sa sixième année, tu l'en-
verras à l'école, chez les moines de l'abbaye voi-
sine,, et le jour où s'accomplira sa dixième année,
je viendrai moi-même le chercher pour l'emmener
avec moi, ou j'enverrai quelqu'un des miens.
M 'obéiras-tu, cette fois?
— Oui, répondit la pauvre femme, saisie de
frayeur.
Et les trois cavaliers, qui étaient trois diables,
partirent.
L'enfant venait bien et avait bonne mine. Le
jour où il entra dans sa sixième année, sa mère
l'envoya à l'école à l'abbaye, comme le lui avait
recommandé le père. Il apprenait tout ce qu'il
DE LA BASSE-BRETAGNE l6$
voulait, et les moines étaient étonnés de son intel-
ligence. Mais, à partir de ce moment, il maigris-
sait tous les jours, à vue d'oeil, et il devint si
triste, que c'était pitié de le voir. Les moines et
ses parents aussi attribuèrent ce changement à une
application trop soutenue; mais la cause véri-
table était tout autre. Tous les matins, quand il
se rendait à l'école, il rencontrait sur son chemin
un barbet noir, qui lui prenait le petit doigt de la
main gauche dans sa bouche et ne cessait de le
sucer, jusqu'à la porte de l'abbaye. Uenfant en
avait bien parlé à sa mère ; mais la pauvre femme
ne faisait que pleurer, se doutant bien que ce
barbet noir n'était autre chose que le père même
de son fils. A mesure que l'enfant approchait de
sa dixième année, sa tristesse augmentait tous les
jours, et elle ne pouvait le regarder sans que les
larmes lui vinssent aux yeux. Mais elle ne lui
faisait pas connaître la cause de son chagrin et de
sa douleur, malgré toutes ses instances et ses
prières. Un jour pourtant, quand le terme fatal
fut proche, elle lui déclara tout. L'enfant, à son
tour, révéla le mystère à un vieux moine très-
savant et qui l'avait pris en grande affection. Le
vieillard consulta ses livres, puis il alla voir la
mère de son élève et lui parla de la sorte :
— Votre fils a une bien triste destinée, et vous
aussi, ma pauvre femme ! Mais laissez-moi faire ;
l66 LÉGENDES CHRÉTIENNES
ayez confiance en moi, et, avec Faide de Dieu et
d*un vieil ami ermite que j'ai, j*espère réussir à
vous sauver tous les deux. Comme le terme fatal
approche, demain, j'irai avec votre fils voir mon
ami Termite.
La femme remercia le vieux moine et lui dit de
faire tout comme il le jugerait à propos.
Le lendemain matin donc, le vieillard et l'enfant
se mirent en route pour aller à la recherche du soli-
taire. Après avoir marché pendant plusieurs jours,
ils arrivèrent enfin dans une grande plaine stérile
et toute brûlée par lé soleil. Ils y remarquèrent
une pauvre hutte, construite avec des branchages
d'arbres entremêlés de mottes de terre et recou-
verte de glaïeuls et de joncs des marais. C'était la
demeure de l'ermite.
Le moine poussa la porte de l'habitation, et ils
aperçurent au fond le vieillard, assis sur un galet
chauffé au feu. La fumée sortait de dessous lui et
sentait fortement la chair rôtie. Et pourtant il
priait à haute voix, comme s'il ne souffrait
point (i).
(i) Ces ermites de nos contes populaires rappellent les Richis
et les Fakirs des Hindous. Voici comme on nous dépeint un
d'eux, dans la Reconnaissance de Sakountala^ drame du poète
Kalidasa : « Le corps à moitié recouvert par un monti;:ule formé
par des fourmis ; la poitrine serrée par une peau de serpent ; le
DE LA BASSE-BRETAGNE 167
— Jésus ! mon père ermite, vous brûlez ! s'écria
Tenfant, en voyant la fumée et en sentant l'odeur
de rôti.
— Ce n'est rien, mon enfant ; n'y fais pas atten-
tion; j'essaie de m'habituer ainsi au feu de l'enfer,
où j'irai sûrement, sans tarder, à cause de mes
crimes nombreux et épouvantables, car j'ai été un
brigand redouté et sans cœur, dans ma jeunesse.
— Vous, mon père, aller en enfer, après une
pénitence si terrible? reprit l'enfant. Oh non I cela
n'est pas possible, car Dieu est bon et miséricor-
dieux, et il vous pardonnera certainement, à cause
de votre repentir et de votre pénitence; mais
moi, hélas ! je suis, dès ma naissance, destiné aux
feux de l'enfer, et je m'y rends présentement.
— Que me parles-tu de l'enfer, mon enfant?
Jeune comme tu l'es, tu ne peux avoir encore
mérité d'y aller.
Alors le moine expliqua tout à l'ermite.
— Hélas I s'écria le solitaire, votre sort est
€firayant, mon fils, et celui de votre mère ne l'est
pas moins. Mais ne vous laissez pourtant pas aller
au désespoir, car la bonté et la miséricorde de
cou étroitement pressé par les replis d'un collier de lianes des-
séchées ; portant un cercle de cheveux nattés qui entoure ses
épaules et qui est rempli de nids d'oiseaux, à la place où il est,
immobile comme un tronc d'arbre, ce solitaire se tient tourné
vers le disque du soleil. »
l68 LÉGENDES CHRÉTIENNES
Dieu sont infinies, comme vous le disiez vous-
même, il n'y a qu'un instant. Voici ce qu'il vouy
faudra faire : c'est demain le jour fatal, dites-
vous } Vous passerez la nuit avec moi dans mon
ermitage à prier et à écouter mes instructions, et,,
demain matin, vous vous rendrez à l'extrémité de
la lande, ayant dans vos poches plusieurs burettes
remplies d'eau bénite que je vous donnerai. Vous
verrez bientôt arriver le diable Beelzébud, votre
père, ou quelqu'un des siens, qu'il enverra pour
vous chercher. Il vous invitera à monter sur son
dos, afin d'aller plus vite. Vous obéirez; mais,
dès que vous serez sur son dos, il s'enfoncera en
terre jusqu'à mi-corps, et vous jettera à bas en
vous disant : « Que vous êtes donc lourd ! Est-
ce que vous auriez sur vous des reliques saintes
ou un morceau de la sainte croix? » Vous
assurerez que vous n'avez sur vous rien de sem-
blable. Il se retirera avec peine de la terre et vous
dira de monter encore sur son dos. Vous le ferez,
et il s'enfoncera encore en terre jusqu'aux ais-
selles. Enfin, à un troisième essai, il disparaîtra
jusqu'aux yeux. Alors, il poussera des cris ef-
frayants, pour appeler du secours. Aussitôt, vous
verrez accourir tout un troupeau de diables
hideux, et, en vous poussant et en vous lançant de
main en main les uns aux autres, ils viendront à
bout de vous faire arriver dans l'enfer. Votre
DE LA BASSE-BRETAGNE 169
père, le grand diable Beelzébud, viendra pour
vous recevoir. Lancez-lui à la figure une de vos
burettes d'eau bénite, et il reculera aussitôt, en
poussant des cris effrayants. Lancez alors de Teau
bénite tout autour de vous, à droite, à gauche,
devant, derrière, et aucun diable n* osera approcher
de vous. Jetez-en aussi dans des chaudières
pleines, les unes d'huile bouillante, et les autres
de plomb fondu, que vous verrez par là, et d'où
sortiront des plaintes et des cris lamentables, car
dans ces chaudières sont de pauvres âmes en
peine, et, de la sorte, vous calmerez un moment
leurs supplices, et elles vous en remercieront. On
vous criera alors de tous côtés de vous en aller au
plus vite, et on vous promettra de ne vous faire
aucun mal, si vous y consentez. Mais n'écoutez
rien, et continuez de lancer de l'eau bénite autour
de vous, et dites que vous ne cesserez de le faire
et ne vous en irez point avant que le grand
diable Beelzébud, votre père, vous ait remis le
contrat de mariage de votre mère, qu'il a emporté.
Il vous le remettra, en vous ordonnant de partir
sur le champ. Mais vous exigerez encore qu'il
renonce à tout droit sur vous, sur votre famille
et sur vos descendants, jusqu'à la neuvième géné-
ration, et qu'il le signe de son sang. Il vous ac-
cordera cela aussi, tant il aura hâte de vous voir
partir. Lorsque vous tiendrez les papiers, vous
lyO LÉGENDES CHRÉTIENNES
VOUS en reviendrez; mais, avant, videz toutes vos
burettes dans les chaudières où les pauvres âmes
«n peine souffrent des maux inouïs. Si vous réus*
hissez dans votre périlleuse entreprise, comme je
le souhaite, du fond de mon cœur, ne manquez
pas de venir me voir, au retour.
Le lendemain matin, les deux voyageurs firent
leurs adieux à Termite, et, pendant que le vieux
moine retournait à son couvent, son jeune com-
pagnon se dirigea seul vers Textrémité de la
grand'lande. Bientôt un diable vint à sa rencontre
€t lui dit en l'abordant :
— Tu as bien fait de venir de toi-même, car je
t'aurais bien trouvé, en quelque lieu que tu te
fusses caché. Monte sur mon dos, afin que nous
allions plus vite, car ton père est impatient de te
revoir.
Et l'enfant, sans hésiter, sauta sur le dos du
diable. Mais celui-ci s'enfonça aussitôt en terre,
jusqu'à la ceinture, et il rejeta à bas son fardeau
en disant :
— Qji'as-tu donc sur toi ? Quelque relique de
saint ou un motceau de la sainte croix, sans
doute?
— Je n'ai sur moi ni relique de saint ni mor-
ceau de la sainte croix.
— Eh bien 1 monte encore, pour voir.
Il sauta une seconde fois sur le dos du diable.
DE LA BASSE-BRETAGNE I7I
et celui-ci s'enfonça encore en terre, jusqu'aui: ais-
selles, cette fois. A un troisième essai, il disparut
jusqu'aux yeux. Voyant l'inutilité de ses efforts,
il se mit à pousser des cris af&eux pour appeler
des camarades à son secours. Toute une armée de
diables hideux accourut aussitôt. Bref, il finit par
se trouver en plein enfer, et là, il ne manqua pas
de se conduire exactement comme lui avait re-
commandé le vieil ermite, sans perdre courage ni
faillir un seul instant, et il s'en retourna empor-
tant le contrat de mariage de sa mère et l'autre
écrit dont j'ai parlé plus haut.
Quand il arriva à la hutte du vieil ermite,
celui-ci était toujours assis sur son galet brûlant,
priant à haute voix et invoquant la clémence
divine. Mais il était à présent si maigre, si dé-
charné, qu'il ressemblait à un squelette ou à
l'Ankou (i) en personne. Qjaand le vieillard
aperçut l'enfant, il en éprouva une grande joie et
lui parla de la sorte :
— Eh bien I mon enfant, as-tu réussi dans ton
voyage ?
— Oui, mon père ermite, grâce à vous.
(i) C'est le nom que nos paysans bretons donnent à la Mort
personnifiée. Ce mot semble signifier Vouhli et venir du verbe
breton anhouâd^ oublier.
172 LÉGENDES CHRÉTIENNES
— Non, mon enfant, ne dis pas grâce à moi,
mais grâce à Dieu. A présent, tu es donc sauvé,
et ta mère Test aussi, comme toi; mais, moi,
malheureusement, je ne sais encore ce qu'il
adviendra de moi.
— Votre repentir, mon père, est si sincère et
votre pénitence si dure, que Dieu ne peut man-
quer de vous pardonner.
— Je sens que l'heure est venue pour moi, mon
enfant, de paraître devant mon juge suprême; je
n'ai plus qu'un souffle de vie ; ma chair et mes
os eux-mêmes sont calcinés, et je ne verrai pas le
soleil de demain. Reste passer la nuit auprès de
moi, et prie pour mon âme, qui a grand besoin de
prières. Lorsque j'aurai rendu le dernier soupir,
tu mettras le feu à la hutte de branchages et de
feuilles sèches, et tu y laisseras ce qui reste encore
de mon pauvre corps. Lorsque tout sera consumé,
tu trouveras parmi les cendres un fragment d'os
calciné. Ramasse ce fragment d'os ; mets-le dans
un linge blanc, et va le déposer sur le mur du
cimetière le plus voisin, puis cache-toi derrière la
croix, pour voir ce qui se passera là.
L'ermite mourut dans la nuit, comme il l'avait
prédit, et l'enfant brûla son corps, en mettant le
feu à sa hutte ; puis il trouva parmi les cendres
un fragment d'os calciné, le rnit dans un linge
DE LA BASSE-BRETAGNE I73
blanc, alla le déposer sur le mur du cimetière le
plus voisin, se cacha ensuite derrière la croix de
pierre et attendit.
Un moment après, il vit venir, de deux points
opposés de l'horizon, un corbeau noir et une
colombe blanche. Le corbeau, le premier, passant
au ras du mur,, donna un coup d'aile au linge qui
contenait l'os, et faillit le faire tomber dans le che-
miû qui longeait le cimetière. La colombe blanche
vint à son tour, et, d'un vigoureux coup d'aile,
elle rétablit le linge et Tos dans leur position pre-
mière. Le corbeau et la colombe luttèrent ainsi
pendant une demi- heure environ, avec des
chances diverses, le premier voulant faire tomber
l'os hors du cimetière, et la seconde s'efforçant de
le rejeter dans le cimetière. Enfin, la colombe
remporta : elle fit tomber l'os dans le cimetière.
Le bon l'emportait sur le mauvais, et l'âme du
vieil ermite, l'ancien brigand, était sauvée (i).
L'enfant, qui était à présent un jeune homme,
car son voyage avait duré plusieurs années, sentit
son cœur soulagé, et il revint alors à la maison
et remit à sa mère son contrat de mariage,
qu'il avait été lui chercher dans l'enfer (2). Puis,
(i) Voir un épisode semblable dans le premier volume de
Cwer\iou Brei^^^I^el, Marie Quelerty page 95.
(2) Dans un conte slave de Glinski, connu sous le titre de :
174 LÉGENDES CHRÉTIENNES
il se fît moine, dans le couvent où il avait été à
Pécole. Sa mère aussi se fit religieuse, dans un
couvent voisin. Ils vécurent tous les deux, le reste
de leurs jours, comme vivent les saints, et quand
la mort vint les chercher, elle ne leur fit pas peur^
et ils allèrent, non pas en enfer, mais tout droit
au paradis.
Puissions-nous tous les y aller voir, un jour 1
Amen (i) /
(Conté par Pierre Le Roux, foumûr, au bourg de Plouant,^
Le brigand Madey^ un enfant, vendu au diable par son père, va
également en enfer retirer le titre de la vente de son ime.
(i) Ce sont les assistants qui répondent en chœur: antenf
quand le récit se termine par ce souhait, ce qui arrive fréquem-
ment.
Cf. L'Enfant vendu au diable, conte gallot, n» xxa des Conta
populaires de la Haute-Bretagne, de Paul Sébillot.
DE LA BASSE-BRETAGNE I75
n
V ENFANT VOUE AU DIABLE ET LE
BRIGAND QUI SE FAIT ERMITE.
Écoutez tous, et vous entendrez
Un conte qui est fort beau,
Et dans lequel il n'y a pas de mensonge,
Si ce n'est un mot ou deux, peut-être (i).
I L y avait une fois deux pauvres gens, mari
et femme, mariés depuis longtemps. Mais
ils n'avaient pas d'enfants, ce qui les cha-
grinait beaucoup. Cela faisait aussi que la plus
grande union ne régnait pas toujours entre eux,
et ils se querellaient assez souvent. Si bien qUe la
femme s'écria, un jour, à la suite d'une de ces
scènes de ménage :
— Je voudrais avoir un enfant, dût le diable
l'emporter plus tard !
(i) Voici le texte breton de cette formule initiale par laquelle
le conteur à qui je dois cette légende avait l'habitude de com-^
mencer ses récits :
Selaouit holl hag e klevfet
Eur garn^ hag a ^0 iatr meurbed^
Ha na eus en-hi netra gaou
Met marUxe eur gir pe daou.
176 LÉGENDES CHRÉTIENNES
Quelques jours après avoir prononcé ces paroles
coupables, elle se trouva enceinte, et, au bout de
neuf mois juste, elle donna le jour à un fils, un
«nfant de fort bonne mine.
Elle avait un frère prêtre, qui fut le parrain de
l'enfant et lui donna le nom de Maudès, comme
lui-même.
Maudès venait à merveille et poussait comme
la fougère, au printemps. Son parrain lui fit Técole
de bonne heure, et il apprenait tout ce qu'on lui
montrait. A l'âge de huit ans, on l'envoya à
l'école, chez les moines d'une abbaye voisine. Il y
allait seul tous les matins, portant dans un panier
5es livres et son dîner, — du pain et du beurre, une
crêpe, et quelquefois un peu de lard. Puis il s'en
revenait, le soir, l'école finie. Un matin qu'il allait
à son ordinaire à l'abbaye, en repassant sa leçon,
le long de la route, et son panier à son bras, dès
qu'il eut dépassé une croix de pierre qui se trou-
vait dans un carrefour, et devant laquelle il se
découvrait toujours, un barbet noir sortit de der-
rière un buisson, vint droit à lui et, prenant le
petit doigt de sa main gauche dans sa bouche, il
se mit à le sucer et ne l'abandonna qu'à la porte
de l'abbaye. Et tous les jours, désormais, quand il
passait dans cet endroit, le barbet noir l'y atten-
dait et lui suçait le petit doigt de la main gauche,
jusqu'à la porte de l'école. L'enfant n'osait en
DE LA BASSE-BRETAGNE I77
Tien dire, ni à ses parents, ni aux moines, parce
que le chien noir l'avait menacé de le dévorer,
s'il parlait. Mais, gai et joyeux jusqu'alors, il
était devenu triste, silencieux, et maigrissait de
jour en jour, d'une façon inquiétante. On avait
beau l'interroger à ce sujet, il gardait le silence et
^e contentait de pleurer à chaudes larmes. Il en
Tint à un tel point qu'il faisait pitié à voir. Son
parrain, à force d'insistances et de prières, réussit
«nfih à le faire parler, et il avoua tout. Le lende-
main matin, comme Maudès se rendait à l'école, à
son heure habituelle, le prêtre était caché derrière
un buisson, au bord de la route, et quand il vit
le barbet noir prendre dans sa bouche le petit
-doigt de l'enfant, il s'élança de sa cachette, et,
^'avançant vers lui :
— Retire-toi, vilaine bête, et laisse en paix cet
«nfant, qui est mon filleul.
Le chien grogna, montra les dents, ei, prenant
la parole comme un homme, il dit :
— Cet enfant m'appartient; quand il aura
douze ans, je l'emmènerai chez moi, et en atten-
dant, je viens tous les jours sucer son sang et la
moelle de ses os, et cela me fait grand bien.
Le prêtre fit sur lui le signe de la croix, et
il se retira, en montrant les dents. Maudès revint
alors à la maison, accompagné de son parrain,
qui dit à sa sœur de préparer un grand repas
12
178 LÉGENDES CHRÉTIENNES
pour le lendemain et d'y inviter tous leurs parents,,
des deux côtés. Ce qui fut fait.
Quand on fut à table, vers le milieu du repasy
le prêtre, s' adressant à sa sœur, devant tous les
convives, lui demanda si, un jour ou l'autre, elle
n'avait pas formé quelque demande ou quelque
vœu coupable.
— Je ne m'en souviens pas, dit-elle, mon
frère, si ce n'est pourtant qu'avant de devenir
enceinte, je dis un jour, dans un moment d'im-
patience et d'humeur, que si j'avais un enfant, peu
m'importerait que le diable l'emportât plus tard-
— Hélas ! ma pauvre sœur, vous en aviez trop
dit, et voilà d'où vient tout le mal. Vous avez
voué votre fils au démon, et le triste état où vous
le voyez aujourd'hui vient de ce que tous les
matins, quand il se rend à l'école, le diable, sous
la forme d'un barbet noir, lui prend dans sa
bouche le petit doigt de la main gauche et suce
son sang et la moelle de ses os.
— Ah ! mon Dieu ! s'écria la mère, n'y a-t-il
donc plus moyen d'empêcher mon pauvre enfant
d'être damné dans l'enfer?
— Hélas! c'est bien difficile. Je ferai pourtant
mon possible. Je donnerai à mon filleul une
lettre pour un saint prêtre de mes amis, qui est
plus savant que moi et qui peut-être pourra encore
l'arracher aux griffes de Satan.
DE LA BASSE-BRETAGNE I79
Maudès partit, muni de la lettre de son parrain,
pour se rendre auprès, de ce saint personnage.
Celui-ci, après avoir lu la lettre, poussa un soupir
et dit au jeune homme que sa science n'allait pas
si loin, et qu'il lui faudrait s'adresser à notre Saint-
Père le Pape lui-même.
Et Maudès, sans perdre courage, se remit en
route vers Rome. Après beaucoup de mal et de
peine, il arriva au terme de son voyage et alla
aussitôt se prosterner aux pieds du Saint-Père et
lui conta tout. Le Pape lui dit qu'il lui faudrait
aller plus loin encore, jusqu'à un frère ermite
qu'il avait et qui faisait pénitence, au milieu d'un
bois. Et il ajouta, en lui donnant une boule d'or :
— Voici une boule d'or que je vous donne et
que vous n'aurez qu'à suivre, car elle roulera
d'elle-même devant vous et vous conduira jus-
qu'au seuil de mon frère l'ermite, qui est le plus
saint homme et le plus savant qui soit au monde,
et si celui-là ne peut pas vous sauver, vous n'avez
pas besoin de vous adresser ailleurs, car vous êtes
irrémédiablement perdu. Tous les jours son bon
ange vient le visiter, converser avec lui, et lui
donner des conseils et des leçons sur toutes les
choses humaines et divines. Voici une lettre que
vous lui remettrez et qui lui expliquera le but de
votre visite. Allez, mon fils, et que Dieu soit avec
vous.
l80 LÉGENDES CHRÉTIENNES
Maudès se remit en route, marchant sur les
traces de sa boule, qui le conduisit jusqu'au seuil
de Termite.
— Salut, boule d'or de mon frère, dit le vieil-
lard, en la voyant. Qu'y a-t-il de nouveau pour
qu'il t'envoie vers moi?
Maudès lui présenta la lettre du Saint-Père. Le
vieillard la lut, réfléchit un peu, puis il dit ;
— Restez passer la nuit dans mon ermitage,
mon fils, et demain, quand mon bon ange vien-
dra me rendre visite, selon son habitude, je le
consulterai sur votre cas et lui demanderai si votre
nom est inscrit sur le livre de vie.
Le lendemain, quand l'ange vint, l'ermite l'in-
terrogea sur le cas du jeune homme, et l'ange lui
répondit :
— J'examinerai le livre de vie, et je vous dirai
demain si son nom y est ou s'il n'y est pas.
Et quand l'ange revint, le lendemain, il dit à
l'ermite :
— J'ai examiné le livre de vie, comme je vous
l'avais promis ; hélas I le nom de votre jeune pro-
tégé ne s'y trouve pas; il doit être sur l'autre
livre, celui de mort ou de perdition I
Et l'ange s'en alla là-dessus, tout triste.
L'ermite dit à Maudès, en lui présentant une
lettre et une autre boule semblable à celle du
Pape:
DE LA BASSE-BRETAGNE l8l
— Il faut VOUS remettre en route et aller plus
loin, mon fils; voici une boule qui marchera
devant vous ; vous n'aurez qu'à la suivre, et elle
vous conduira jusqu'à mon frère le brigand, qui
habite avec sa bande dans une forêt, offensant
continuellement Dieu et faisant tout le mal pos-
sible ; celui-là connaît bien et vous montrera la
route de l'enfer, où vous devez aller à présent.
Prenez encore cette lettre, que vous lui remet-
trez, et qui lui expliquera votre cas.
Maudès ne désespéra point pour entendre ces
paroles ; mais, s'armant de courage, il se remit en
route, à la suite de sa boule, qui marchait devant
lui, et arriva 4 l'habitation du brigand. Celui-ci
s'était converti; il avait congédié sa bande et
vivait à présent seul, sous un rocher, au milieu
du bois, priant constamment et faisant rude péni-
tence. Pour s'habituer au feu de l'enfer, où il se
croyait sûr d'aller, ou pour le moins au purga-
toire, il avait construit un four dans lequel il pas-
sait tous les jours quelques moments, le chauffant
un peu plus, à chaque fois. Il reconnut la boule de
son frère l'ermite et dit, en la voyant arriver :
— Salut, boule de mon frère l'ermite. Il y a
longtemps que je ne t'avais vue ; qu'y a-t-il donc
de nouveau, pour qu'il t'envoie jusqu'à moi?
Maudès lui remit alors la lettre de l'ermite. Il
la lut et s'écria :
l82 LÉGENDES CHRÉTIENNES
— Hélas! mon pauvre enfant, comment, toi
aussi, et si jeune?... Toi qui n'as encore fait de
mal à personne, condamné au même sort que moi,
qui suis chargé de crimes et d'iniquités de toute
sorte !... Mais, écoute-moi bien ; suis de point en
point mes conseils, et je t'arracherai encore aux
griffes du diable, qui croit pourtant bien te tenir.
Retourne chez ton parrain, et dis-lui de te faire
faire une paire de sabots ; mais il faudra qu'aucune
main n'y entre avant tes pieds. Tu te muniras
d'une fiole d'eau bénite et te rendras ensuite avec
tes sabots et ta fiole à l'endroit où tu rencontrais
tous les jours le barbet noir, quand tu allais à
l'école, et tu l'appelleras. Tu verras alors venir à
toi un homme qui te sera inconnu. Il te dira de
monter sur son dos, pour te porter chez son
maître. Mais comme il te trouvera trop lourd, il
te priera de descendre et appellera un autre plus
fort que lui. Un autre individu arrivera aussitôt
et te priera aussi de lui monter sur le dos ; mais il
te trouvera également trop lourd et appellera un
troisième. Ce troisième aussi ne pourra te porter,
et ils conviendront alors entre eux de faire de toi
trois morceaux, afin de pouvoir te porter ainsi
plus facilement chez leur maître. Tu leur diras :
— « Je vous appartiens, je le reconnais; mais
il faut que vous m'emportiez tout d'une pièce,
tel que je suis, ou vous perdrez tout droit sur
DE LA BASSE-BRETAGNE 183
moi. » Enfin, à eux trois, ils viendront à bout de
te porter jusqu'à la maison de leur maître. Quand
tu arriveras dans Tenfer (car c'est bien là qu'il te
faut aller), tu y verras, entre autres choses, mon
siège, dans une fournaise ardente. Puis le maître
de ces lieux le donnera une coquille de patelle
(hrinik) et te dira qu'il te faudra remplir d'eau
avec elle un grand bassin dont le fond est percé,
et que tu seras libre de t'en aller quand tu l'auras
rempli, mais pas avant. Tu feras semblant de te
résigner et te mettras résolument à l'ouvrage;
mais quand tu auras vidé trois ou quatre fois ta
coquille dans le bassin, tu y verseras trois gouttes
d'eau bénite de ta fiole, et le bassin se trouvera
rempli instantanément. Alors tu iras dire au grand
diable que ta tâche est accomplie et qu'il n'a qu'à
venir voir, s'il ne croit pas. Le grand diable,
émerveillé et n'y comprenant rien, te dira que
tu es libre de partir. Mais tu lui répondras que
tu ne t'en iras pas avant qu'il ne t'ait signé de
son sang qu'il renonce à tout pouvoir et sur toi
et sur celui à qui est destiné le siège qui m'est ré-
servé, dans la fournaise où le feu est le plus vif.
Il te dira : « Jamais 1 jamais I car pour celui-là il
m'appartient bien, et il ne m'échappera pas. » Tu
lanceras alors de l'eau bénite autour de toi, de
tous côtés, jusqu'à ce qu'on te somme de t'en
aller. Tu répondras que tu ne t'en iras qu'avec
1
i84
LÉGENDES CHRÉTIENNES
une promesse du grand maître de T enfer, signée
de son sang et par laquelle il renoncera à jamais
à tout pouvoir sur toi et sur moi. Vas, à présent,
mon enfant, et que Dieu t'assiste.
Maudès promit de se conformer de point en
point à ces instructions, et, s' armant de courage,
il se mit en route, en priant Dieu de l'assister. IL
accomplit heureusement son 'redoutable voyage,
visita l'enfer, se tira à son honneur de l'épreuve
du bassin p^rCé, résista sans faiblir aux menaces
de Satan et des siens, et rapporta un contrat bien
en règle, et par lequel le roi des enfers renonçait à
tout droit ^ur le brigand repenti et sur lui-
même. Au retour, il visita d'abord le brigand.
Celui-ci, à la vue du contrat, se jeta à terre, les
bras en croix, et adora^ et remercia Dieu ; puis,
embrassant le jeune homme, il lui dit :
— Tu as souffert bien du mal, mon fils, à
mener à bonne fin cette terrible épreuve; il me
reste à te demander encore un autre service, dont
je ne te; serai pas moins reconnaissant que du pre-
mier.
• — Parlez, mon père, répondit Maudès.
— Je vais maintenant confectionner une croix
de boi* sgr laquelle tu m'atjacheras, en me clouant
les njains'èt4es-^ieds, comme notjft divin Sau-
■ i^eur..Puis, tu, dresseras la croix, debout, et arro-
seras et'euduiràs 'mon x:orps Avec de la poix et de
• « *
«> •
DE LA BASSE-BRETAGNE l8^
la résine bouillante, jusqu'à ce que ma chair se
détache par lambeaux. Tu lèveras alors les yeux.
au ciel, pour voir quel temps il fera.
Maudès, effrayé, répondit :
— Je ne pourrai jamais faire ce que vous me
dites là, mon père !
— Hélas 1 mon enfant, je ne puis pourtant être
sauvé sans cette dernière épreuve.
— Alors, j'essaierai, mon père.
Et ils confectionnèrent ensemble la croix. Puis
le vieillard s'étendit dessus, et Maudès Ty fixa en
lui enfonçant des clous dans les mains et les
pieds. Ensuite, il fit bouillir de la poix et de la
résine dans une chaudière, et en enduisit le corps
du crucifié, dont des lambeaux de chair se déta-
chaient et tombaient à terre. Plus d'une fois, il
fut sur le point de défaillir dans cette, horrible
besogne, et de s'enfuir; mais, songeant que le
salut du vieux brigand était à ce prix, il eut le
courage d'aller jusqu'au bout. Il leva les. yeux au '
ciel, pour voir le temps qu'il faisait, selon la
recommandation du vieillard, et vit venir à tire
d'aile, du côté du nord, un corbeau noir, qui
s'abattit en croassant sur une des branches de la
croix; puis aussitôt une colombe blanche, venue
du côté du levant, vint se poser sur l'autre
branche de la croix, et un combat acharné s'en-
gagea entre les deux oiseaux. Au fort du combat.
l86 LÉGENDES CHRÉTIENNES
la croix tomba sur Maudès, attentif aux péripéties
de cette lutte du mauvais génie contre le bon
génie, et dont le résultat, il le savait bien, devait
décider du sort du crucifié. Il fut tué du coup.
Le lendemain, dans la visite qu'il fit à Termite,
selon son habitude, son bon ange lui dit :
— Hier, il y avait grande fête, au paradis.
— Pourquoi donc? demanda l'ermite.
— Vous vous souvenez du jeune homme qui
était allé trouver votre frère l'ermite?
— Oui. Eh bien?...
— Eh bien ! hier, ils sont entrés ensemble au
paradis.
Et là-dessus, l'ange s'éleva vers le ciel.
Q.uand il fut parti, l'ermite s'écria, outré de
colère et de jalousie :
— Eh bien ! Dieu n'est pas juste, puisqu'il
reçoit dans son paradis un méchant comme mon
frère, un brigand chargé de crimes et d'iniquités
de toute sorte, et m'oublie et semble me repous-
ser, moi qui ai passé toute ma vie à le servir, à
l'adorer et à faire dure pénitence !...
A peine eut-il prononcé ces paroles, qu'un
grand coup de tonnerre se fit entendre, et il fut
précipité au fond de l'enfer, sur le siège qui y
était destiné à son frère le brigand.
(Conté par Vincent Coat, ouvrier à ht manufacture des
tabacs de Morlaix, le i6 mai i8j6.)
r
r
DE LA BASSE-BRETAGNE 187
m
LE BRIGAND ET SON FRÈRE l'eRMITE.
(L y avait une fois un fermier nommé
Fanch Kerloho, qui avait été payer son
terme à son seigneur. Celui-ci était grave-
ment malade dans son lit et ne put lui donner
quittance ; mais il lui dit :
— Je vous donnerai quittance, quand je serai
guéri ; allez à la cuisine, faites-vous servir à dîner,
et soyez sans inquiétude.
Le fermier dîna bien à la cuisine du château,
puis il s'en retourna chez lui. Sa femme lui
demanda, quand il rentra, s'il rapportait une
quittance en échange de son argent.
— Je ne rapporte pas de quittance, lui répon-
dit-il, car le seigneur est bien malade sur son lit,
et il n'a pas pu m'en faire une ; mais il m'a bien
promis de l'écrire et de me l'apporter lui-même,
àès qu'il sera guéri.
— Vous avez eu tort de livrer votre argent sans
quittance, répondit la femme, car on ne sait pas
ce qui peut arriver.
Et elle parut mécontente et bougonna un peu.
Quelques jours après, le seigneur mourut. Le
l88 LÉGENDES CHRÉTIENNES
fermier et sa femme assistèrent à son enterrement
et prièrent Dieu pour son âme, bien qu'il eût été
toujours très-dur pour eux. Son fils aimait le jeu
et le plaisir, et dépensait beaucoup. Comme il
avait besoin d'argent, il fit dire à tous ses fermiers
de venir lui en apporter, promettant de faire une
remise à ceux qui le paieraient d'avance. Fanch
Kerloho fut invité à se présenter comme les
autres. Il se rendit au château et se présenta
devant son jeune maître, quand son tour fut
venu.
— Vous n'avez pas payé votre terme, lui dit le
nouveau seigneur.
— Faites excuse, monseigneur ; j'ai payé à votre
père, selon mon habitude, le jour même de la
Saint-Michel.
— Vous n'êtes pourtant pas porté sur son
cahier comme ayant payé. Avez-vous une quit-
tance ?
— Non, je n'ai pas de quittance, car votre père
était bien malade sur son lit, quand je vins le
payer, et il ne pouvait pas écrire ; mais je vous
assure et je jurerai même au besoin que j'ai payé
mon terme, deux cents écus, en belles pièces de
six livres.
— Tout cela est bel et bien ; mais, si vous n'avez
pas de quittance, c'est que vous n'avez pas payé,
et il me faut de l'argent.
DE LA BASSE-BRETAGNE 189
— Je jure, devant mon Dieu mort pour nous
sur la croix, que j'ai payé et que je ne dois rien.
— Vous n'êtes pas homme à livrer votre argdht
sans quittance, et si vous l'avez fait, tant pis poui
vous, car il faut que vous m'apportiez deux cents
écus avant huit jours ; sinon, je ferai vendre tout
chez vous. Allez, et apportez-moi la quittance ou
l'argent.
Le pauvre fermier s'en retourna chez lui, tout
triste, et raconta la chose à sa femme.
— Je te l'avais bien dit, lui cria-t-elle; nous
voilà ruinés !
Et elle cria, pleura et fit une scène terrible. Le
pauvre homme la laissait faire et dire, et ne souf-
flait mot, si bien qu'elle finit par s'apaiser.
Le lendemain matin, après avoir bien réfléchi
à son cas, il alla trouver son confesseur et lui
conta tout. Le prêtre l'écouta attentivement et Jui
dit ensuite :
— Je ne sais quel conseil vous donner ; mais
j'ai un frère ermite *[ui vit depuis longtemps
dans une forêt, où il fait pénitence de ses péchés
de jeunesse, et qui reçoit tous les jours la visite
de son bon ange. Allez le trouver de ma part, et
je suis persuadé qu'il 'trouvera le moyen -dtf vous
tirer d'embarras.
Fanch Kerloho se rend auprès du saint homme
et lui conte son cas. '
190 LÉGENDES CHRÉTIENNES
— Je demanderai à mon bon ange, dit Termite,
ce que vous devez faire. Si votre ancien seigneur
est dans le paradis ou même dans le purgatoire,
tout peut s'arranger, et il vous sera possible d'ob-
tenir encore votre quittance; mais, s'il est dans
l'enfer, hélas I il n'y a plus d'espoir, et tout est
perdu. Passez la nuit avec moi, dans mon ermi-
tage ; je partagerai avec vous de bon cœur le peu
que j'ai, et demain matin, au lever du soleil, je
recevrai comme d'habitude la visite de mon bon
ange, et je l'interrogerai sur votre affaire.
Le fermier passa la nuit avec l'ermite, partagea
son frugal repas, qui se composait de légumes
et de quelques fruits sauvages, avec de l'eau, puis
il se coucha sur un lit de mousse et d'herbes
sèches. Le vieillard, lui, se coucha sur la terre nue,
avec une pierre sous la tête, et murmura des prières
durant toute la nuit. Le lendemain matin, au
point du jour, Fanch le vit encore agenouillé au
seuil de son ermitage, tourné vers le levant, et
les yeux et les mains levés vers le soleil. Puis il
vit encore un bel ange radieux qui descendit au-
près du vieillard, s'entretint avec lui quelque temps
à voix basse et reprit ensuite son vol vers le ciel.
L'ermite resta encore quelque temps en prière,
les yeux et les mains levés vers le ciel, immo-
bile comme une statue de pierre, puis il vint vers
son hôte.
DE LA BASSE-BRETAGNE I9I
— Eh bien, mon père ermite? lui demanda
celui-ci.
— Hélas 1 mon fils, votre ancien maître est
dans Tenfer, et mon bon ange ne peut y aller
chercher votre quittance.
— Je suis perdu, alors ! s'écria Kerloho.
— Écoutez; ne vous désolez pas ainsi, car il
n'est peut-être pas impossible de vous faire avoir
encore votre quittance. J'ai un frère brigand qui
a fait tout le mal qu'il est possible de faire dans
ce monde, et qui ira certainement en enfer, et
sans tarder, car il est déjà vieux. Allez le trouver
dans la forêt qu'il habite avec sa bande de scé-
lérats, ou plutôt de diables. Contez-lui voire cas,
et il vous enseignera le chemin de l'enfer (car il
le connaît bien), pour aller réclamer votre quit-
tance; peut-être même ira-t-il vous la chercher
lui-même. Quel que soit le résultat de votre
voyage, venez m'en rendre compte, au retour.
Fanch Kerloho remercia l'ermite de son hospi-
talité et de ses conseils, puis il se remit en route
à la recherche du brigand. Il parvient à le trou-
ver, avec beaucoup de mal, lui expose le motif
de sa visite et lui parle de son frère Termite, qu'il
vient de quitter.
— Ah ! mon frère l'ermite, le vieil imbécile 1
s'écrie le brigand. N'a-t-il pas de honte, un saint
homme comme il l'est, qui se dit l'ami de Dieu
192 LÉGENDES CHRÉTIENNES
«t reçoit tous les jours la visite de son bon ange,
d'avoir à demander un service à un brigand
comme moi, couvert de tous les crimes possibles,
-et qui est sur la route de Tenfer, comme il le dit
fort bien ? Mais rassurez-vous, mon brave homme,
car je ferai pour vous ce qu'il ne peut faire, lui.
Écoutez-moi bien, et faites exactement comme je
vous dirai, et vous pourrez réussir encore à avoir
votre quittance de votre seigneur, qui ne valait
guère mieux que moi, de son vivant. Retournez à
la maison; prenez une bouteille d'eau bénite au
bénitier de l'église de votre village. Cherchez alors
une jeune femme allaitant son premier enfant;
priez-la de vous remplir une burette du lait de ses
seins. Faites-vous faire ensuite par un sellier un
fouet de cuir, avec de nombreux nœuds et pesant
■dix-huit livres ; vous le ferez bénir par votre curé,
puis vous reviendrez me trouver avec tout cela, et
je vous dirai ce qu'il vous faudra faire ensuite.
Le fermier retourne chez lui; il se procure
facilement la bouteille d'eau bénite, le lait de
jeune femme allaitant son premier enfant et le
fouet de cuir pesant dix-huit livres, et il retourne
avec tout cela chez le brigand. Celui-ci appelle
alors un de ses serviteurs, qui était laid et noir
comme un démon, et lui dit, en lui montrant
Fanch Kerloho :
— Portez-moi cet homme en enfer.
\
DE LA BASSE-BRETAGNE I93
— C'est bien, maître I répondit le serviteur.
— Écoutez encore, avant de partir, dit le bri-
gand au fermier, et faites exactement et de point
€n point comme je vais vous dire : ce serviteur
que voilà vous portera jusque dans Tenfer, et
n'ayez pas peur de lui, car quelque laid et noir
qu'il soit, il ne vous fera pas de mal. Là vous
-verrez votre ancien seigneur assis sur un siège d'or
«ntouré de feu et de flammes de tous côtés. De-
mandez-lui quittance du dernier terme que vous
lui avez payé, et que son fils vous réclame de
nouveau. Il vous en donnera d'abord une qui
ne sera pas bonne. Refusez-la, et exigez-en une
autre. Il vous en donnera une autre, qui sera
encore fausse. Vous entendrez partout autour de
vous des cris affreux, des gémissements et des
grincements de dents, qui sortiront de bassins rem-
plis d'huile bouillante et de plomb fondu, et où
sXynt retenues les âmes des réprouvés. Des diables
hideux entretiennent le feu dessous. Ne vous
laissez pas trop émouvoir ni effrayer, et aspergez
ces bassins avec le lait de femme que vous avez
dans cette burette, et quand les diables essaieront
de s'y opposer, jetez-leur à la figure de l'feau
bénite que vous avez dans votre bouteille, et cin-
glez-les à tour de bras avec 1^ fouet béni par
votre recteur. Ils pousseront alors des cris affreux
£t vous crieront de vous en aller. Mais continuez
13
194 LÉGENDES CHRÉTIENNES
de les asperger d*eau bénite et de les cingler avec
votre fouet, jusqu'à ce que vous ayez une quit-
tance bien en règle. Quand vous la tiendrez, vous
pourrez vous en revenir, et nul ne s'y opposera.
Cependant, avant de partir, vous ferez attention à
un siège vide que vous verrez à la droite de votre
ancien seigneur, et vous pourrez lui demander à
qui il est destiné. Faites bien exactement comme
je viens de vous dire, et vous pourrez réussir;
mais malheur à vous aussi si vous vous écartez
sur quelque point de mes recommandations!
Vous pouvez partir à présent.
Alors, le noir et hideux serviteur du brigand
conduisit Fanch Kerloho jusqu'à l'entrée d'une
caverne qui se trouvait dans le bois. Là, il fit
entendre un sifflement, et aussitôt deux diables
hideux arrivèrent et demandèrent :
— Qu'y a-t-il pour votre service?
— Mon maître vous adresse cet homme, pour
que vous le conduisiez chez vous, où il a affaire.
Un des diables prit le fermier sur son dos et
s'enfonça avec lui en courant dans la caverne
sombre. Quand il se sentit fatigué, il remit son
fardeau à son camarade, qui le suivait, et ils
alternaient ainsi, de temps en temps, et ils allaient
toujours s'enfoiiçant sous la terre, dans les plus
profondes ténèbres. Au bout de plusieurs heures de
ce voyage souterrain, Kerloho aperçut enfin une
DE LA BASSE-BRETAGKE I95
petite lumière devant lui, et à mesure qu'il avan-
çait, 1^ lumière allait grandissant. Il finit par arriver
à une immense salle remplie de feux et de flammes,
et de diables hideux, qui entretenaient le feu sous
une infinité de chaudières et de sièges d'or et
d'argent, sur lesquels étaient assis des rois, des
princes et des seigneurs de toute sorte et de tous
les pays. Sur un de ces sièges, il reconnut son
ancien seigneur. Des flammes s'échappaient de sa
bouche, de ses yeux, de ses oreilles, de partout,
et il ne put s'empêcher de frémir d'horreur et
d'épouvante à cette vue. Partout autour de lui
c'était des gémissements et des cris affreux arra-
chés par la douleur. Il vit aussi les chaudières dont
lui avait parlé le brigand, et il lui sembla que des
milliers de grenouilles y chantaient. Il jeta dessus
quelques gouttes du lait de femme qu'il avait dans
une burette, et les chants devinrent joyeux, de
plaintifs qu'ils étaient. Il crut comprendre que les
pauvres âmes qui- y étaient enfermées se trou-
vaient soulagées, et il continua ses aspersions.
Mais une troupe de diables courut sur lui, mena-
çants et portant à la main des fourches de fer
rougies au feu. Il ne perdit pas la tête, et, pre-
nant sa bouteille d'eau bénite, il se mit à les en as-
perger, puis à les cingler avec son grand fouet béni
par son recteur. Les diables hurlaient et se tordaient
sous son fouet et l'eau bénite, et lui criaient :
196 LÉGENDES CHRÉTIENNES
— Va-t*en vite I va-t*en loin d'ici I...
— Je ne m'en irai pas avant d'avoir obtenu ma
quittancé.
— Demande-la à ton ancien seigneur que voilà,
et va-t'en !
Et son ancien seigneur lui tendit un papier en
lui disant :
— Voici ta quittance, et retourne chez toi, vite.
Il prit le papier, l'examina et dit :
— Elle n'est pas bonne; il m'en faut une
autre.
Et le voilà encore de jeter du lait de femme
sur les chaudières et de l'eau bénite sur les diables,
et de les cingler de plus belle avec son grand
fouet, et ils sautaient et hurlaient en criant :
— Grâce 1 grâce 1 On va te donner une bonne
quittance, et va-t'en, vite.
Son ancien seigneur lui tendit en e£fet un
second papier. Mais, après l'avoir examiné, il dit
encore :
— Elle ne vaut pas mieux que l'autre 1
Et le voilà de nouveau de lancer de l'eau
bénite autour de lui et de manier son grand fouet.
— Donnez-lui une bonne quittance, et qu'il
s'en aille 1 criaient les diables, qui n'en pouvaient
plus.
Son ancien seigneur lui présenta un troisième
papier, et, l'ayant examiné, il dit :
DE LA BASSE-BRETAGNE I97
— A la bonne heure, celle-ci est bonne.
Et il la mit dans sa poche. Puis il demanda à
son ancien seigneur :
— Dites-moi encore, avant que je m'en aille,
à qui est destiné le fauteuil vide que je vois là, à
votre droite, et où Ton ne doit pas avoir froid, il
me semble?
— Ce siège est destiné au brigand qui vous a
envoyé ici, et il doit venir Toccuper, sans tarder.
Son ancien seigneur lui dit encore :
— Vous allez retourner sur la terre et voir mon
fils. Racontez-lui tout ce que vous avez vu ici, et
dites-lui qu'il est grand temps qu'il change de
vie ; autrement, il viendra augmenter le nombre
des malheureux qui habitent dans ces tristes lieux.
Mais, comme il ne vous croirait sans doute pas,
voici une lettre que vous lui donnerez et qui con-
tient mes recommandations. Vous pouvez vous en
aller, à présent ; vous serez reconduit sain et sauf
jusqu'à l'entrée de la caverne.
Les deux mêmes diables qui l'avaient amené
le reconduisirent à l'endroit où ils l'avaient pris,
et il se hâta de se rendre auprès du brigand, ayant
sur lui sa quittance bien en règle, et de plus la
lettre de son ancien seigneur à son fils.
Q.uand le brigand le vit revenir, il s'empressa
de lui demander :
— Eh bien 1 as-tu ta quittance ?
198 LÉGENDES CHRÉTIENNES
— Oui, je Fai obtenue avec beaucoup de mal ;
mais enfin la voici.
Et il la présenta au brigand. Celjai-ci l'examina
de près, puis il la rendit à Kerloho en lui disant :
— C'est bien ; elle est en règle. Mais, dis-moi
encore, as-tu bien remarqué le siège vide qui est
à la droite de ton ancien maître, et as-tu demandé
à qui il est destiné ?
— Oui, je l'ai bien remarqué, et l'on m'a dit
qu'on vous attend pour l'occuper.
— Je le savais, — et il poussa un soupir ; —
mais vas, à présent, porter au fils de ton ancien
seigneur la quittance et la lettre que tu as reçues de
son père, puis reviens me trouver ici.
Et Fanch Kerloho se rendit au château de son
jeune seigneur et lui présenta d'abord la quittance
en disant :
— Voici, monseigneur, la quittance de votre
père, que j'ai été lui demander dans l'enfer, où il
se trouve.
— Tu mens impudemment, et je te ferai
pendre I dit le seigneur, furieux.
— Si vous ne me croyez pas, monseigneur,
prenez encore connaissance de cette lettre, que
votre malheureux père m'a donnée pour vous, et
vous verrez que je ne mens pas.
Et il lui présenta la lettre de son père. Il la
prit, l'ouvrit et reconnut avec étonnement que
DE LA BASSE-BRETAGNE I99
c'était bien récriture de son père. Mais, quand il
la lut, son étonnement redoubla encore, et il
n'était plus aussi insolent. Dans cette lettre, son
père lui disait, en effet, que son fermier, Fanch
Kerloho, lui avait payé son terme, mais qu'il
n'avait pu lui en donner quittance, pour cause
de maladie. Puis il lui recommandait de chan-
ger de vie, d'être charitable, doux et humain
envers les pauvres gens, et de prier et de faire
pénitence, sous peine d'aller le rejoindre dans
l'enfer, d'où il lui écrivait.
Cette lettre l'effraya beaucoup ; il distribua tout
son bien aux pauvres, et s'adonna à la prière et à
la pénitence, pour racheter l'inhumanité et les
désordres de ses jours passés.
Q.uant à Fanch Kerloho, après avoir rassuré sa
femme, en lui faisant part de la bonne nouvelle,
il retourna voir le brigand dans la forêt, comme
il le lui avait promis. Le brigand lui dit :
— J'ai congédié mes camarades, car l'heure de
la pénitence et de l'expiation est venue. Puisque
vous avez pu aller en enfer et en revenir,
peut-être ne m'est-il pas impossible aussi d'être
sauvé. AicTez-moi, dans cette terrible épreuve, et
que le cœur ne vous manque point. Écoutez-moi,
ej faites de point en point ce que je vais vous
dire. Vous me briserez d'abord tous les membres,
â coups de bâton, puis vous m'arracherez avec une
200 LÉGENDES CHRÉTIENNES
tenaille de maréchal-ferrant les ongles des mains-
et des pieds, un à un, puis vous m'arracherez:
encore les yeux...
— Dieu ! que me dites-vous là ? s'écria Kerloho^
saisi de frayeur.
— Je vous en prie, faites ce que je vous-
demande, et gardez -vous d'y faillir... Avez- vous
donc oublié le siège vide que vous avez vu dans
l'enfer, à la droite de votre ancien seigneur?...
Après m'avoir brisé les membres et arraché les
yeux, ainsi que les ongles des mains et des pieds,
vous me brûlerez sur ce bûcher, que j'ai construit
moi-même à cet effet. QjLiand tout sera consumé,
vous trouverez parmi les cendres un os calciné.
Prenez cet os ; mettez-le dans le petit cercueil que
voilà et que j'ai préparé également, puis déposez
ce cercueil sur le mur du cimetière de l'église la
plus voisine, et laissez-le là, pendant que vous
assisterez à une messe que vous ferez dire à mon
intention. Pendant cette messe, un combat se
livrera autour du petit cercueil renfermant l'os,
entre une colombe blanche et un corbeau noir.
La colombe blanche fera tous ses efforts pour faire
tomber le cercueil dans le cimetière en le battant
à coups d'aile, et le corbeau travaillera à le rejeter
du côté opposé, en dehors du cimetière. Si la co-
lombe l'emporte, je serai sauvé ; mais si elle est
vaincue, hélas 1 j'irai en enfer occuper le siège
DE LA BASSE-BRETAGNE 201
que VOUS savez, et il sera inutile de prier pour
moi. Vous sentez- vous le courage de faire ce que
je vous demande?
— Je ferai mon possible, répondit Kerloho,
effrayé.
— C'est bien ; laissez-moi fisiire une dernière
prière, puis mettez-vous à la besogne, sans autre
retard.
Le brigand s'étendit, la face contre terre, les
bras en croix, pria quelque temps, puis il se re~
leva et dit :
— Et maintenant, mon frère, mettez-vous à
l'œuvre avec courage.
Alors Fanch Kerloho prit un grand bâton pré-
paré à cet effet et commença par lui briser tous
les membres ; puis il lui arracha les yeux et les
ongles... Plus d'une fois, il sentit son cœur fai-
blir ; mais le martyr, qui supportait tout avec un
courage inouï, lui disait alors :
— Courage, mon frère, et rappelez-vous le
siège que vous avez vu dans l'enfer 1
Et il se remettait à l'œuvre. Bref, quand le
bûcher où il jeta le corps mutilé et tout sanglant
fut entièrement consumé, il en remua les cendres,
y trouva un os, comme on le lui avait dit, l'en-
ferma dans un petit cercueil et le déposa sur le
mur du cimetière; puis il entra dans l'église pour
assister à la messe qu'il y fit célébrer par le rec-
202 LÉGENDES CHRÉTIENNES
teur de la paroisse. Quand la messe fut achevée,
il sortit de Téglise, tout inquiet et pressé de voir
si c'était la colombe blanche ou le corbeau noir
qui était resté vainqueur. O joiel c'était la
colombe blanche, car le petit cercueil se trouvait
à présent dans le cimetière. Il en rendit grâces à
Dieu et se rendit aussitôt auprès du frère
du brigand. Termite de la forêt, pour lui annoncer
la bonne nouvelle. Contrairement à son attente,
le vieillard en témoigna plus d'étonnement que
de joie, et il dit même :
— Comment ! mon frère le brigand est sauvé ?
lui quia commis tous les crimes possibles !... Oh !
pour lors, je suis bien sûr d'être sauvé aussi, moi ;
je regrette même de m'être donné tant de mal
inutilement, puisqu'on peut être sauvé si faci-
lement, et je ne serai pas si sot que de rester une
heure de plus dans ce bois 1
Il n'avait pas fini de parler, qu'un énorme fracas
se fit entendre au ciel, et le tonnerre tomba sur
lui et le tua raidel
Hélas 1 son âme n'alla pas au paradis, avec celle
de son frère le brigand, car pendant que celui-d
était mort dans la pénitence, l'humilité et la con-
trition, lui se glorifiait et allait jusqu'à douter de
la justice de Dieu.
Quant au fils du seigneur, quand il connut le
sort des deux frères, le brigand et l'ermite, il se
DE LA BASSE-BRETAGNE 203
retira dans la solitude, pour prier et faire péni-
tence, et il mourut comme meurent les saints.
(Conté par Barbe Tatstl, de Plouaret, novembre i8j$ .)
Le dernier épisode de cette légende rappelle le fabliau : L'Her-
smU qui s'accompaigna d'un ange, dont on trouyera une version
plus loin.
M. Sébillot m'écrit au sujet de ce conte :
« J'ai deux versions d'une partie de ce conte. Dans la pre-
mière, intitulée : Bénédieitéy que je publierai dans ma deuxième
série de ConUs populaires, un fermier va en enfer, porté par le
diable, chercher le reçu de son maître, et il doit n'accepter aussi
que le troisième ; mais le diable avait mis pour condition qu'il
aurait pour lui « ce que le fermier ne savait pas qui était dans
« sa maison. » C'était un fils qui, après diverses aventures, va cher-
cher jusqu'en enfer quittance du pacte imprudent de son père.
Dans le second récit, le fermier va en enfer, sans condition, en
mettant le pied sur celui d'une personne qu'il rencontre le soir ;
il ne doit aussi accepter que le troisième papier. Le conte finit
quand il est rentré en possession de son reçu. »
Dans Rdgauntlet, roman de W. Scott, Willie le voj'ageur
raconte une légende écossaise d'un fermier qui n'a pas eu quit-
tance et qui va la chercher, non en enfer, mais dans une maison
où le conduit un inconnu et où il voit son ancien maître, qui lu*
donne un reçu.
Le frère brigand a son similaire dans le Brigand Madey, conte
slave traduit par Chodzko.
204 LÉGENDES CHRÉTIENNES
IV
LE BRIGAND SAUVE AVANT L ERMITE.
jL y avait une fois un ermite qui vivait dans
un bois et qui y faisait rude pénitence. Son
habitation était sous un grand rocher, et il
passait presque tout son temps en prière. Il n'avait
pour toute nourriture que des racines d'herbes et
quelques fruits sauvages. De temps en temps, un
chasseur qui passait lui donnait quelque morceau
de pain ; mais cela n'arrivait pas souvent. Il vivait
ainsi sépa;-é complètement du monde. Son bon ange
venait tous les jours le visiter dans sa solitude.
Un jour qu'il n'avait rien mangé depuis vingt-
quatre heures et qu'il n'avait pas de provisions,
il voulut sortir pour aller chercher quelque cho'se
dans le bois. Mais il pleuvait à torrent, de sorte
que, ne pouvant sortir de dessous son rocher, il
dit avec un peu d'humeur :
— Quel mauvais temps I
Et il lui fallut passer encore la journée sans
manger. Mais, ce jour-là, son bon ange ne vint pas
lui faire sa visite ordinaire, ni le lendemain non
plus, de sorte qu'il en était très-inquiet, et il se
disait en lui-même :
(
DE LA BASSE-BRETAGNE 20$
— (iue signifie donc ceci ? Pourquoi mon bon
ange ne vient-il plus me visiter? Pourtant je ne
crois pas avoir rien fait de mal, ni lui avoir donné
lieu d'être mécontent de moi.
Huit jours se passèrent, et le bon ange n'était
pas revenu. Le pauvre ermite en était inconso-
lable. Le neuvième jour, le bon ange vint enfin, et
le solitaire lui dit :
— Mon Dieu^ mon bon ange, voici le neu-
vième jour que vous n'êtes pas venu me voir!
Comme j'ai trouvé le temps long ! Qu'est-ce qui
«st donc cause que vous ne veniez plus ?
— Hélas ! je ne dois plus revenir ! répondit
l'ange avec tristesse.
— Pourquoi donc, mon Dieu ?
— Parce que vous avez dit, un jour, que le
temps était mauvais. Dieu fait le temps comme il
lui plaît, et tout ce qu'il fait est bien fait ; il ne
faut donc jamais trouver à redire à ce qu'il fait.
Votre pénitence et votre peine en ce monde
étaient sur le point de finir; mais, à présent, le
terme est reculé, et il vous faudra encore prier et
souflFrir. Donnez-moi votre bâton.
L'ermite donna son bâton à l'ange, et celui-ci
le planta en terre et dit ensuite :
— Trois fois par jour, au lever du soleil, à
midi et au coucher du soleil, il vous faudra arro-
ser ce bâton, sec depuis bien longtemps, avec de
206 LÉGENDES CHRÉTIENNES
Teau que vous apporterez dans votre bouche, de
la rivière qui coule au bas du bois, à une lieue
d'ici, et vous ne cesserez de Tarroser de la sorte
que lorsque vous le verrez fleurir. Alors je re-
viendrai vous voir, et vous viendrez avec moi au
ciell
L'ange s'envola aussitôt, et le pauvre vieillard
se mit à pleurer et à prier Dieu.
Il y avait déjà longtemps qu'il arrosait son
bâton, comme le lui avait recommandé l'ange, et
tous les jours il s'attendait à le voir fleurir, et il
avait constamment les yeux sur lui. Un jour qu'il
allait, selon son habitude, puiser de l'eau à la
rivière, il rencontra un brigand fameux dans le
pays et qui avait assassiné, violé, incendié, et fait
tout le mal possible.
— T Où allez-vous de la sorte, mon père l'er-
mite? lui demanda le brigand.
— Je vais chercher de l'eau à la rivière.
— Mais je ne vous vois point de vase ; com-
ment comptez-vous donc la rapporter ?
— Dans ma bouche, pour arroser mon bâton
de houX) coupé dans ce bois depuis plus de dix
ans, et que je ne dois cesser d'arroser de cette
façon que lorsqu'il viendra à fleurir.
— Vous plaisantez sans doute, mon bonhomme,
ou vous avez perdu la tête.
— Hélas 1 je ne plaisante point ; mon bon
DE LA BASSE-BRETAGNE lOJ
ange m'a annoncé que ma pénitence et mes
peines sur la terre ne finiront que lorsque je ver-
rai fleurir mon bâton.
— Quels crimes si grands avez-vous donc
commis pour être condamné à une pénitence si
dure?
— Hélas! un jour que je n'avais pas mangé
depuis vingt-quatre heures, et que je voulais sortir
de dessous mon rocher pour chercher quelque
chose dans le bois, comme il pleuvait à torrent^
je dis avec un peu d'humeur ces mots seulement :
«r Quel mauvais temps !» Et en parlant ainsî^
j'offensai Dieu, parce que tout ce que Dieu fait
est bien fait.
— Une pénitence si dure pour si peu de chose 1
s'écria le brigand ; et moi donc, qui ai fait tout le
mal et tous les crimes possibles, je ne pourrai
jamais être sauvé, à ce compte-là!
— La bonté de Dieu est infinie, répondit l'er-
mite.
— Vous pensez, mon père, qu'elle est assez
grande pour me pardonner encore?
— Elle est grande par dessus tout.
— Alors je veux faire aussi pénitence comme
vous.
Et le brigand planta aussi son bâton en terre et
commença de l'arroser, trois fois par jour, comme
le vieil ermite, avec de l'eau qu'il ranoortait dans
•^^^tmm
208 LÉGENDES CHRÉTIENNES
sa bouche de la rivière qui coulait à une lieue de
là. Et il priait et jeûnait, et se macérait le corps,
sans pitié.
Il y avait déjà longtemps qu'ils vivaient tous
les deux de cette façon. Le vieil ermite s'attendait
à voir fleurir son bâton bien avant celui du bri-
gand, et comme il ne fleurissait pas assez vite, à
son gré, il s'impatientait et murmurait parfois.
Le brigand, au contraire, ne regardait pas son
bâton, ne s'attendant pas à le voir fleurir de si tôt,
et il priait constamment, les yeux et les mains
levés vers le ciel.
Mais voilà que son bâton vint à fleurir, un jour,
sans qu'il s'en aperçût, et il continuait toujours
àe l'arroser. Si bien que l'ermite lui dit :
— Regardez votre bâton : il a fleuri I
Mais il ne croyait pas, et il priait toujours, les
yeux levés vers le ciel. Son bon ange descendit
alors auprès de lui et lui dit :
— Venez, homme de foi, venez avec moi rece-
voir votre récompense dans le ciel I
Et ils montèrent tous les deux au ciel.
Le bâton du vieil ermite finit aussi par fleurir,
mais plus tard, parce que son repentir et sa dou-
leur n'étaient pas aussi sincères et aussi vifs que
ceux du brigand.
C'est ainsi que l'on ne doit jamais désespérer
de la clémence de Dieu, quelque grands et nom-
DE LA BASSE-BRETAGNE 209
l)reux que soient les péchés et les crimes que l'on
a commis.
(Conté par Marguerite Philippe.)
Cf. le Brigand Madey^ dans : Contes des paysans et des pâtres
slaves j de M. Alexandre Chodzko, et la Sainte orpheline^ conte
basque de Webster.
'îya'
l'ermite et le vieux brigand.
|L y avait une fois un vieil ermite, qui avait
son ermitage dans une forêt. Il y avait
bien longtemps qu'il était là, n'ayant
d'autre société que celle des animaux du bois,
iqui étaient devenus ses amis et ses serviteurs, et
qu'il dirigeait et gouvernait à sa volonté. Il avait
la réputation d'être très-savant, et de connaître les
vertus de toutes les plantes et de toutes les herbes.
On disait même qu'il comprenait le langage des
oiseaux.
Mais, s'il était savant, il était aussi très-orgueil-
leux. Il promettait à tous ceux qui assisteraient à
5a mort qu'ils seraient sauvés et qu'ils iraient tout
droit au paradis, comme lui. Il était très^vieux. II
tomba malade, et aussitôt la nouvelle s'en répan-
14
2IO LÉGENDES CHRÉTIENNES
dit dans le pays, et l'on accourait de tous les
côtés à son ermitage pour le voir mourir.
. Un vieux brigand, qui avait commis tous les
crimes possibles, fit comme tout le monde, tant il
avait foi dans la parole du vieil ermite. Il avait si
grand'peur d'arriver trop tard, et il se pressait
tant, qu'il se cassa le cou en passant une barrière.
— C'est bien fait ! Q.ue son âme s'en aille au
diable 1 disaient ceux qui passaient par là, en se
rendant à l'ermitage. Et personne n'avait pitié de
lui, ni ne songeait à dire une prière pour son âme.
L'ermite mourut, et tout le monde crut qu'il
était devenu saint, dans le paradis. Mais voilà
que, quelques jours après, il revint et demanda
que l'on priât pour lui, car son âme était retenue
dans les feux du purgatoire.
L'âme du brigand, au contraire, était allée tout
droit au paradis, parce que sa foi était vive et son
repentir sincère.
Ce<fi prouve, chrétiens, que l'orgueil est un
vilain péché, très-désagréable à Dieu, et que la foi
et le repentir obtiennent toujours grâce auprès de
lui.
Cf. une légende basque de Webster, la Sainte orpbelint.
OE LA BASSE-BRETAGNE 211
VI
LE BRIGAND ET SON FILLEUL.
\L y avait une fois un sabotier qui demeu-
rait sur la lisière d'un grand bois, et
dont le travail suffisait à peine à le faire
vivre, lui, sa fenune et ses enfants. Il avait onze
enfants, et tous en bas âge, le pauvre homme, et
il lui en naquit encore un douzième. Presque tous
ses voisins lui avaient nommé un enfant, et il ne
savait où s'adresser, cette fois, pour trouver un
parrain et une marraine pour son dernier né. Un
matin , il mit sa veste des dimanches , prit son
penn-ha:^ de chêne , et, après avoir fait le signe de
la croix, il se mit en route pour aller prier le
seigneur du château voisin de vouloir bien
nommer son dernier enfant. Il n'allait guère vite,
car il craignait d'être mal reçu. Comme il chemi-
nait ainsi, il rencontra un homme assez âgé, qu'il
ne connaissait point, et qui lui demanda :
— Où allez-vous ainsi , mon brave homme ?
— Je vais chercher un parrain à mon dernier
né, monseigneur.
— Avez-vous une marraine ?
— Oui, j'ai une marraine.
212 LÉGENDES CHRÉTIENNES
— Eh bien I si vous le voulez bien, je serai le
parrain de votre enfant.
— Je ne demande pas mieux, mon bon sei-
gneur.
— Retournez à la maison, alors, et trouvez-vous
demain avec Tenfant et la marraine dans l'église
de votre paroisse ; je serai là à vous attendre.
— Merci, et la bénédiction de Dieu soit sur
vous, mon bon seigneur.
Et le sabotier retourna à sa hutte, satisfait de
sa rencontre.
Cet homme-là était le chef d'une bande de
brigands, qui habitaient le bois et qui faisaient
beaucoup de mal dans tout le pays*,^ mais il ne
le connaissait pas.
Q}iand le sabotier rentra chez lui, sa femme lui
demanda :
— Eh bien ! mon homme, avez-vous trouvé
un parrain ?
— Oui, femme, j'en ai trouvé un.
— Comment , le seigneur daigne donc nous
nommer aussi un enfant ?
— Je ne suis pas allé jusqu'au château, femme ;
j'ai rencontré en mon chemin un homme bien
mis, qui s'est offert de lui-même pour être le
parrain de notre enfant.
— Et vous ne connaissez pas cet homme-là?
— Non sûrement, je ne le connais pas.
DE LA BASSE-BRETAGNE 213
— Et VOUS l'avez accepté pour aider à faire un
chrétien de notre enfant ? Et si c'est un méchant,
mon pauvre homme, un brigand peut-être?
— Je ne le crois pas, femme ; je croirais plutôt
qu'il nous a été envoyé par Dieu.
— Je désire que ce soit vrai, mon Dieu !
Le lendemain, le père se rendit à l'église
avec l'enfant et la marraine. Le parrain les
attendait dans le cimetière. L'enfant fut baptisé et
nommé François, et tout se passa pour le mieux.
Au sortir de l'église , le parrain donna une poi-
gnée de pièces d'or au sabotier et lui dit qu'il
irait voir son filleul dans un mois. Puis il s'en
«
alla seul de son côté.
Le sabotier acheta au bourg du pain blanc, de
la viande et du vin, et l'on fit, ce jour-là, dans sa
hutte un dîner comme il n'y en avait eu depuis
longtemps.
L'enfant mourut huit jours après, et il alla tout
droit au paradis. Arrivé près de la porte, il s'y
assit. Saint Pierre le vit et lui dit :
— Entrez, mon joli petit ange.
— Je n'entrerai pas, répondit l'enfant , si mon
parrain ne vient pas avec moi.
— Q.ui est ton parrain, mon petit ami?
Et l'enfant dit qui était son parrain.
— Hélas, mon petit ange , reprit saint Pierre,
ton parrain est un méchant homme, un chef de
214 LÉGENDES CHRÉTIENNES
brigands, et il ne viendra pas au paradis; mais
viens, toi; entre vite.
— Je n'entrerai pas sans mon parrain, dit
encore l'enfant.
Saint Pierre appela alors le bon Dieu, pour
venir voir ce qui se passait. Le bon Dieu vint et
dit à l'enfant :
. — Viens , mon enfant , mon petit ange bhnc ;
viens avec moi dans ma maison, le paradis.
— Je n!irai pas, répondit l'enfant, si mon
parrain ne vient pas avec moi.
— Hélas! mon pauvre enfant, reprit le bon
Dieu, tu ne sais pas ce que c'est que ton par-
rain. D'après ce que je vois, ton parrain est
un méchant, un chef de brigands, et il a fait
tout le mal et commis tous les crimes pos-
sibles : le paradis n'est paS fait pour de pareilles
gens.
— Peu m'importe ce qu'est mon parrain et ce
qu'il a fait ; c'est lui qui m'a assisté pour être fait
chrétien, et je ne veux pas entrer au paradis
sans lui.
— Tu es un bon petit enfant, lui dit le bon
Dieu, et je ferai pour toi ce que je ne fais
pas pour tout le monde. Prends cette burette ;
porte-la à ton parrain, et dis-lui qu'il pourra
entrer avec toi au paradis quand il l'aura remplie
des larmes de ses yeux, des larmes de repentir et
DE LA BASSE-BRETAGNE 21$
de douleur. Tu le trouveras couché et dormant
sur un rocher, dans le bois.
L'enfant prit la burette et se rendit auprès de
son parrain. Il le trouva, comme le lui avait dit
le bon Dieu, qui dormait sur un rocher, dans le
bois. Il l'éveilla, lui présenta la burette, et lui rap-
porta les paroles de Dieu.
Qliand le brigand apprit que le Dieu tout-
puissant et miséricordieux daignait avoir pitié de
lui, à la prière d'un enfant, il se mit à pleurer
si abondamment qu'il remplit la burette de ses
larmes en un instant, et son cœur se brisa de
douleur, et il mourut sur la place.
Son âme monta alors au ciel avec celle de son
filleul, et Dieu les reçut tous les deux dans son
paradis.
Ceci montre clairement, chrétiens, qu'il est bon
de tenir des enfants sur les fonts du baptême, car
ils peuvent nous aider à aller au ciel.
(Conté par Katotc ar Bir, mendiante.)
2l6 LÉGENDES CHRÉTIENNES
vn
LE PETIT PATRE QUI ALLA PORTER
UNE LETTRE AU PARADIS.
(première version.)
iL y avait une fois un petit pâtre (les
petits pâtres sont tous de petits saints,
dit-on) qui allait tous les jours garder
ses moutons sur une grande lande. Pour se dis-
traire et trouver le temps moins long, il chantait
tout le long du jour des soniou et des cantiques,
et les prières qu'il entendait chanter chaque
dimanche, à la grand'messe, dans la vieille église
de sa paroisse.
Un jour, comme il était à jouer et à chanter^
selon son habitude, il vit venir à lui un vieil
homme à la barbe longue et blanche, et qui avait
fort bonne mine.
— Ton petit cœur est bien joyeux , mon
enfant, lui dit le vieillard; que chantes-tu de la
sorte ?
— Ma prière, répondit l'enfant.
— Cela est très-bien, mon enfant; mais vou-
drais-tu faire une commission pour moi ?
— Je ne puis pas délaisser mes moutons, car,.
DE LA BASSE-BRETAGNE llj
s'il en disparaissait quelqu'un, je serais bien,
grondé, ce soir, en rentrant à la maison.
— Tu peux être sans crainte à cet égard, mon
enfant ; je resterai à garder ton troupeau pendant
ton absence.
— Alors, je veux bien faire votre commission,
si je le puis, reprit l'enfant ; qu'est-ce que c'est ?
— Aller porter cette lettre au bon Dieu.
Et en même temps le vieillard lui montrait une
lettre.
— Oui, mais je ne sais pas où je trouverai le
bon Dieu.
— Dans le paradis, mon enfant.
— Dans le paradis 1... Mais j'ai entendu dire
que nul ne peut aller au paradis avant d'être
mort.
— Toi, tu pourras y aller avant de mourir, si
tu veux.
— Alors, je ne demande pas mieux que d'y
aller ; mais par où est la route ?
— Tiens, prends d'abord le chemin étroit et
montant que tu vois là-bas ; — et il lui montrait le
chemin du doigt. — La route est difficile, inégale,
pierreuse et remplie d'orties, de ronces et d'épi-
nes; il y a aussi des vipères, des crapauds, des
sourds, et toutes sortes de reptiles venimeux et
hideux. Mais ne t'effraie pas pour les voir baver et
les entendre siffler autour de toi ; marche toujours
2l8 LÉGENDES CHRÉTIENNES
avec courage, et tu arriveras bientôt à une clôture
de pierre, qui barre la route ; tu franchiras cette
clôture. Mais ne regarde pas derrière toi avant de
ravoir franchie, quoi que tu puisses entendre, ou
tu es perdu. Quand tu auras passé cette bar-
rière, tu te trouveras au pied d*une haute mon-,
tagne, et il te faudra gravir jusqu'au sommet de
cette montagne, à travers les orties, les ronces et
les épines, qui sont si fournies et si pressées, à sa
base^ qu'à peine si un lièvre pourrait y passer. Si
tu peux arriver jusqu'au sommet de la montagne,
tu verras là un beau château dont les murailles,
toutes d'or et de pierres précieuses, t'éblouiront.
Mais tu n'auras qu'à frapper à la porte de ce beau
château , et aussitôt saint Pierre t'ouvrira, car
c'est là le paradis. Tu présenteras ta lettre à un
vieillard à barbe blanche et qui me ressemble,
que tu verras là aussi, et il te dira ce qu'il te
faudra faire ensuite. Dis-moi encore, es-tu bien
décidé à entreprendre le voyage, à présent que
tu sais que le chemin est difficile ?
— Oui, j'y suis bien décidé, et il n'est pas de
travail ni de mal si durs que je ne sois prêt à les
affronter, pour voir le paradis et k bon Dieu.
Donnez-moi votre lettre.
Le jeune pâtre partit avec la lettre, après avoir
fait le signe de la croix et en disant : A la
grâce de Dieu ! et le vieillard resta auprès de son
DE LA BASSE-BPETAGNE 219
troupeau. L'enfant était plein de courage. Il entra
sans hésiter dans le chemin étroit et montant,
plein de ronces , d'épines et de reptiles hideux et
venimeux. Ses pieds et ses jambes furent bientôt
tout en sang. TLes reptiles sifflaient, menaçants, et
sautillaient des deux côtés du chemin ; et derrière
lui il entendait un bruit épouvantable, comme si
la mer en fureur était sur ses talons, près de
l'engloutir. Malgré tout cela, il avançait toujours,
sans détourner la tête. Mais, hélas ! les forces
commençaient à lui manquer, et il allait tomber à
terre, quand, heureusement, il posa la main sur
la clôture de pierre et la franchit avec beaucoup
de peine. Quand il fut de l'autre côté , il jeta un
regard derrière lui et vit le chemin rempli de feu
et de démons, et de toutes sortes de monstres
horribles, menaçants et grinçant des dents.
■ Il poursuivît sa route et, un moment après , il
se trouva au pied de la montagne dont lui avait
parlé le vieillard. Mais, hélas ! les ronces et les
épines étaient si nombreuses et si pressées en cet
endroit qu'il se dit avec désespoir :
— Jamais je ne pourrai passer par là ! J'es-
saierai pourtant, dussé-je y mourir !
Il réussit à passer, malgré tout. Mais il n'avait
plus que quelques lambeaux de vêtements sur le
corps; il était presque nu. Il commença néan-
moins de gravir la montagne. Des petits enfants,
220 LÉGENDES CHRÉTIENNES
aussi nombreux et aussi serrés qu'une fourmilière,
montaient aussi, et au moment d'atteindre le
sommet, ils roulaient jusqu'au bas, ayant chacun
à la main une poignée d'herbe arrachée. Puis
aussitôt ils se remettaient à monter, et roulaient
encore de nouveau, et aucun d'eux ne pouvait
mettre le pied sur le sommet de la montagne.
Cela étonnait fort le jeune pâtre, et il se disait :
— Que signifie donc ceci ? Est-ce que je vais
rouler aussi jusqu'en bas, comme ces pauvres
enfants , au moment d'atteindre le but ?
Avec beaucoup de peine, il parvint jusqu'au
sommet de la montagne, et, comme il était fatigué
et qu'il n'en pouvait plus, il s'assit, pour se
reposer un peu, sur le gazon fleuri. Il sentit
aussitôt ses forces renaître, comme par enchante-
ment , et il se remit à marcher. Il vit bientôt un
beau château tout resplendissant de lumière, au
milieu d'une grande prairie pleine de belles fleurs
parfumées et de jolis oiseaux, qui chantaient gaî-
ment. Une haute muraille d'argent l'entourait.
Dans cette muraille, il y avait une porte avec un
marteau. Il frappa sur la porte avec le marteau,
et elle s'ouvrit, et un grand vieillard à barbe
longue et blanche lui demanda :
— Que demandez-vous, mon enfant ?
— Le bon Dieu, s'il vous plaît.
— Que lui voulez-vous, mon enfant ?
DE LA BASSE-BRETAGNE 221
— On m'a chargé de lui apporter une lettre
au paradis.
— Donnez-moi votre lettre, et je la lui re-
mettrai.
— Excusez-moi, mais je voudrais la lui remettre
moi-même.
-7- Ici, mon enfant, il n'entre pas de personnes
en vie.
Et le portier du paradis se disposait à lui
fermer sa porte au nez, quand le bon Dieu, qui
était venu rendre visite à son vieil ami saint
Pierre et causer avec lui dans sa loge , dit :
— Laisse entrer cet enfant, Pierre ; je sais qui
me l'envoie.
Et le jeune pâtre entra, et il remit la lettre au
bon Dieu, en propres mains.
Celui-ci l'ouvrit , fit semblant de la lire, quoi-
qu'il sût bien ce qu'elle contenait, puis il dit :
— C'est bien , mon enfant ; vous avez eu
beaucoup de mal à venir jusqu'ici, n'est-ce pas ?
— Oh I oui, j'ai eu du mal !
— Venez, que je vous fasse voir ma maison.
Et le bon Dieu lui fit voir de belles salles et de
beaux jardins remplis de belles fleurs parfumées
et d'oiseaux aux chants harmonieux, et d'anges
blancs qui chantaient aussi en s'accompagnant
sur des harpes d'or ; il lui fit voir encore les vieux
saints et les saintes de son pays de Basse-Bre-
222 LÉGENDES CHRÉTIENNES
tagne, couronnés de gloire ; et les apôtres et les
propfiètes, qui se promenaient, en devisant entre
eux, au milieu de beaux parterres de fleurs, et
sous les arbres chargés de fruits d'or et d'oiseaux
chantants. Tous ils étaient joyeux et radieux 'de
lumière, et l'enfant ne pouvait se rassasier de les
contempler, si bien que le bon Dieu lui dit :
— Allons ! mon enfant, retournez, à présent,
vers celui qui vous a envoyé ici avec une lettre
pour moi ; je crains qu'il ne s'impatiente de vous
attendre, car il y a cent ans que vous êtes parti
de là-bas. «
— Jésus, est-ce possible? Cent ans I II me
semble qu'il n'y a pas seulement une heure !
— Il y a cent ans, mon enfant.
Et lui présentant une lettre :
— Voici une lettre que vous remettrez au
vieillard qui vous a envoyé vers moi, et, sans
tarder, vous reviendrez me voir, et alors ce sera
pour rester avec moi, à tout jamais.
L'enfant prit la lettre et partit à regret. Comme
il descendait la montagne, il vit une multitude
de gens de toute condition qui montaient, et tous
paraissaient contents et heureux, et le remerciaient
en passant. H ne savait pas ce que cela signifiait,
et il en était très-étonné. Il parvint, sans aucune
peine, cette fois, auprès du vieillard, qui surveillait
toujours son troupeau, et il lui remit la lettre.
DE LA BASSE-BRETAGNE * 225
— Te voilà donc de retour, mon enfant? lui
dit le vieillard.
— Oui, grâce à Dieu, répondit TenÉant.
— Tu as été bien longtemps.
*— Vous trouvez, mon- père ? Moi, je ne le
trouve pas.
— Si, mon enfant, tu as été plus de cent ans.
Mais, peu importe. As-tu vu le bon Dieu ?
— Oui, .vraiment, mon père, je l'ai vu, et il
m'a même fait visiter son paradis, où j'ai vu
de bien belles choses I
Et il essaya de raconter et de décrire une partie
de ce qu'il avait vu. Puis il denunda au vieillard :
— Mais, dites-moi aussi, grand père, ce que
signifient le feu que j'ai vu et le bruit épouvan-*
table que j'ai entendu, derrière moi, en allant»
dans le chemin étroit et difficile.
— C'est là, mon enfant, le purgatoire, et le
feu, le bruit, les reptiles hideux et venimeux y
c'étaient des artifices de l'esprit du mal cherchant,
à te faire revenir sur tes pas. Mais, grâce à Dieu,,
tu as triomphé de ses pièges.
— Et les pauvres petits enfants qui grimpaient
avec moi sur la montagne et qui roulaient
jusqu'au bas, au moment d'atteindre le sommet?
— Ce sont des enfants morts sans avoir été
baptisés. Ils entendent les chants des anges, et
ils voudraient aller aussi au paradis avec eux ;
224 LÉGENDES CHRÉTIENNES
mais, hélas ! ils ne peuvent pas jouir de la vue de
Dieu, parce qu'ils n'ont pas reçu l'eau du baptême.
Ils ne souffrent pas pourtant*
— Et les gens de toute condition qui gravis-
saient la montagne quand j'en descendais, et qui
me saluaient et me remerciaient en passant ?
— Ce sont de pauvres âmes que tu as délivrées
du purgatoire, quand tu y as passé, pour les
avoir seulement touchées, sous la forme des
ronces et des épines qui te déchiraient le corps, et
qui allaient au paradis.
— Oh ! oui, j'ai beaucoup souffert dans mon
voyage; voyez, mon père, comme mes pieds,
mes mains et tout mon corps sont couverts de
sang et de plaies ; mais rien que la vue du paradis
m'a vite fait oublier tout cela.
— Hélas ! mon pauvre enfant, le chemin du
paradis est étroit et difHcile; mais puisque tu
l'as déjà fait une fois, tu y repasseras, à présent,
sans mal. Que ferais-tu, désormais, dans ce
monde ? Tous tes parents sont morts depuis
longtemps. Viens donc avec moi, car je suis ton
père qui est au ciel I
Et le vieillard l'emmena avec lui au paradis,
car ce vieillard-là était le bon Dieu lui-même 1
{C^Upar Catherine Le Bêr, de Plu^unet, Câtes^u-Nard.)
DE LA BASSE-BRETAGNE 22$
Vin
CELUI QUI ALLA PORTER UNE LETTRE
AU PARADIS.
(deuxième version.)
|L y avait une fois un vieux seigneur riche
et qui avait perdu sa femme, ses enfants
et tous ses parents. Comme il était resté
seul, il voulut voyager, pour essayer de se dis-
traire de sa douleur. — J'emmènerai avec moi, se
dit-il, un domestique, pour me tenir société, et je
prendrai un enfant de douze à quinze ans, pauvre
et sans parents, comme moi-même.
H alla se promener sur une grande route
et ne tarda pas à rencontrer un garçon d'une
quinzaine d'années, tout déguenillé et à l'air mi-
sérable.
— Où vas-tu comme cela, mon garçon ? lui
demanda-t-il.
— Chercher mon dîner, répondit l'enfant.
— Sais-tu lire ?
— Non.
— Et soutenir un mensonge ?
— Oh I oui, cela tant que vous voudrez.
15
226 LÉGENDES CHRÉTIENNES
— C*est bien ; veux-tu me suivre, comme do~
mestique ?
— Je ne demande pas mieux.
— Comment t'appelles-tu ?
— Joli Kerdluz.
— Eh bien I mon garçon , viens avec moi
diner au château, et puis nous verrons après.
Qjielque temps après, le seigneur voulut aller
à Paris, et il dit à Joli :
— Nous allons aller tous les deux à Paris, Joli.
Moi, j*irai devant, et toi tu partiras un peu après
et passeras par les mêmes endroits .que moi. Je te
donnerai de l'argent, et tu descendras partout dans
les meilleurs hôtels, et mangeras à la même table
que les voyageurs et les pensionnaires. Tu y
entendras toutes sortes de conversations et de
bons tours ; mais, quoi que tu entendes, dis tou-
jours que tu auras vu plus fort que cela. Ce soir,
je souperai et coucherai à l'hôtel du ChevaU
BlanCy à Guîngamp, et tu y souperas et coucheras
toi-même, demain soir.
— C'est bien, maître, répondit Joli ; je ferai
comme vous venez de me dire.
Là-dessus, le seigneur part à cheval, arrive à
Guingamp vers le soir, et descend à l'hôtel du
Cheval-Blanc, Il y avait foire, ce jour-là, à
Guingamp, et la table était bien garnie, à
souper. Les conversations allaient leur train.
DE LA BASSE-BRETAGKE 227
et Ton contait mainte merveille et maint bon
tour.
— Bah ! dit le seigneur,, tout cela n'est rien à
côté de ce que j'ai vu, moi.
— Qu'avez-vous donc vu ? lui demanda quel-
qu'un,
— Ce matin, comme je venais à Guingamp, le
soleil tiirillâit, et le temps était superbe. Soudain,
au moment où je passais au pied de la montagne
de Bré, survint une obscurité telle que je ne
voyais plus mon chemin. Je crus que c'était la
fin du monde qui arrivait.
Tout le monde fut étonné, personne n'ayant
rien remarqué de semblable à Guingamp ou aux
environs, et on pensa que le seigneur plaisantait
ou mentait.
Le lendemain matin, il partit pour Saint-
Brieuc.
Le même jour , son domestique Joli se mettait
aussi en route, sur un bon cheval, et le soir, il
arrivait à l'hôtel du Cheval-Blanc^ à Guingamp.
A souper, comme la veille, on conta maint bon
tour. Son maître lui avait fait la leçon, et ayant
tout écouté en silence, il dit tout à coup :
— Bahl tout cela n'est rien auprès de ce que
j'ai vu, moi.
— Qu'avez-vous donc vu? lui demanda-t-on.
— Ce matin, comme je venais à Guingamp,
228 LÉGENDES CHRÉTIENNES
arrivé près de la montagne de Bré, j'ai vu trois
hommes munis de barres qui travaillaient à
rouler un œuf énorme ; et ils étaient en bras de
chemises, tout essoufflés et ruisselants de sueur.
— QjLiel mensonge ! dit quelqu'un.
— Ouvrez la porte toute grande ! dit un
autre (i).
— Pour moi, dit l'hôtelier, je suis tout disposé
à croire que ce que dit cet homme est vrai. Hier,
nous avions à souper un voyageur qui nous dit
qu'au moment où il passait au pied de la montagne
de Bré, il survint tout d'un coup, en plein jour
et par un beau soleil, une obscurité telle qu'il ne
voyait pas son chemin. Cette obscurité devait être
produite par l'oiseau qui a pondu cet œuf et dont
les grandes ailes interceptaient les rayons du
soleil.
Quand le seigneur arriva le soir à Saint-Brieuc,
il descendit à l'hôtel des Quaire-FUs-Aymon,
Vers la fin du repas, revinrent les gais propos
et les merveilles, les conteurs renchérissant les
uns sur les autres.
— Bah! dit alors le vieux seigneur, j'ai vu,
moi, bien plus fort que tout cela.
(i) Quand quelqu'un est soupçonné d'avoir dit un gros
mensonge, on a coutume de dire, si l'on est dans un appartement
clos : Ouvrez la porte ou la fenêtre ! (pour laisser sortir le
seasonge). •
DE LA BASSE-BRETAGNE 229
— Qu'avez- VOUS donc vu ? lui demanda- t-on.
— Ce matin, comme je passais au bord de
l'étang de Chatelaudren, en venant ici, l'eau y
bouillait comme dans une chaudière sur le feu.
— Il faut, alors, que cet étang soit au-dessus
de l'enfer, dit quelqu'un.
Le lendemain matin, le seigneur alla plus
loin, et son domestique arriva, vers le soir, à
l'hôtel des Quatre-Fils-Aynum , et comme on
causait encore à table de bons tours et de choses
merveilleuses :
— Bah! dit tout à coup Joli, j'ai vu, moi,
bien plus fort que tout cela.
— Qpoi donc ? lui demanda-t-on.
— Ce matin, comme je passais au bord de
l'étang de Chatelaudren, en venant ici, j'ai vu
quatre charrettes attelées chacune de quatre forts
chevaux et qui charroyaient du poisson cuit de
l'étang.
Et comme tout le monde se récriait :
— Cela doit être vrai, dit l'hôtelier, car„ hier
soir, nous avions ici un voyageur qui nous a
assuré que, quand il passait au bord de l'étang de
Chatelaudren, l'eau y bouillait comme dans une
chaudière sur le feu,
Q.uand le vieux seigneur arriva à Paris, il alla
tout droit au palais du roi. Le roi avait connu
son père, et il lui fit bon accueil et l'invita à loger
230 LÉGENDES CHRÉTIENNES
dans son palais, et le reçut à sa table. Vers la an
du repas, ayant bu une goutte de vin de trop,
peut-être, il dit au roi :
— Vous avez, certes, un beau palais, sire, et
pourtant, le mien est encore plus beau. Les portes
et les fenêtres en sont d'ivoire avec des plaques
d'or jaune; la toiture est en argent blanc, et, au
sommet de la plus haute tourelle, il y a un coq
en cuivre doré qui bat des ailes et chante douze
fois, pendant que midi sonne.
— Comment, insolent, lui dit le roi en colère,
osez-vous vous moquer de moi de la sorte, dans
mon palais et même à ma table? Jetez-moi cet
homme en prison.
Et aussitôt, des valets se saisirent de lui et le
conduisirent en prison.
Le lendemain. Joli Kerdluz arriva aussi à Paris
et alla tout droit au palais du roi. Quand il eut
dit qui il était , le roi donna Tordre de le bien
accueillir et de lui doimer à manger. Puis il le fit
venir dans son cabinet et lui demanda :
— Est-ce que votre maître possède un beau
château ?
— Oui, certainement, sire, mon mattre possède
un beau château, et je n'en ai jamais vu d'aussi
beau nulle part.
— Vraiment ? Eh bien ! faites-m'en un peu la
description.
DE LA BASSE-BRETAGNE 23I
£t Joli, à qui Toa avait fait la leçon, répéta
la description de son maître, et y ajouta d'autres
merveilles.
— Il faut que ce château soit en effet bien
beau, — se dit le roi en lui-même, — d'après ce
•que m'en dit cet homme, et j'ai eu tort d'en
£iire mettre le maître en prison.
Et il donna l'ordre de le faire sortir et de
l'amener en sa présence.
— Vous avez, lui dit-il, un domestique qui
n'est pas un sot.
— Vous avez raison, sire, car mon domestique
n'a pas son pareil au monde. Demandez-lui de
faire tout ce qu'il vous plaira, fût-ce de porter
une lettre au paradis, et il le fera.
— Vous moquez-vous de moi ? dit le roi.
— Non, sire, je ne dis que la vérité, et vous
pouvez l'éprouver.
— Eh bien I c'est ce que je veux faire. Je vais
écrire une lettre, qu'il devra porter au paradis, au
bon Dieu lui-même, et s'il ne m'en rapporte pas
la réponse, au bout d'un an et un jour, il n'y a
que la mort pour lui et pour vous pareillement.
Et le roi écrivit une lettre, mit dessus l'adresse
suivante : A Monsieur le bon Dieu, dans son pa-
radis, et, la remettant à Joli, en la présence de
son maître, il lui dit :
— Vous allez me porter cette lettre à son
232 LÉGENDES CHRÉTIENNES
adresse , et si vous • ne me rapportez pas une
réponse, dans un an et un jour, vous serez pendus-
tous les deux, votre maître et vous.
Voilà nos deux hommes bien embarrassés.
Aller en paradis, vivant, et en révenir de même,
quand il est si difficile, dit-on, d*y aller après sa
mort I... Et puis, quel chemin prendre?...
Après avoir longtemps délibéré entre eux, sans
rien trouver. Joli, prenant enfin une décision, dit :
A la grâce de Dieu ! et partit.
Nous laisserons maintenant son maître et le
roi, pour le suivre dans son voyage.
Il va, il va, toujours devant lui. Quand il
demande le chemin du paradis, on le prend pour
un pauvre innocent ; d'autres le prennent pour un
plaisant et Tinjurient ou lui jettent des pierres.
Déjà ses habits sont en lambeaux, et il n'a plus de
chaussures, ni d'argent pour en acheter. Que faire?
— Ma foi ! dit-il, je vais me bander les yeux ;
peut-être arriverai-je plus facilement ainsi.
Et il se banda les yeux et se remit à marcher.
Ceux qui le rencontraient s'étonnaient de le voir
dans cet état par les chemins ; les enfants le sui-
vaient en criant et en lui jetant des pierres. Il n'y
faisait pas attention et allait toujours, sans se
plaindre ni parler à personne.
Il y avait six mois qu'il marcliait ainsi, nuit
et jour, sans éprouver ni faim, ni soif, ni aucun
DE LA BASSE-BRETAGNE 235
autre besoin, lorsqu'un jour, une voix douce et
compatissante lui parla de cette façon :
— Où allez- vous ainsi, mon pauvre garçon ?
— Il est inutile que je vous le dise, répondit
Joli ; vous ne pouvez rien pour moi.
— Peut-être ; dites-moi toujours.
— Eh bien I — car je devine à votre voix que
vous êtes bon et compatissant, — je vais vous
dire ce que je n'ai encore dit à personne : le roi
m'a donné l'ordre de porter une lettre de lui au bon
Dieu, dans son paradis, et si, au bout d'un an et
un jour, je n'ai accompli mon voyage et rapporté
une réponse, je dois être pendu, et mon maître
pareillement.
— Eh bien ! mon garçon, ôtez à présent le
bandeau qui couvre vos yeux, et je vous conseil-
lerai et vous mettrai sur le bon chemin. Vous
approchez du terme de votre voyage ; vous êtes
ici au pied du mont Calvaire.
Joli ôta son bandeau et vit un vieillard à barbe
blanche et d'une mine très-avenante qui se pro-
menait dans un jardin rempli de belles fleurs. Et
ce vieillard lui parla de la sorte, en lui présentant
une boule : *
— Voici, mon enfant, une boule ; prenez-la,
mettez-la par terre, et elle roulera d'elle-même ;
suivez-la, et elle vous conduira jusqu'à mon frère,
qui vous dira ce que vous devrez faire.
234 LÉGENDES CHRÉTIENNES
— Merci, grand père, dit Joli, en jwrenant la
boule ; mais,^ dites-moi, je vous prie, avant de me
remettre en route, que signifie ce que je vois ici
autour de moi ? Je vois, en effet, trois pommiers,
dont l'un porte de belles pommes mûres, un
autre, des pommes à peine formées, et enfin un
troisième, qui est tout couvert de fleurs.
— Qiiand vous repasserez par ici, mon enfant,
en revenant du paradis, je vous expliquerai tout
cela. Ma boule, comme je vous l'ai déji dit, vous
conduira; vous n'aurez qu'à la suivre. Vous
arriverez bientôt près d'une croix où vous verrez
un vieillard agenouillé et priant. C'est mon fi-ère,
qui, depuis cinq cents ans, est dans cette posture.
Il reconnaîtra ma boule et vous recevra bien, et
vous donnera des conseils que vous suivrez
exactement.
— Merci, grand père, et que Dieu vous bénisse,
dit JoU.
£t il posa sa boule à terre. Aussitôt elle com-
mença à rouler, et lui de la sui\Te. Au bout de
quelque temps, elle alla heurter contre les marches
d'une croix de pierre.
— Salut à toi, boule de mon fi-ère, — lui dit
un vieil ermite qui y priait à genoux ; — voici
cent ans que je ne t'avais vue; qu'y a-t-il de
nouveau ?
Et apercevant alors Joli, il lui demanda :
DÉ LA BASSE-BRETAGNE 23$
— Où allez-vous, et en quoi puis-je vous être
utile, mon enfant ? Parlez avec confiance, et soyez
le bienvenu, puisque vous venez de la part de
mon frère.
— J'ai une lettre à porter au paradis, mon père.
— C'est bien, mon fils ; vous n'en êtes plus
bien loin; mais, écoutez attentivement ce que je
vais vous dire, et suivez mes conseils de point en
point. Observez bien tout ce que vous verrez sur
votre passage ; ne vous effrayez de rien, quoi que,
vous puissiez voir ou entendre, et surtout ne
regardez jamais derrière vous, ou vous tomberez
au fond du puits de l'enfer. Vous verrez des
choses étranges et auxquelles vous ne comprendrez
rien ; mais, quand je vous reverrai, au retour, je
vous expliquerai tout. Il vous faudra gravir cette
montagne escarpée que voilà devant vous. Avant
d'arriver à la montagne, vous passerez par une
prairie aride, brûlée par le soleil et où pas une
herbe ne pousse, et pourtant, vous y verrez des
vaches bien portantes et luisantes de graisse.
Couchées sur le sable brûlant, elles vous regar-
deront passer, sans se déranger, et vous paraîtront
contentes et heureuses.
Plus loin, vous passerez par une autre prairie à
l'herbe grasse et haute et abondante, et pourtant,
vous y verrez des vaches maigres, décharnées,
maladives et tristes, et quand une d'elles veut
236 LÉGENDES CHRÉTIENNES
paître, toutes les autres se jettent dessus pour Ten
empêcher.
Au sortir de cette prairie, vous vous trouverez
dans une belle avenue de grands arbres, avec de
belles fleurs parfumées, de beaux oiseaux chan-
tants, et où des jeunes gens et des jeunes filles
richement parés mangent et boivent, et dansent,
et rient, et chantent gaîment. On vous priera de
prendre part à leurs festins et à leurs ébats; de
belles filles vous feront toutes sortes d'agace-
ries et d'avances ; mais, ne les écoutez pas, et
poursuivez votre route, sans vous arrêter, ou vous
êtçs perdu à tout jamais.
A l'autre extrémité de cette belle avenue, vous
verrez un sentier étroit et montant, encombré de
ronces et d'épines, et il vous faudra passer par là.
Dans ce sentier pénible, mon fils, vous serez
rudement éprouvé ; je ne vous dirai pas toutes les
choses efirayantes que vous y verrez ou entendrez •,
mais, quoi que vous voyiez ou entendiez, n'ayez
pas peur, ne regardez pas derrière vous, et
continuez d'avancer avec courage et résolution.
Si vous parvenez à franchir' heureusement ce ter-
rible passage avec la haie de ronces et d'épines
qui le termine, tout ira bien, et vous pourrez être
sans inquiétude pour le reste du voyage. Au
retour, quand vous repasserez par ici, je vous
donnerai l'explication de tout ce que vous aurez
DE LA BASSE-BRETAGNK 237
VU et entendu, sans y rien comprendre. Allez, à
présent, à la grâce de Dieu, mon fils, et moi je
resterai ici à prier pour que vous puissiez mener
à bonne fin votre entreprise.
Joli remercie le vieillard et se remet en route.
Il passe heureusement la prairie aux vaches
grasses, puis celle aux vaches maigres, puis la
belle avenue où Ton festoie et danse, et rit, et
chante. Voici le sentier étroit, ardu, caillouteux.
Il y entre avec résolution. Mais avec quel mal il
avance I Bientôt il voit venir sur lui quelque
chose comme une barrique de feu. C*est épou-
vantable !
— Hélas 1 se dit-il, pour le coup, c*en est fait
de moi !
Cependant, il ne recule pas ; il se tient ferme
au milieu du sentier, et, au moment où il croyait
qu'il allait être réduit en cendres, le feu passa
par dessus sa tête, sans lui faire de mal.
Presque aussitôt, il entendit derrière lui un bruit
épouvantable, comme si la mer en fureur était
sur ses talons et allait Tengloutir. Ses cheveux
se dressent d 'effroi sur sa tête ; pourtant, il se
tient ferme au milieu du sentier, sans regarder
derrière lui, et il en est encore quitte pour la
peur. Il arrive à l'extrémité du sentier et se trouve
arrêté court par une haie d'épines et de ronces
haute et très-serrée.
238 LÉGENDES CHRÉTIENNES
— Mon Dieu, dit-il, comment pourrai-je jamais
franchir cette haie, fatigué et faible comme je le
suis ? Il n'y a pas à dire, pourtant, il faut essayer,
arrive que pourra.
Il franchit la haie avec beaucoup de mal et
tombe de l'autre côté, dans une douve remplie
de ronces et d'orties, où il s'évanouit, épuisé
par le sang qu'il perdait. Au bout de quelque
temps, il recouvre ses esprits, et son premier
soin est de s'assurer s'il n'a pas perdu sa lettre.
Il l'a encore ; il reprend courage et parvient
à sortir de la douve, tout sanglant, nu ou peu
s'en faut, et le corps tout déchiré. Il faisait pitié
à voir.
Il arrive alors dans un lieu rempli de belles
Reurs parfumées, de papillons et de petits oiseaux
aux chants mélodieux. Une rivière claire et lim-
pide le traverse. Il s'approche de la rivière ,
s'assoit sur une pierre et trempe ses pieds dans
l'eau. Il se sent aussitôt soulagé et s'endort, et
rêve qu'il est dans le paradis.
En s'éveillant, il fut étonné de sentir ses forces
revenues et de voir ses blessures cicatrisées.
Devant lui était le mont Calvaire, et il y voyait
notre Sauveur attaché à la croix, et le sang coulait
encore de ses blessures. Il se lève pour poursuivre
sa route. Arrivé au pied de la montagne, il
voit une foule de petits enfants occupés à la
DE LA BASSE-BRETaGNE 239
gravir. Ils étaient charmants, avec leurs robes
blanches, et leurs cheveux blonds et bouclés. Ils
montaient presque jusqu'au sommet; mais au
moment d'y mettre le pied, ils roulaient jusqu'au
bas , tenant à la main des poignées d'herbes arra-
chées, dans leur chute. Et ils recommençaient de
monter, pour dégringoler encore.
Voyant venir un homme, ils coururent à lui,
comme un essaim d'abeilles, en disant :
— Emmenez-moi avec vous I emmenez-moi
avec vous !
Il en prend trois, un sur chaque épaule et un
autre qu'il tient par la main, et monte avec eux.
Il n'avait plus qu'un pas ou deux à faire pour
arriver au sommet, lorsqu'il dégringole aussi avec
les enfants, jusqu'au. pied de la montagne. Il
recommence une seconde, puis une troisième
fois, avec trois autres enfants, et n'est pas plus
heureux. Voyant alors qu'il ne peut atteindre
le sommet de la montagne avec des enfants, il
essaie d'y arriver seul et y réussit facilement.
Il vit là un beau calvaire et s'agenouilla sur les
marches de pierre pour prier. Notre Sauveur
était toujours sur la croix ; il n'était pas encore
mort, et le sang coulait de ses blessures et
tombait sur la terre.
Après avoir prié et versé des larmes abon-
dantes , Joli se leva pour aller plus loin. Il
240 LÉGENDES CHRÉTIENNES
remarqua non loin de là une belle habitation,
comme un palais.
— C'est là sans doute le paradis, se dit-il.
Il s'avance et frappe à la porte. Un vieillard à
longue barbe blanche, et portant suspendu à la
ceinture un trousseau de clés, vient ouvrir et lui
demande :
— Qjue demandez-vous, mon garçon ?
— Le paradis, et il me semble que . j'y suis
arrivé enfin,- après tant de mal.
— C'est bien ici le paradis, en effet ; mais tout,
le monde n'y entre pas.
— Voici une lettre qu'on m'a donnée à porter
au bon Dieu, dans son paradis.
— C'est bien ; donnez-la-moi, et asseyez-vous
là sur un fauteuil, et je vais la remettre au bon
Dieu et vous apporter la réponse, s'il y a lieu.
Et saint Pierre prit la lettre, pour la porter à
son adresse. Joli s'assit dans un beau fauteuil
et, apercevant des lunettes sur une petite table
auprès, il les mit sur son nez, et vit alors des
choses si belles, si belles, qu'il en fut tout émer-
veillé.
En voyant le vieux portier revenir, il ôta vite
les lunettes, craignant d'être grondé.
— Ne craignez rien, mon enfant, lui dit saint
Pierre ; voici déjà cinq cents ans que vous re-
gardez avec mes lunettes.
. DE LA BASSE-BRETAGNE 24I
— Jésus ! que dites-vous? Je viens de les mettre
sur mon nez.
— Oui, mon enfant, il y a cinq cents ans, et
vous trouvez le temps court, à ce que je vois.
— Grand Dieu ! et moi qui devais être de
retour de mon voyage, dans un an et un jour,
sous peine de mort.
— N'ayez pas d'inquiétude à ce sujet ; venez, et
je vais vous faire voir votre roi et votre maître
aussi, qui sont ici depuis longtemps.
Et il le conduisit à la porte du paradis, qui
était entrebaillée, et lui montra son roi et son
maître, sur des sièges en or, couronnés de gloire
et environnés d'une lumière éclatante. Au-dessus
d'eux, Joli remarqua un autre siège plus beau,
mais qui était vide.
— Pour qui est cet autre siège au-dessus d'eux,
et qui brille comme le soleil ? demanda- t-il.
— Pour vous-même, mon fils, lui dit saint
Pierre, et avant un an d'ici, vous viendrez vous y
asseoir.
— Serait-ce vrai, mon Dieu ?
— Comme je vous le dis ; mais allons-nous en,
d présent.
— Oh 1 laissez-moi encore contempler mon
siège.
— Voici cent ans que vous êtes à le regarder,
et il me semble que c'est assez; allons-nous en.
16
242 LÉGENDES CHRÉTIENNES
Voici la réponse du Père étemel à votre lettre.
En arrivant dans votre pays, vous remettrez cette
lettre au recteur de votre paroisse, qui vous
donnera cent écus. Vous distribuerez tout cet
argent aux pauvres, et quand vous aurez tout
donné, jusqu'au dernier denier, vous mourrez sur
la place et reviendrez ici occuper le beau siège
que je vous ai fait voir, et vous resterez avec nous
à tout jamais. Retournez donc dans votre pays :
vous n'éprouverez plus aucune difficulté et ne
rencontrerez sur votre passage que les deux vieil-
lards qui vous ont aidé de leurs conseils, et qui
vous donneront l'explication des choses extraordi-
naires que vous avez vues pendant votre voyage.
Joli prit alors congé de saint Pierre et se remit
en route, pour retourner dans son pays. En passant
par le mont Calvaire, il s'agenouilla encore devant
la croix de notre Sauveur, pour l'adorer et le
remercier. Au pied de la montagne, il retrouva
le même vieillard en prière, et immobile comme
une statue de pierre.
— Salut, mon père, lui dit-il.
— Te voilà donc de retour, mon enfant ; as-tu
réussi dans ton entreprise ?
— Oui, grâce à Dieu et à vous-même, mon
père.
— Tant mieux, mon enfant ; voici ma boule,
qui te conduira jusqu'à mon frère, lequel te don-
DE LA BASSE-BRETAGNE 243
nera 1* explication de toutes les choses extraordi-
naires que tu as vues dans ton voyage.
Joli fit ses adieux au vieil ermite et se remit
en route, suivant la boule, qui roulait devant
lui.
Il arrive à Tautre vieillard, qui était dans son
jardin, parmi ses fleurs, et assis sous un pommier.
— Salut, mon père, lui dit-il.
— Cest donc toi, mon fils? As- tu réussi dans
ton voyage ?
— J'ai réussi, mon père, grâce à Dieu et à vos
bons conseils. Mais donnez-moi, à présent, je vous
prie, l'explication des choses extraordinaires que
j'ai vues.
— Oui, mon fils, je vais t'expliquer tout ce
qui t'a étonné, comme je te l'ai promis. Qu'as-tu
vu d'abord, en allant, après avoir quitté mon
frère ?
— J'ai d'abord vu des vaches et des bœufs
gras et luisants, dans un lieu où il n'y avait
que du sable aride et brûlant, et pas un brin
d'herbe.
— Eh bien 1 mon fils, ces vaches et ces bœufs
gras, dans un lieu si désolé, représentent les
pauvres, qui sont contents de leur sort sur la terre.
— Et les vaches et les bœufs maigres que j'ai
vus, plus loin, dans un lieu où l'herbe était grasse
et abondante, et qui se battaient constamment ?
244 LÉGENDES CHRÉTIENNES
— Ce sont là les riches, mon fils, que rien ne
peut contenter et qui se font toujours la guerre
pour posséder davantage.
— Et ceux que j'ai vus ensuite, dans une belle
avenue, festoyant et dansant, et chantant gaîment ?
— Ce sont des dénions, mon fils, qui voulaient,
par l'attrait des plaisirs, te détourner de la bonne
voie et te perdre comme eux.
— Et le sentier étroit, pierreux, ardu, rempli
de ronces et d'épines, et où j'ai eu tant de mal?
— C'est là le chemin du paradis.
— Et la barrique de feu qui m'a fait si grande
peur ?
— C'étaient encore des démons essayant de
te faire revenir sur tes pas.
— Et la haie d'épines, si fournie, où j'ai laissé
mes vêtements et déchiré tout mon corps, et la
doifve remplie de ronces et d'orties, où je me suis
évanoui ?
— Le purgatoire, mon fils. Les ronces , les
épines et les orties qui t'ont piqué et brûlé, et
que tu as arrosées de ton sang, sont autant d'âmes
en peine que tu as délivrées et qui, en ce mo-
ment, prient pour toi dans le paradis, où tu iras
bientôt les rejoindre, car tu as fait ton purga-
toire.
— Et le beau jardin rempli de belles fleurs
parfumées et de beaux oiseaux chantants, avec la
DE LA BASSE-BRETAGNE 24$
rivière où j*ai lavé mes blessures et trouvé tant
de soulagement ?
— Là, mon fils, tu étais déjà dans le vesti-
bule du paradis. Cette belle rivière était le Jour-
dain, dans lequel notre Sauveur se baigna souvent,
quand il était sur la terre.
— Et les gentils petits enfants qui gravissaient
la montagne et roulaient jusqu'à la plaine, au
moment où ils allaient atteindre le sommet ?
— Ce sont les enfants morts sans baptême et
qui ne peuvent jouir de la vue de Dieu. Ces
pauvres enfants n'éprouvent aucune douleur, et
leur seule punition est d'être privés de la vue de
Dieu.
— Dites-moi, à présent, mon père, ce que
signifient aussi les trois pommiers de votre jardin.
— Celui qui porte de belles pommes rouges
représente l'homme dans la force de l'âge et de la
santé ; celui qui porte des fruits à peine formés
représente l'enfant qui vient de naître ; et celui
qui est en fleurs représente le germe, dans le sein
de la mère. A présent, mon fils, je te fais mes
adieux ; nous nous reverrons dans le royaume de
Dieu. Tu mourras avant un mois d'ici, et moi,
au bout de sept mois, quand j'aurai achevé ma
pénitence. Je sais tout cela. J'ai encore quelque
chose à te dire : tu n'éprouveras ni peine ni
souffrance d'aucun genre, jusqu'à ce que tu
246 LÉGENDES CHRÉTIENNES
mettes le pied sur le sol de ta paroisse ; alors, tu
sentiras le feu dans ta chair; mais souffre encore
un peu avec résignation et courage. Garde-toi
aussi de rougir de tes vêtements ou de ton corps,
en quelque état que tu te trouves, à ton arrivée
dans ton pays. Et maintenant, au revoir, dans le
paradis de Dieu.
Joli se remit en route pour son pays. En mettant
le pied sur le sol de sa paroisse, comme le lui
avait prédit Termite, il souffrit dans tout son
corps, comme si le feu consumait sa chair. Quand
il arriva au bourg, c'était un dimanche, et la
procession faisait le tour du cimetière. Il y prend
place et ne reconnaît personne. Mais les fidèles
s'effraient à son aspect et s'éloignent de lui. Il
s'étonne et se regarde. Il aperçoit alors qu'il ast
tout nu, couvert de sang et de blessures, et réduit
presque à Tétat de squelette. Il entre dans l'église.
Le recteur l'y suit. Joli lui donne la lettre qu'il
apporte du paradis. Il la lit, puis s'écrie :
— Oh ! que vous êtes heureux, et que je vou-
drais êtré^à-votre place !
Il lui donne cent écus. Joli fait avertir tous les
pauvres de la paroisse qu'il veut leur distribuer
des aumônes. Ils s'assemblent autour de lui, dans
le cimetière, et il leur distribue tout son argent.
Au moment de donner la dernière pièce, il la
montre au peuple et dit :
DE LA BASSE-BRETAGNE 247
— Voici ma dernière pièce, et celui qui la
recevra pourra dire qu'il aura ma vie entre ses
mains, car aussitôt que je l'aurai donnée, 'fi
mourrai.
Il donna la pièce à une pauvre femme et expira
à rinstant même.
Et Ton vit alors descendre du ciel quatre co-
lombes blanches et quatre anges blancs, qui em-
portèrent son corps au paradis (i).
(Conté par Jean-Marie Guè^enneCy scieur de long,
à Plouaretf janvier i86ç.}
(i) M. le colonel Troude a publié dans son- dictionnaire bre-
ton-français, au mot Marvaill, de la page 43 1 à la page 441,
un conte breton recueilli par M. Milin, sous le titre de : Le gars
Laoïuk et le bon Dieu, récit fort prolixe et qui a beaucoup de
rapport avec le nâtre. En voici le résumé :
Une pauvre femme est restée veuve avec trois fils. Parvenu &
l'Age de seize ans, l'aîné, nommé Paul, veut voyager. Il est pris
dans un château, pour soigner un âne et le promener. Un jour,
il entreprend tme promenade plus longue que d'habitude, et son
maître lui recommande de laisser aller l'âne à sa volonté et de
ne jamais tirer sur sa bride, pour lui faire changer de direction
ou revenir sur ses pas. Le voilà donc parti, monté sur sa bête.
Il rencontre bientôt un vieux mendiant, qui lui demande un
morceau de pain. Paul lui répond qu'il n'en a pas trop, et pour'
suit sa route. U arrive i un bras de mer. L'âne entre résolument
dans l'eau ; mais Paul a peur de se noyer, et il tire sur la bride
et revient au château. Le maître le renvoie aussitôt, parce qu'il a
désobéi. Il revient chez sa mère et conte son aventure. Le second
fils de la veuve, nommé Bastien, part à son tour, arrive dans le
même château, y est aussi pris pour soigner l'âne, refuse un peu
248 LÉGENDES CHRÉTIENNES
de paia au même vieillard et est bientôt congédié, comme soo
aîné, et pour le même motif. Le dernier, nommé Laouik, veut
aussi tenter l'aventure. Il partage son pain avec le vieux men-
diant, laisse aller Tâne à l'eau, aussi loin qu'il veut et aborde à
une terre où il voit des choses étranges : un homme qui avait
un doigt dans le feu et ne pouvait l'en retirer, et poussait des-
cris épouvantables ; plus loin, un autre homme couché sur un lit
de braise ardente, et souriant en regardant le ciel ; plus loin
encore, dans une grande lande aride, il voit des vaches grasses
et luisantes, et qui paraissaient heureuses ; puis, dans une prairie;
pleine d'herbe haute et grasse, d'autres vaches, maigres, dé-
charnées et qui paraissent bien malheureuses; plus loin, deux
rochers placés des deux côtés de la route s'entrechoquent et se
battent avec un tel acharnement, qu'il en jaillit des étincelles et
des fragments de pierre qui s'en détachent. Il passe sans mal,,
mais non sans crainte, entre les deux rochers, et arrive A un
pont étroit et glissant et sans parapets. Il franchit encore heu-
reusement le pont et se trouve alors dans un bois ou ua
jardin délicieux, où les arbres étaient chargés de beaux fruits,,
et les oiseaux chantaient mélodieusement. Cependant, l'âne ne
s'arrête pas et continue de marcher droit devant lui, et il se
trouve devant une baie d'épines et de ronces, si foumie^
qu'un roitelet n'aurait pu passer à travers. Heureusement que
la haie s'entr'ouvre devant eux, et ils passent encore, sans mal.
Alors, Laouik se trouve dans une belle prairie, devant une
nappe blanche étendue sur l'herbe, et sur laquelle il voit toutes
sortes de mets appétissants et de flacons de vins délicieux
L'âne s'arrête et se met k paître, ce que voyant Laouik, â
descend et mange et boit à discrétion. Puis il remonte sur sa
bête, et celle<i revient tranquillement à la maison, en repassant
par le même chemin. Laouik arrive au château et va saluer son
maître.
— C'est fort bien, lui dit celui-ci, mais où as-tu été ?
— Ma foi ! maître, je n'en sais rien ; mais j'ai vu des choses
bien étranges.
DE LA BASSE-BRETAGKE 349
— Dis-moi ce que ta as vu, et je t'en donnerai rexplication.
Et Laouîk raconta tout ce qu'il avait vu^ et son maître lui dit t
«— La mer que tu as traversée représente le monde» où chaonn
doit faire son chemin, à ses risques et périls ; Thcnnaie qui
n'avait qu'un doigt dans le feu et qui triait si fort/ ne pou-
vant l'en retirer, allait en enfer ; il était condamné, et rien ne
pouvait le sauver du feu étemel; son bras, puis tout son
corps, devaient passer à la suite de son doigt ; Fhomme
qui, couché sur un lit de braise ardente, souriait, les yeux
fixés au ciel, était dans le purgatoire, d'où il voyait Dieu,
et cette vue seule suffisait pour l'empêcher de soufinr. Les
vaches grasses, dans le pré aride, et les vaches maigres, dans le
pré rempli d'herbe grasse et haute, représentent- les pauvres
contents de leur sort, et les riches avides et insatiables. Les deux
rochers qui s'entrechoquaient si violemment, des deux côtés de
la route, sont deux frères qui se détestaient et se battaient cons-
tamment sur la terre. Le chemin étroit et difficile et le pont
élevé et glissant représentent le chemin du paradis. La belle pro-
menade que tu vis ensuite et la belle vallée où tu t'arrêtas pour
manger et boire sont le vestibule du paradis, et la nourriture et
le breuvage que tu y as trouvés sout- la nourriture et le breu-
vage de vie, qui t'empêcheront de mourir, c'est-à-dire d'aller en
enfier. 11 y a aujourd'hui cent deux ans que tu es parti d'ici pour
entreprendre ton voyage,, bien qu'il te semble qu'il n'a pas duré
plus de huit jours.. Ta mère est, depuis longtemps déjà, dans le
paradis, et, dans quelques jours, tu iras l'y rejoindre. £t le vieux
mendiant que tu as trouvé sur ton chemin, et avec qui tu as
partagé ton pain, tu ne m'en as rien dit. £h bien ! ce vieillard,
c'était moi-même.
Laouik reconnut alors que son mûtre n'était autre que le bon
Dieu lui-même. Il mourut aussitôt, et deux anges blancs descen-
dirent du cid, où ils emportèrent son corps.
Dans un autre conte breton de ma collection (Trégoui-a'
Barù), Jésus-Christ, voyageant en Basse-Bretagne avec §aint
250 LÉGENDES CHRÉTFENNES
Pierre» recueillit xxn jour un enfant nouveau-né, qui avait été
abandonné au bord d'un chemin. Il le fit baptiser, lui servit de
parrain et le plaça en nourrice, dans une bonne ferme. Qpond
l'enfant eut dix-huit ans, il voulut voyager. Il se rend à Paris et
est pris comme valet d'écurie, à la cour du roi. Il soigne si bien
les chevaux qui lui sont confiés, qu'ils deviennent les plus beaux
des écuries royales, ce qui lui vaut les bonnes grâces du mo-
narque, mais aussi la jalousie des autres valets. Ceux-ci, pour se
débarrasser de lui, imaginent de le faire envoyer par le roi vers
le soleil, pour lui demander pourquoi il est rouge, le matin, quand
il se lève. Il se met en route et rencontre bientôt une belle cavale
blanche qui l'invite à monter sur son dos. Cette cavale fait
mille lieues par jour. II passe la nuit dans un premier château
dont le seigneur, malade depuis longtemps, le prie de demander
au soleil ce qu'il doit faire pour recouvrer la santé. Dans un
second château, où il passe la seconde nuit, le seigneur le charge
de demander au soleil pourquoi un poirier qu'il a dans son jardin
porte des fleurs et des fruits tous les ans, mais d'un côté seu-
lement, tandis que l'autre côté ne porte ni fleurs ni fruits.
Notre héros arrive alors à un bras de mer, et se sépare de sa
cavale, qui l'attendra li jusqu'au retour. Un passeur le prend sur
son bateau et le dépose sur la rive opposée, sans le charger
d'adresser aucune question de sa part au soleil, ce qui doit être
une lacune ou un oubli du conteur, car, dans une autre version
bretonne, le batelier le prie de demander au soleil pourquoi on
le retient depuis cinq cents ans sur son bateau, et ce qu'il doit
faire pour être délivré.
— L'imbécile 1 répond le soleil, il n'a qu'à donner la mèche
pour allumer sa pipe au premier homme à qui il fera passer l'eau,
et ne pas la lui reprendre de la main, et il sera délivré, et l'autre
restora k sa place.
Trégout-a-Baris arrive enfin au palais du soleil, et lui adresse
ses questions. Le soleil lui répond : !<> que s'il est rouge, le
matin, quand il se lève, c'est parce que la princesse au château
d'or a son château près de son palais, et que la réflexion de U
DE LA BASSE-BRETAGNE 2$!
lumière sur son dôme et ses murailles d*or massif produit cet
efifet * ; 20 le seigneur malade du premier château recouvrera
la santé, dès qu'il aura fait tuer un crapaud qui est caché sous
son lit. Dans une autre version, au lieu du seigneur malade,
c'est la fille du roi qui, le jour de sa première communion, s'est
trouvée indisposée et a vomi la sainte hostie, en arrivant dans sa
chambre. Un crapaud l'a aussitôt avalée, puis il s'est retiré sous
le lit de la princesse, où il se tient caché dans un trou. Il faut,
pour que la princesse guérisse, qu'elle fasse extraire la sainte
hostie du corps du crapaud et la mange de nouveau ; 30 le poi-
rier du second château ne porte de fleurs et de fixiits que d'un seul
côté, parce qu'il 7 a un serpent aux racine^ de l'arbre, du côté
stérile, et une barrique d'argent de l'autre côté. Q.ue l'on enlève
le serpent et qu'on le tue, et le poirier portera des fleurs et des
fruits des deux côtés.
Le héros s'en retourne et fait connaître les réponses qu'il rap-
porte. Mats il n'est pas au bout de ses épreuves, et il lui faut
encore amener au roi la princesse au château d'or, puis le châ-
teau lui-même, avec la clé, que la princesse a laissée tomber au
fond de la mer, et enfin de l'eau de la vie, pour rajeunir le
vieux monarque. Il réussit dans toutes ces épreuves, grâce & sa
cavale blanche et à différents autres animaux. Au dénoûment, il
épouse la princesse du château d'or, et sa cavale blanche devient
une belle dame, qui n'est autre que la sainte Vierge elle-même
envoyée par jésus-Christ pour tirer son filleul d'embarras.
On voit que l'élément chrétien a été introduit après coup dans
ce conte, et assez maladroitement, du reste. Dans un quatrième
* Dans un autre conte bas-breton : La Princesse de Tronhh-
laincy la réponse à la même question est celle-ci : — C'est que
le château de la princesse de Tronkolaine est ici près, et elle est
si belle, qu'il faut que je me montre dans tout mon éclat, pour
n'être pas éclipsé par elle.
Voir : Archives des missions scientifiques et lïftéraireSj 1872, cin-
quième rapport sur une mission en Basse-Bretagne, pages 5 & 9.
252 LÉGENDES CHRÉTIENNES
conte bAS-breton intitulé : Le Prince blanCf et où l'élément païen
et l'élément chrétien sont aussi confondus, le héros va, non plus
vers le soleil, mais vers le Père Étemel, pour lui adresser plu-
sieurs questions du même genre que celles du conte précédent.
Il arrive au pied du mont Sinaïy qu'il gravit péniblement. Plus
loin, il rencontre, dans un chemin creux, deux arbres qui s'en-
trechoquent si violemment, que leur écorce vole en éclats, avec
des fragments de bois. Les deux arbres s'arrêtent un moment,
pour le laisser passer, mais à la condition qu'il demandera au
Père Étemel et leur dira, au retour, pourquoi on les force ainsi à
se battre continuellement, depuis six cents ans. Plus loin, c'est
une vieille femme qui file, assise sur son rouet, barrant le pas-
sage, et elle refuse aussi de le laisser passer, s'il ne lui promet
de savoir du Père Étemel pourquoi on la retient ainsi à ûler, dans
ce chemin, depuis huit cents ans. Plus loin encore, il arrive à un
bras de mer, où il trouve un passeur qui refuse de le conduire
sur la rive opposée, à moins qu'il ne veuille demander au Père
Éternel pourquoi on le retient ainsi sur son bateau de passeur
depuis neuf cents ans, et s'il a encore longtemps à y rester. Il
promet, et le passeur lui fait alors passer la Mer Rouge.
Il gravit ensuite, péniblement, une haute montagne, au sommet
de laquelle est une grande et belle plaine, où il voit un troupeau
de petits agneaux bondissants et bêlants. Mais leurs bêlements
ont quelque chose de triste. Il passe et rencontre, un peu plus
loin, une chapelle dont la porte est fermée. Il frappe à la porte, et
un vieillard vient lui ouvrir. C'est saint Pierre. Enfin, il arrive
jusqu'au Père Étemel, lui adresse ses questions et en reçoit les ré-
ponses suivantes :
— Les petits agneaux aux bêlements tristes sont des enfants
morts sans baptême. Le vieux passeur sur son ba'teau sera déli-
vré quand il aura trouvé quelqu'un pour y prendre sa place;
mais il ne faut le lui dire qu'après avoir passé le bras de mer.
La vieille fileuse sur son rouet a profané le repos du dimanche,
et doit filer éternellement, jusqu'à ce qu'elle ait tué quelqu'un
d'un coup de sa quenouiUe ou de son fuseau. Il ne faut le lui
DE LA BASSE-BRETAGNE 253
dire aussi qu'après avoir passé. Les deux arbres qui se battent si
cruellement sont deux frères ou deux époux qui se disputaient et
se battaient constamment, quand ils vivaient sur la terre, et leur
supplice ne doit finir que quand ils auront tué un homme en
l'écrasant entre eux. Il ne faut le leur dire aussi qu'après avoir
passé.
Le héros, en récompense des fatigues de son vo3'age, doit
épouser une des trois filles du roi. Il demande l'aînée, qui lui est
venue en aide et l'a mis à même de mener son entreprise à bonne
fin. Mais le roi dit que les trois princesses seront mises dans une
chambre obscure et que le héros devra y faire son choix. La prin-
cesse aînée mange du miel avant l'épreuve, et dit à son protégé
qu'il la reconnaîtra facilement au bourdonnement d'une abeille
qui voltigera autour de sa tête.
Dans la Revue celtique, vol. II, pages 289 et suivantes, j'ai
publié, sous le titre général de : La femme du Soleil, quatre contes
bretons où il est également question d'un voyage jusqu'au soleil.
Le héros, pendant ce voyage, voit aussi plusieurs choses qui
excitent son étonnement et dont il demande l'explication. Il
semble ressortir de la comparaison de toutes ces versions que
c'est bien au soleil que doivent être adressées les questions, et
que le Père Éternel est une substitution arbitraire et relativement
moderne.
L'épisode des vaches maigres, dans la prairie au pâturage abon-
dant, et des vaches grasses, dans la plaine de sable aride, se retrouve
dans : L'homme aux dents rouges, du recueil de M. Jean Bladé,
Contes populaires recueillis en Jgenais, page 52, 1874.
Le mythe des heures oubliées se retrouve aussi dans plusieurs
contes bretons de ma collection.
Cf. aussi : Musique du ciel, conte irlandais, de Kennedy, traduit
par M. Loys Brueyre, dans son important recueil : Contes popu-
laires de la Grande-Bretagne; la Vieillesse d'Oisin, conte du même
recueil qui, tous deux, sont accompagnés de commentaires très- <
curieux.
254 LÉGENDES CHRÉTIENNES
IX
CELUI QUI RACHETA SON PERE
ET SA MÈRE DE L*BNFER.
[u temps jadis, il y avait au château de
Kerjean, en Braspartz, un riche et puissant
seigneur qui avait trois fils.
Qpand moururent leur père et leur mère, les
trois jeunes seigneurs menèrent joyeuse vie, et
bientôt ils eurent mangé tout ce que leur avaient
laissé leurs parents. L'aîné, qui s'appelait François,
voulut alors quitter le pays et voyager, pour
chercher fortune. Il fit donc ses adieux à ses deux
frères et partit.
Il rencontra bientôt sur sa route un vieillard à
mine vénérable qui lui demanda :
— Que cherchez-vous, jeune homme?
— Je cherche du travail, pour gagner ma vie,
répondit-il.
— Vous ne me paraissez guère avoir l'habitude
du travail, pourtant.
— J'ai été riche ; mais j'ai follement dépensé ce
que m'avaient laissé mes parents, et, à présent, il
me faut travailler pour vivre.
DE LA BASSE-BRETAGNE 25$
— Eh bien I venez avec moi, et je verrai ce
que je pourrai faire pour vous.
Et le jeune homme suivit le vieillard. Celui-ci
remmena avec lui dans un beau château, le fit
manger et le conduisit ensuite à son lit, et lui dit
qu'il n'aurait pas besoin de se lever, le lendemain
matin, jusqu'à ce qu'il entendit sonner la cloche.
U ajouta qu'il lui ferait connaître, le lendemain,
les conditions de son engagement. Puis il s'en
alla.
François dormit on ne peut mieux, satisfait
d'avoir affaire à un maître qui paraissait si bon,
et il s'éveilla vers six heures, le lendemain matin.
Comme il n'entendait sonner aucune cloche, il
s'ennuya dans son lit, se leva à sept heures et
descendit. Le vieillard lui dit :
— Je vous avais recommandé de ne descendre
que lorsque vous entendriez sonner la cloche >
est-ce que votre lit n'était pas bon ?
— Si, sûrement, maître ; mais, ime fois éveillé,
le matin, je n'aime pas à rester au lit, et je n'ai
pas cru mal faire en me levant à sept heures.
— C'est bien; déjeûnez toujours, puis je vous
indiquerai votre travail de la journée.
François dé jeûna, et, quand il eut fini, le
vieillard lui fit signe de le suivre. Il le conduisit
dans une vaste cour, où il y avait un grand trou-
peau de moutons, e^ lui dit :
256 LÉGENDES CHRÉTIENNES
— Voilà un troupeau de moutons que vous
aurez à garder, tous les jours, jusqu'au coucher du
soleil, et, au bout de Tannée, si je suis content
de vous, vous recevrez cent écus.
— Cela me convient, répondit François; ce
n'est pas là une besogne bien difficile.
. — Je dois vous dire encore, reprit le vieillard,
que vous ne devez jamais mentir, car, au premier
mensonge, je vous renverrais, sans le sou.
— C'est entendu, maître ; mais où faut-il
conduire les moutons ?
— Vous n'avez qu'à les laisser marcher devant
vous et à les suivre ; ils savent bien où ils doivent
aller. Quand ils s'arrêteront, vous vous arrêterez
aussi, et, au coucher du soleil, vous les ramènerez.
— C'est bien, maître, je ferai exactement comme
vous dites, car je désire vous contenter.
Et les moutons sortirent alors de la cour, un
grand bélier à la tête du troupeau, et François les
suivant. Ils passèrent, tôt après, auprès d'une fon-
taine. Les moutons continuèrent de marcher, sans
y faire attention. François, en voyant l'eau lim-
pide et claire, se dit :
— Voilà de l'eau qui doit être bien bonne 1 II
faut que j'en boive, pour voir.
Et il eu but, dans le creux de sa main, et la
trouva, en effet, délicieuse. Puis il se remit à
suivre ses moutons, qui allaient toujours. Peu
DE LA BASSE-BRETAGNE 257
après , ils passèrent auprès d'une autre fontaine
remplie de lait. Les moutons continuèrent de
marcher, sans s'arrêter. Mais François s'arrêta,
tout étonné, et s'écria :
— Tiens, une fontaine de lait ! Jamais je n'avais
vu pareille chose; il faut que j'en boive.
Et il en but, et puis il suivit encore son trou-
peau. Ils arrivèrent alors à une troisième fontaine,
qui était de vin rouge. Les moutons continuèrent
leur marche. Mais François s'arrêta encore et
but à la fontaine de vin rouge, comme aux deux
autres, et il en but tant même, qu'il se trouva
ivre et s'endormit sur le gazon, auprès. Quand il
se réveilla, le soleil se couchait, et il vit les mou-
tons qui rentraient. Il ne savait où ils avaient
été, et il les suivit encore. Quand il arriva dans
la cour du château, le vieillard, qui l'attendait,
lui dit :
— Vous voilà de retour ?
— Oui, maître, comme vous me l'aviez recom-
mandé, au coucher du soleil.
— C'est bien! et qu'avez-vous vu d'extraor-
dinaire ?
— Ma foi, j'ai vu d'abord une fontaine dont
l'eau était bien limpide et bien claire.
— Et vous en avez bu ?
— Oui, j'en ai bu ; j'avais soif.
— Qu'avez-vous vu ensuite ?
17
258 LÉGENDES CHRÉTIENNES
— Ensuite j'ai vu une autre fontaine, une fon—
taine de lait, ce que je n'avais jamais vu encore^
— Et vous en avez encore bu ?
— Oui, j'ai bu à celle-là aussi.
— Et après ?
— Après, j'ai vu une troisième fontaine, une
fontaine de vin rouge, cette fois.
— Et vous en avez bu, comme des autres ?
— Non, je n'ai pas bu à celle-là.
— Vous y avez bu, et vous vous êtes enivré, et
vous n'avez pas suivi plus loin votre troupeau.
Vous êtes un mauvais berger, et vous avez menti.
Vous vous rappelez nos conditions ? Vous pouvez
donc vous en aller; je n'ai pas besoin de vous,
et je ne vous dois rien.
Et il lui fallut partir, sans le sou. Il revint vers
ses frères, dans un état fort piteux, et leur raconta
ce qui lui était arrivé.
— Eh bien ! moi, je veux voyager aussi, — dit
alors le second frère, qui s'appelait Yves, — et
j'espère ne pas m'en retourner dans un aussi
piteux état.
Et il partit, et ne fut pas plus heureux que
son aîné. Il lui arriva absolument comme à
celui-ci. Il rencontra le même vieillard, alla avec
lui à son château, but aux trois fontaines, s'enivra
à la fontaine de vin rouge, mentit et fut aussi
renvoyé, sans le sou.
DE LA BASSE-BRETAGNE 259
En le voyant revenir dans un aussi triste état
que François, le cadet, qui avait nom Jean,
voulut partir à son tour.
Il rencontra aussi le même vieillard que les
deux autres et alla aussi avec lui à son château.
Mais, le lendemain matin, il ne se leva pas avant
que la cloche n'eût sonné, et, au moment de
partir avec les moutons, le vieillard lui fit les
mêmes recommandations qu'à ses deux frères. Il
sortit alors du château et suivit le troupeau. Il
arriva bientôt à la fontaine d'eau limpide et claire,
et, en la voyant, il s'agenouilla et dit :
— Si cette fontaine était faite des larmes que
répandit la sainte Vierge, quand son divin Fils
mourut pour nous, sur la croix !...
Et il récita cinq Pater et cinq Avâj puis il se
releva, et ses moutons, qui l'avaient attendu pen-
dant qu'il priait, continuèrent de marcher.
Arrivé à la fontaine de lait, il dit :
— Si cette fontaine était faite du lait que
fournit la mère de notre Sauveur pour nourrir
son divin Fils !...
Et il s'agenouilla encore, et récita cinq Pater
et cinq Ave, et les moutons s'arrêtèrent pen-
dant qu'il priait, puis ils continuèrent leur
route et arrivèrent à la fontaine de vin rouge.
Jean s'agenouilla pour la troisième fois, en di-
sant :
26o LÉGENDES CHRÉTIENNES
— Si cette fontaine était faite du sang que
répandit notre divin Sauveur sur la croix I...
Et il récita encore cinq PcUer et cinq Ave, puis
les moutons, qui semblaient prier aussi, se remi-
rent en marche, et il les suivit.
Ils arrivèrent alors à un grand château d'une
forme étrange. La porte de la cour en était grande
ouverte, et les moutons y entrèrent et se cou-
chèrent sur le pavé. Jean entra aussi, à leur suite.
Il fut étonné de ne voir aucune porte pour entrer
dans le château, ni personne à qui parler.
Une échelle était appuyée contre la muraille
d'une grosse tçur. Il monta à cette échelle et
regarda dans l'intérieur de la tour par la fenêtre
du premier étage. Il vit une vaste salle remplie
de feu et de flamme, et, au milieu du feu, une
infinité d'hommes et de femmes de tout âge et de
toute condition, torturés par des diables et des
monstres affreux. Et c'était partout dos cris et
des imprécations épouvantables. Il recula d'effroi
et d'horreur. Mais, comme il lui avait semblé
reconnaître dans la fournaise ardente son père,
sa mère et sa tante, il regarda de nouveau, et,
s'étant assuré que c'était bien eux, il leur cria :
— N'est-il pas possible, mes pauvres parents,
de vous retirer de là, à quelque prix que ce soit?
— Hélas ! non, répondirent-ils, car nous som-
mes ici dans l'enfer !
DE LA BASSE-BRETAGNE 26l
Il monta alors plus haut, Tâme navrée de
douleur, et regarda par une autre fenêtre placée
au-dessus de la première. Et il vit une autre
fournaise ardente, immense, et pleine aussi d'hom-
mes et de femmes de tout âge et de toute condition ;
et là encore, il reconnut plusieurs personnes. Et
tous ces malheureux tendaient vers lui des mains
suppliantes et lui criaient :
— Ayez pitié de nous ! tirez-nous d'ici !...
— Et comment pourrais-je le faire, pauvres
malheureux ?
— En priant Dieu et en faisant dure pénitence.
— Je prierai Dieu pour vous, et je ferai dure
pénitence.
Et il monta plus haut encore, et, par une
troisième fenêtre, il vit un jardin délicieux, rempli
de belles fleurs aux suaves parfums, de chants,
de musique et d'anges radieux. Il y vit aussi
grand nombre de gens de tout âge et de toute
condition, des évêques, des prêtres, des moines,
des religieuses, des vieux solitaires, et beaucoup
de gens du peuple, des paysans et des paysaimes,
des artisans, des mendiants, et tous étaient rayon-
nants de bonheur et chantaient les louanges de
Dieu. Et au milieu de cette foule de bienheureux,
il reconnut son maître, le vieillard à qui appar-
tenaient les moutons. Il était là comme un roi au
milieu de son peuple, et tous l'aimaient et chan-
262 LÉGENDES CHRÉTIENNES
taient ses louanges. Et le vieillard, Tayant aperçu,
le salua avec un sourire et lui dit de faire une
demande, et qu'il la lui accorderait, quelle qu'elle
pût être, parce qu'il était content de lui.
— Eh bien ! maître , dit alors Jean , puisque
vous avez cette bonté, je vous demande de vouloir
bien mettre un terme aux souffrances de mon
père, de ma mère et de ma tante, que j'ai vus,
plus bas, dans un lieu dont la pensée seule fait
frémir d'effroi et d'horreur !
— Hélas ! mon pauvre enfant, cela ne se peut
pas, car ils sont dans l'enfer, d'où l'on ne sort
plus, une fois qu'on y est.
— Oh ! mon bon maître, ne repoussez pas ma
prière ; exigez de moi, en échange, telle pénitence
qu'il vous plaira, et, quelque dure qu'elle puisse
être, j'aurai le courage de tout souffrir, pour
délivrer mes pauvres parents, qui sont si malheu-
reux!
— Eh bien ! mon enfant, j'y consens, tant ta
charité et ta foi sont grandes. Écoute donc à quel
prix tu peux les délivrer : tu ceindras autour de
ton corps nu une ceinture de fer garnie de clous
dont les pointes aiguës, tournées en dedans, te
déchireront la chair; je fermerai cette ceinture
avec une petite clé d'or, que je jetterai ensuite
au fond de la mer, et ta pénitence ne finira que
lorsque tu retrouveras cette clé, pour ouvrir la
DE LA BASSE-BRETAGNE 265
ceinture. Tu te retireras dans quelque bois, où tu
vivras, comme tu pourras, de racines, d'herbes et
de fruits sauvages. Vois si tu te sens le courage
d'accomplir jusqu'au bout une telle épreuve.
— Oui, maître, je l'accomplirai, avec l'aide de
Dieul
Alors fut apportée une ceinture de fer garnie
de clous aux pointes aiguës et tournées en dedans ;
on la lui mit sur son corps nu, et on la ferma
avec une petite clé d'or, qui fut ensuite jetée dans
la mer. Puis, on lui dit de retourner dans son
pays et de se retirer au fond d'un bois, pour
accomplir sa pénitence.
Jean, après une marche longue et pénible,
arriva auprès de ses frères, qui ne le reconnurent
pas d'abord, tant il était maigre et décharné!
Deux ans s'étaient écoulés depuis le jour de son
départ. Il leur raconta tout ce qui lui était arrivé
et ce qu'il avait vu. François et Yves, en appre-
nant que leur père, leur mère et leur tante étaient
damnés, dans l'enfer, mais que néanmoins le Sei-
gneur voulait bien rendre leur délivrance pos-
sible, se vouèrent aussi à la pénitence, pour aider
leur jeune frère dans la terrible épreuve qu'il
avait acceptée. Leur vie n'avait pas été exemplaire
jusque-là, et le récit de leur cadet les avait effrayés
pour eux-mêmes. L'un d'eux se retira donc dans
264 LÉGENDES CHRÉTIENNES
le bois du Crannou, l'autre dans le bois du
Fréau, et Jean établit son ermitage dans le bois
de Huêlgoat.
Après plusieurs années de cette vie que prati-
quaient seuls les saints des anciens temps, un jour
que Jean était en prière, selon son ordinaire, il
entendit une voix du ciel qui lui disait d'aller
rejoindre ses deux frères, afin de se rendre avec
eux dans la ville de Morlaix. Dieu le voulait ainsi.
Les trois frères ermites prirent ensemble la
route de Morlaix, et, en les voyant passer sur les
chemins, les habitants du pays s'ef&ayaient et se
demandaient si ce n'étaient pas trois morts sortis
de quelque cimetière. En arrivant dans la ville de
Morlaix, comme ils passaient par le marché aux
poissons, deux femmes s'y querellaient au sujet
d'une petite clé d'or qui venait d'être trouvée
dans le ventre d'un poisson, et à la possession de
laquelle elles prétendaient toutes les deux. Il y
avait un grand rassemblement autour d'elles.
— Rapportez- vous-en, dit quelqu'un, au juge-
ment de ces trois saints hommes qui passent.
Les deux femmes y consentirent, et on pria les
trois ermites de s'approcher. On leur expliqua le
sujet de la querelle, et on leur présenta la clé
d'or. Jean reconnut sur le champ la clé de sa
ceinture. Il la prit, la mit dans la serrure, et
l'ouvrit facilement.
DE LA BASSE-BRETAGNE 20$
Aussitôt il s'affaissa sur lui-même, et mourut
sur la place. Et Ton vit alors deux anges blancs
qui descendirent du ciel et l'emportèrent au
paradis !
Quant aux deux autres, ils ne tardèrent pas à
mourir aussi dans le couvent des capucins de
Morlaix, et ils allèrent rejoindre leur frère, leur
père, leur mère et leur tante, qui les attendaient
dans le paradis de Dieu 1
(Conté par Guillaume Le Goff, laboureur, au bourg
de Brasparix (Finistère).
Les fontaines où il ne faut pas boire et dont Teau fait dormir
ont quelque analogie avec celles de VHomme aux dents rouges^ du
recueil de M. Bladé : Contes populaires recueillis en Agenais.
La leçon morale qui ressort de ce conte, c^est la toute-puis-
sance de la foi et de k pénitence. Cette morale était chère aux
écrivains du moyen âge. C'est aussi celle de la légende de saint
Grégoire le Grand, dont la fin ressemble à notre conte. En
voici une analyse très-sommaire :
Grégoire, ^'après cette légende, est le fruit de Tunion inces-
tueuse d'un frère et d'une sœur. La fatalité, qui le poursuit
comme Œdipe, lut fait plus urd épouser sa propre mère, sans le
savoir. Lorsqu'il découvre l'horrible vérité, il s'enfuit secrètement,
vêtu de haillons. Il erre au hasard et arrive sur le bord de la
mer. Il demande l'hospiulité à un pécheur. Celui-ci le repousse
grossièrement et plaisante sur son embonpoint, qu'il trouve
étrange chez un mendiant. La femme du pêcheur intercède pour
l'étranger, et on lui permet de passer la nuit dans la cabane, sur
la paille. Pendant le repas, Grégoire ne veut accepter qu'un mor-
ceau de pain d'orge. Le pêcheur continue de railler son hôte. Il
lui conseille de se faire ermite. Grégoire répond qu'il cherche
266 LÉGENDES CHRÉTIENNES
précisément un lieu qui lui convienne. Le pécheur lui propose
une roche abrupte et aride, qu'il connaît sur la côte. « J'ai même
là, ajoute-t<il, de bons fers que je vous mettrai aux pieds, si vous
voulez ». Grégoire accepte. Le pêcheur le conduit alors à la roche,
l'y enchaîne solidement, puis il jette la clé à la mer, en disant :
« duand cette clé se retrouvera, vous sortirez d'ici. » Grégoire
demeure sur la roche dix-sept ans, n'ayant pour toute nourriture
que les coquillages que le flot y apporte parfois à ses pieds. Il
est nu, exposé au soleil, au froid, à la tempête, à toutes les
intempéries des saisons.
Les dix-sept ans écoulés, des ambassadeurs romains arrivent à
la cabane du pêcheur. Us sont à la recherche d'un pénitent
nommé Grégoire, qui vit sur une roche solitaire, au bord de
l'Océan. Un ange les a avertis de donner ce pénitent pour suc-
cesseur au souverain pontife qui vient de mourir. Le pêcheur leur
dit qu'il connaît la retraite de celui qu'ils cherchent. On trouve
dans le ventre du poisson qui est servi au repas la clé qui a été
jetée à la mer, il y a dix-sept ans. Au matin, les ambassadeurs se
font conduire au rocher. Ils aperçoivent Grégoire, décharné, « velu
et chenu ». Us lui annoncent qu'ils viennent le chercher pour
l'élever au Saint-Siège de Rome. Grégoire repousse leurs ins-
tances ; il finit par s'écrier : « Je ne quitterai ce lieu que lorsqu'on
me rapportera la clé des fers que j'ai aux pieds. »
Les ambassadeurs lui présentent alors la dé, et Grégoire cesse
de se défendre. C'est ainsi que ce « fort pécheur » devint le chef
de l'Église et te vicaire du Christ.
Cependant sa mère, avancée en âge, vient à Rome, demander
l'absolution de ses péchés. La mère et le fils se reconnaissent. La
mère entre dans un couvent, où le Saint-Père vient souvent la visi-
ter. Tous deux meurent saintement.
DE LA BASSE-BRETAGNE 267
LE MARQUIS DE TROMELIN (1)
QUI VENDIT SON FILS AU DIABLE ET ALLA DANS
L*ENFER RETIRER LE TITRE DE VENTE.
|L y avait une fois un marquis, qui avait
été très-riche. Mais il avait dépensé tout
son bien, et il était pauvre à présent, et si
pauvre même qu'il s'en fallait de peu qu'il ne fût
réduit à chercher son pain. Sa femme lui dit
un jour :
— Allez au bois, pour chercher un peu de bois
mort ; pendant ce temps-là, moi j'irai chercher
de la farine au moulin, et nous aurons de la
bouillie d'avoine à notre souper.
(i) Les conteurs populaires ont la fâcheuse habitude d'intro-
duire dans leurs récits des noms de localités et de personnes
qu'ils connaissent, les substituant à d'autres noms plus anciens,
et qu'il eût été intéressant de connaître. C'est ainsi que le titre
de marquis de Tromeliu, dans ce conte, est une substitution
toute locale et suffirait pour désigner le lieu où le conte a été
recueilli. Il y a, en effet, un manoir de ce nom dans la commune
de Plouaret.
Cette observation s'applique à plusieurs autres des récits que
j'ai recueillis.
268 LÉGENDES CHRÉTIENNES
Le marquis se rendit au bois, et comme il était
occupé à ramasser les menues branches mortes
que le vent avait fait tomber des arbres, il vit
tout à coup devant lui un beau seigneur inconnu
qui lui parla de la sorte :
— Te voilà bien pauvre aujourd'hui, marquis
de Tromelin, après avoir été un riche seigneur I
Eh bien ! si tu veux me promettre de me livrer,
dans quinze ans d'ici, ce que ta femme porte en
ce moment, tu n'auras plus besoin d'aller glaner
du bois mort pour faire cuire ta bouillie d'avoine,
car je te rendrai aussi riche que tu le fus jamais.
Le marquis, étonné,' réfléchit quelque temps :
— Qu'est-ce donc que ma femme peut porter en
ce moment ? se dit-il ; un peu de farine d'avoine,
qu'elle est allée chercher au moulin ; je ne risque
donc pas grande chose à dire oui.
Et il répondit au seigneur inconnu :
— Je le veux bien ; j'accepte le marché.
— Alors, signe ce papier avec ton sang.
Et il signa, et aussitôt l'inconnu partit en
emportant le papier.
— Et l'argent que vous m'avez promis? lui
cria le marquis.
— Tu le trouveras en arrivant chez toi.
Le vieux marquis retourna à la maison, im-
patient de voir si la promesse de l'inconnu
s'accomplirait. Hélas I il ne se doutait pas du
DE LA BASSE-BRETAGNE 269
malheur qui venait de lui arriver : sa femme était
enceinte, et il avait vendu son enfant au diable,
car cet inconnu était le diable lui-même I
Quand le marquis arriva chez lui, il trouva sa
femme tout occupée à ramasser des pièces d'or
qui, par la cheminée, tombaient, comme la grêle,
sur la pierre du foyer. Il en tomba tant et tant,
qu'ils devinrent en un moment riches comme
auparavant, et ils rachetèrent leur vieux château
et quittèrent leur pauvre chaumière pour aller
l'habiter.
La marquise accoucha quelque temps après, et
donna le jour à un fils, un enfant superbe. On le
baptisa, en grande cérémonie.
L'enfant fut mis en nourrice ,^ et il venait à
ravir.
A l'âge de sept à huit ans, on l'envoya à
l'école, et il apprenait tout ce qu'il voulait. Mais,
à mesure qu'il avançait en âge, son père devenait
plus triste tous les jours, et souvent il pleurait
en regardant son fils. Quand l'enfant fut entré
dans sa quinzième année, le marquis dit qu'il
voulait l'embarquer sur un navire marchand,
pour aller visiter des pays lointains. Mais sa mère
dit que, n'ayant qu'un enfant, elle ne le laisserait
pas s'aventurer sur la mer, de peur de le perdre.
Et il fallut lui obéir.
Cependant le temps avançait ; les quinze ans
270 LÉGENDES CHRÉTIENNES
étaient sur le point d'être révolus, et la tristesse
et l'inquiétude du marquis ne faisaii^nt qu'aug-
menter. Un jour, qu'il se promenait sur la grande
route avec son fils, ils rencontrèrent un marchand
de pourceaux, qui allait à la foire.
— Voulez-vous prendre ce jeune garçon, pour
lui apprendre votre métier? lui demanda le
marquis.
— Je ne demande pas mieux; il a, ma foi,
bonne mine.
— Eh bien I emmenez-le.
Et il livra son fils au marchand de pourceaux;
mais, en lui faisant ses adieux, il lui glissa dans
sa poche une bouteille remplie d'eau bénite.
Le vieux marquis alla ensuite se confesser au
recteur de sa paroisse. Le recteur, en apprenant
qu'il avait vendu son fils au diable pour de
l'argent, ne voulut pas lui donner l'absolution. Il
s'adressa successivement à tous les prêtres du
pays ; personne ne voulait l'absoudre, et il en était
très-malheureux. Enfin, il se résolut à aller
jusqu'au Pape, à Rome. Il y alla à pied, avec
beaucoup de mal, se prosterna aux pieds du
Saint-Père, et se confessa à lui. Mais le Pape
aussi ne voulut pas l'absoudre et lui dit :
— J'ai un frère ermite qui habite une petite
cabane, au milieu d'un bois, à cent lieues d'ici ;
allez le trouver, car il a plus de pouvoir que moi,
DE LA BASSE-BRETAGNE 27I
et peut-être vous donnera-t-il Tabsolution. Voici
une lettre pour lui.
Le marquis prit la lettre et se mit en route
vers l'habitation du saint ermite.
— Bonjour, mon père ermite, lui dit-il en
arrivant à Termitage.
— Bonjour, mon fils ; que puis-je faire pour
vous?
— Voici une lettre de la main de votre frère,
notre Saint-Père le Pape, de Rome, qui m'envoie
vers vous.
L'ermite prit la lettre, et après l'avoir lue :
— Vous avez commis un grand crime, mon
pauvre homme, un crime effroyable !
■— Hélas ! oui, mon père.
— N'importe , il ne faut jamais désespérer.
Allez trouver le recteur du bourg le plus voisin ;
confessez-vous à lui, et avouez tout, excepté votre
plus grand péché, et il vous donnera l'absolution.
Quand vous irez communier, n'avalez pas la
sainte hostie, mais retirez-la de votre bouche,
quand personne ne vous observera, et apportez-
moi-la vite, dans votre mouchoir.
Il alla donc se confesser au recteur du bourg le
plus voisin; il reçut l'absolution, s'agenouilla à
la table sainte et apporta l'hostie à l'ermite.
Celui-ci la reçut avec respect et vénération, et dit
au marquis :
272 LÉGENDES CHRÉTIENNES
— Je vais, à présent, vous faire une inci-
sion à la poitrine, y introduire la sainte hostie,
entre chair et peau, puis je recoudrai la peau
dessus.
Et il fit comme il l'avait dit, puis il ajouta :
— Voici, à présent , une lettre que vous por-
terez à un frère brigand que j'ai, et qui habite
dans une forêt, à quatre-vingts lieues d'ici. Quand
vous entrerez dans le bois, vous le verrez assis à
une table, occupé à partager de l'or et de l'argent
à ses camarades, qui seront debout autour de lui.
Approchez-vous tout doucement par derrière, et
faites en sorte de jeter la lettre sur la table avant
qu'il vous ait aperçu. Si vous pouvez faire cela,
tout ira bien ; si, au contraire, vous ne le pouvez
pas, malheur à vous ! Mais, malgré tout, le diable
viendra encore à bout de vous trouver, et il vous
faudra aller dans l'enfer avec lui !
Le marquis prit la lettre des mains de Termite,
puis il lui fit ses adieux et partit à la recherche
du brigand. Après bien des fatigues, il arriva enfin
à la forêt où il faisait son séjour. Parvenu dans la
profondeur du bois, il vit une bande de voleurs
debout autour d'une table, sous un vieux chêne ;
leur chef était au milieu d'eux, et leur partageait
de l'or et de l'argent. Il s'approcha doucement,
sur la pointe du pied, et parvint à jeter sa lettre
sur la table, avant d'avoir été aperçu.
DE LA BASSE-BRETAGNE 273
— Tiens ! dit le chef, en apercevant la lettre,
que signifie cette lettre ?
Et il la prit, et l'ayant examinée :
— Une lettre de mon frère l'ermite ! s'écria-
t-il ; voyons ce que dit mon frère Termite ; il y
a bien longtemps que je n'ai eu de ses nou-
velles !
Après avoir lu la lettre, il retourna la tête et
vit le marquis.
— C'est vous, lui dit-il, qui m'avez apporté
cette lettre ?
— Oui, monseigneur, c'est moi.
— C'est bien ; mais vous avez eu de la chance
de n'avoir pas été aperçu avant d'avoir jeté la
lettre sur la table ! Vous devez, d'après ce que je
vois, vous rendre dans l'enfer, et mon frère
l'ermite vous a envoyé vers moi, pour que je
vous en montre la route, car nous sommes, ici,
sur la route de l'enfer, nous autres, et nous n'en
sommes même pas loin. Tenez I vous n'avez
qu'à suivre ce chemin que vous voyez là, et vous
rencontrerez, sans tarder, quelqu'un qui vous
conduira. Mais, puisque vous êtes si pressé d'y
aller, regardez donc si vous n'y verrez pas aussi
mon siège, car je dois avoir par là, quelque part,
un beau siège !
Le marquis s'engagea dans le chemin que lui
avait montré le brigand, et bientôt il rencontra
18
274 LÉGENDES CHRÉTIENNES
un beau seigneur, celui-là même qu'il avait vu,.
il y avait juste quinze ans, pendant qu'il ramas-
sait du bois sec, dans les bois de Tromelin. Le
seigneur lui dit :
— Comment, c'est donc toi, marquis de Tro-
melin?
— Oui, sûrement, monseigneur, c'est moi.
— Et ton fils, où est-il ?
— Mon fils n'est pas venu.
— Alors, tu viendras avec moi à sa place; le
père ou le fils, peu m'importe, après tout.
— Soit ; j'irai avec vous.
— Allons 1 marche devant alors, et plus vite
que cela 1
— Je suis fatigué de la route, et je ne puis
aller plus vite.
— Voyons, pas tant de façons ; marche plus
vite, te dis-je.
— J'ai les pieds écorchés, et je ne puis aller
plus vite.
— Monte sur mon dos, alors.
— Je le veux bien.
Et il monta sur le dos du diable ; mais celui-ci
le rejeta aussitôt à terre en disant :
— Qu'a-t-il donc sur lui ? Il me brûle plus
que le feu de l'enfer ! Voyons, il faut que tu
marches, il n'y a pas à dire !
— Je vous l'ai déjà dit, mes pieds sont tout
DE LA BASSE-BRETAGNE 275
écorchés, et il m'est impossible de marcher ; il faut
me porter, ou me laisser ici.
Alors le diable alla chercher d'autres diables
pour l'aider. Il revint avec une troupe de démons.
Un d'eux prit le n^arquis sur son dos en disant :
— N'est-ce que cela ?
Mais il le rejeta aussitôt en criant :
— Aïe I aïe I
Il en fut de même d'un troisième, puis d'un
quatrième. Aucun ne pouvait le supporter sur son
dos. C'était la sainte hostie, cousue sous la peau
de la poitrine du marquis, qui les brûlait, bien
plus que le feu de l'enfer (i). Alors ils le rou-
lèrent, à coups de pieds, jusqu'à la porte de
l'enfer, et l'y précipitèrent, la tête la première. On
entendit aussitôt dans tout l'enfer des cris épou-
vantables ; tous les diables s'éloignaient du mar-
quis, en criant :
— Faites sortir cette peste ! relancez-le sur la
terre ! qu'il ne reste pas ici un instant de plus !
Mais nul ne s'approchait de lui ni n'osait le
toucher pour le faire sortir. Et lui ne semblait
souffrir en aucune façon, pour être au milieu des
flammes.
(i) Le même épisode se retrouve dans le Filleul tU la sainU
Vierge du volume de contes bretons que j'ai publié, en 1870,
chez Clairet, imprimeur à Qjiimperlé.
276 LÉtJENDES CHRÉTIENNES
— Rendez-moi, dit-il alors, le papier que j'ai
signé avec mon sang, et je m'en irai aussitôt.
— Rendez-lui son papier, vite, vite, et qu'il
s'en aille I cria le chef des diables.
Et on lui rendit le papier qu'il avait signé avec
son sang, et par lequel il vendait l'âme de son fils.
— Va-t-en, à présent, va-t-en, vite, vite, et ne
retourne pas ! lui criait-on de tous côtés.
Mais comme il ne se pressait pas de partir, et
qu'il promenait ses regards autour de lui, comme
s'il cherchait quelque chose :
— Que te faut-il encore ? lui demanda-t-on.
— Je veux voir le siège préparé au frère du
Pape, au grand brigand; car il m'a dit qu'il en
doit avoir un beau par ici, quelque part.
— Le voilà I lui cria-t-on.
Et il vit un beau siège d'or, au milieu d'un feu
si furieux, qu'il en détourna ses yeux d'horreur.
Alors le marquis s'en alla, emportant le contrat
de la vente de son fils, et ir revint vers le chef
de brigands.
— Eh bien ! lui demanda celui-ci, as-tu vu
mon siège là-bas ?
— Oui, je l'ai vu.
— Et comment est-il ?
— C'est un beau siège doré, placé au-dessus
des autres, au milieu d'un feu furieux, et dont la
vue seule remplit d'horreur I
DE LA BASSE-BRETAGNE 277
— Vraiment! Et penses-tu que je serai bien
là?
— Oh ! je vous en prie, renoncez à la vie que
vous menez ; détournez-vous vers Dieu, et faites
pénitence I
— Oui, il en serait grand temps, n'est-ce pas ?
Et le grand brigand devint triste et soucieux.
Il retint le marquis à souper, passa la nuit à
s'entretenir avec lui, et, le lendemain matin, il
rassembla tous ses gens et leur parla ainsi :
— Camarades, voici assez longtemps, je pense,
que nous menons une vie détestable et qui doit
nous conduire tout droit en enfer ; pour moi, je
veux en finir avec cette vie et faire pénitence,
avant de mourir. Ceux d'entre vous qui vou-
draient m'imiter peuvent rester avec moi ; quant
aux autres, je les invite à s'éloigner sur le champ,
car je ne les reconnais plus.
Les brigands, étonnés d'une conversion si subite,
s'éloignèrent tous en plaisantant et en maudis-
sant leur chef; le marquis de Tromelin, seul,
resta auprès de lui. Le brigand lui dit alors :
— Allez chercher du gros sable pierreux, dans
le ruisseau voisin, et répandez-le autour de cette
grande table.
Le marquis apporta du gros sable et le répandit
autour de la table. Alors le brigand fit cent fois ,
sans s'arrêter, le tour de cette table, sur ses
— *^— ^Wi^w*— ■^w^— "i— w— III 1 m I it'mâmtmmmmmmmLmJmBBmBBBSSBÊK^tKSSSHtS^tttl
278 LÉGENDES CHRÉTIENNES
genoux nus. Le sang ruisselait autour de la
table, et les os de ses genoux étaient à nu I
Alors il dit encore au marquis :
— A présent, prenez des tenailles, et arrachez-
moi un ongle de pied et un ongle de main^ à
chaque demi-heure; si je viens à m'évanouir,
présentez-moi un verre de vin, pour me donner
des forces.
Le marquis obéit. Quand il eut arraché tous
les ongles, l'un après l'autre, le brigand lui dit
encore :
— A présent, vous m'arracherez un membre
par heure !
Et quand tous ses membres eurent été arrachés,
l'un après l'autre :
— C'en est fait de moi, à présent, dit-il ;
achevez-moi, puis construisez un bûcher, et brû-
lez-y mon corps et mes membres. Vous recueil-
lerez les cendres, et vous les mettrez dans un
cercueil que vous irez placer sur le mur du
cimetière du bourg le plus voisin. Vous verrez
alors arriver un corbeau noir et une colonjbe
blanche, des deux points opposés de l'horizon. La
colombe blanche essaiera, à coups d'ailes, de
faire tomber le cercueil dans le cimetière, et le
corbeau noir travaillera à le faire tomber du côté
opposé. Si le corbeau noir l'emporte, ma pauvre
àme, hélas I ira dans l'enfer ; mais si la victoire
DE LA BASSE-BRETAGNE 279
reste à la colombe blanche, alors mon âme
sauvée s'envolera au paradis de Dieu !
Le combat dura longtemps, sur le mur du
cimetière, entre le corbeau noir et la colombe
blanche; plus d'une fois le cercueil menaça de
tomber du mauvais côté; mais la colombe
blanche était pleine de courage, et elle finit par
l'emporter sur l'ennemi. L'âme du brigand était
sauvée !
Le marquis dé Tromelin, le cœur plein de joie,
revint alors vers le vieil ermite.
— Eh bien ! mon fils, avez-vous réussi ? lui
demanda celui-ci, dès qu'il l'aperçut.
— Oui, mon père, grâce à Dieu !
Et il lui raconta comment tout s'était passé.
— Que ma bénédiction et celle du Seigneur
soient avec toi, puisque tu as sauvé l'âme de mon
frère le brigand ! Va maintenant annoncer la
bonne nouvelle à mon frère le Pape !
Et il fit ses adieuK au saint ermite, et reprit la
route de Rome.
Grande fut la joie du Saint-Père, en apprenant
que le marquis avait réussi dans son redoutable
voyage, et qu'il avait même sauvé l'âme de son
frère le brigand. Il ouvrit alors la poitrine du
marquis, en retira la sainte hostie et la lui donna
ensuite à manger, et le bénit.
Le marquis reprit alors la route de son pays.
28o LÉGENDES CHRÉTIENNES
Il y avait dix ans qu'il en était parti, et personne
ne s*y attendait plus à le revoir. Pendant son
absence, son fils, qui n'était pas resté longtemps
avec le marchand de pourceaux, était retourné à
l'école, et avait étudié pour être prêtre. Le jour
même où son père arrivait dans le pays, il devait
dire sa première messe, et, à cette occasion, il y
avait un grand repas au manoir de Tromelin. Le
vieux marquis, instruit de tout cela, se déguisa en
mendiant et alla à la cuisine demander l'aumône.
Personne ne le reconnaissait. Sa feinme, qui se
trouvait là, lui dit :
— Oui, mon ami, pauvre de Dieu, vous aurez
à manger votre content; depuis que j'ai perdu
mon mari, je n'ai jamais refusé un pauvre.
— Que la bénédiction de Dieu soit sur vous, ma
bonne dame ! Vous célébrez aujourd'hui une
grande fête, il me semble ?
— Oui ! mon fils doit dire sa première messe
aujourd'hui même, et nous en sommes tous
heureux. Ah ! plût à Dieu que son père vécût
encore, pour avoir sa part de notre joie et de
notre bonheur !
— Ayez confiance en la bonté de Dieu, ma
bonne dame ; peut-être vit-il encore.
— Ahl si cela pouvait être ! mais, hélas 1...
La dame lui fit donner des vêtements, pour
s'habiller proprement (c'étaient sqs propres habits).
DE LA BASSE-BRETAGKE 281
et le fît aussi asseoir à la table du festin, avec les
parents et les amis.
Le jeune prêtre regardait le mendiant, et il ne
savait pourquoi son sang se réchauffait, et il se
sentait attiré vers lui.
Le repas fini, le mendiant pria le jeune prêtre
de le confesser sur le champ. Ils se rendirent à
Féglise, qui était tout auprès. Le père se donna
alors à connaître à son fils. Celui-ci courut
aussitôt porter la bonne nouvelle à sa mère :
— Mon père ! mon père ! Le mendiant est
mon père 1 lui cria-t-il.
— Serait-il possible, mon Dieu !
Et ils se jetèrent dans les bras Fun de Tautre,
et leur joie et leur bonheur furent si grands de se
retrouver réunis, qu'ils en moururent tous les
trois sur la place.
— La bénédiction de Dieu soit sur leurs âmes l
dirent les assistants (i).
(Conté par Barba Tassel, Plouaret y janvier i86ç.)
(i) Benno:^ Doue war ho ineouf
c/e<s/'»-
282
LÉGENDES CHRÉTIENNES
XI
LE PAPE INNOCENT (i)
|L faut que vous sachiez comment une fois
il y avait un roi et une reine de France
qui n'avaient jamais eu d'enfant, ce dont
ils étaient très-affligés. Enfin, à force de prier
Dieu et ses saints, la reine se trou^'a enceinte.
Elle donna le jour à un fils, un enfant aiagnifique,
et les voilà, à présent, aussi heureux qu'ils étaient
malheureux auparavant. On bapiisa le jeune
prince avec solennité, et on lui chercha une
nourrice, qui vint habiter le palais.
Beaucoup de nourrices ont la mauvaise habitude
de ne pas faire le signe de la croix sur leurs nour-
rissons, quand elles les couchent dans leurs bcr-
(i) L'association de ces deux mots : pape et invocentf parait
singulière i nos paysans bretons qui, ordinairement, attachent
au dernier la signification de pauvre d'esprit et même d'idiot. Il
y a une intention satirique dans le titre de cette légende. On en
peut lire une autre version fort curieuse, avec des commentaires
savants de M. Reinhold Kœhler, dans le conte de : Cltrisiic^ qui
devient pape d Rome, col. 300 et suivantes de Melusine, cet excel-
lent recueil de traditions populaires, dû à l'initiative et à la
direaiou de MM. Henri Gaidoz et Eugène Rolland.
DE LA BASSE-BRETAGNE 285
ceaux, et rien n'est plus mauvais. Ainsi fit un jour
la nourrice du jeune prince, et le démon, qui veille
€t guette toujours les occasions, profita de cet
oubli pour enlever Tenfant, le transporter en
Allemagne et le déposer dans un nid de pie, au
sommet d'un orme, dans le jardin d*un arche-
vêque. Puis il mit à sa place, dans le berceau,
un des siens, noir, sale, horrible à voir, un véri-
table monstre I
Tout ceci s'était fait sans bruit, et le lendemain
matin, la nourrice, en trouvant dans le berceau
royal cet être si laid, si criard et noir comme
Lucifer, poussa un cri d'horreur et s'évanouit.
On accourut au bruit. Hélas ! le mal était fait, et
c'était trop tard ! Et voilà le roi et la reine
désolés et plus malheureux encore que devant.
Ils se résignèrent pourtant, puisque c'était la
volonté de Dieu, et donnèrent des ordres pour
que le petit monstre fût traité comme leur enfant.
Mais celui-ci maltraitait ses nourrices, les épui-
sait, puis les tuait, en suçant leur sang. Chaque
semaine, il fallait lui en fournir une nouvelle, et il
ne voulait pas entendre parler de le sevrer. A
l'âge de dix ans, il tétait encore. Cependant le
peuple se plaignit, et le roi donna l'ordre de ne
plus lui fournir de nourrices. Il poussa alors des
cris affreux et se démena comme un véritable
démon qu'il était. Il demanda qu'on lui fournit
284 LÉGENDES CHRÉTIENNES
une nourrice par mois, puis une tous les deux
mois, puis tous les six mois ; mais ce fut en
vain.
— Qu'on m'en donne au moins une par an,
s'écria-t-il alors, où je mettrai toute la ville à feu
et à sang !
Le roi, effrayé, promit de lui en donner une
par an, et il le relégua dans une petite maison
qu'il lui fit bâtir exprès, au milieu d'une grande
lande, à quelque distance de la ville.
Mais laissons ce démon incarné dans sa petite
maison, au milieu de la grande lande, et occu-
pons-nous, à présent, du véritable fils du roi qui,
comme nous l'avons déjà dit, avait été trans-
porté dans un nid de pie, dans le jardin d'un
archevêque d'Allemagne.
Un matin, le jardinier de l'archevêque, en tra-
vaillant dans le jardin, fut bien étonné d'entendre
des cris, comme des vagissements d'un enfant
nouveau-né. Il chercha autour de soi, parmi les
arbrisseaux et les fleurs, et ne trouva rien. Il
prêta une oreille plus attentive, et il lui sembla
que les cris provenaient d'un nid de pie qui était
au sommet d'un orme, dans un coin du jardin.
— C'est bien étrange I se dit-il ; quelque chatte
qui aura, sans doute, déposé sa couvée dans ce
nid de pie. Il faut que je m'en assure.
Et il grimpa sur l'arbre, monta jusqu'au nid,
DE LA BASSE-BRETAGNE 28$
et son étonnement fut grand, vous pouvez m'en
croire, d'y trouver un petit enfant nouvellement
né et beau comme le jour. Il le descendit avec
toutes les précautions possibles, et s'empressa de
l'aller montrer à l'archevêque son maître, qui
ne fut pas moins étonné.
— C'est Dieu, dit-il, qui me l'envoie. Je veux
l'élever et l'instruire, comme s'il était mon propre
fils.
Et on chercha dans les environs une bonne
nourrice pour l'enfant, et on lui recommanda
d'en avoir tous les soins possibles. Il venait à
merveille, et le vieil archevêque en était tout
heureux. Il allait le voir tous les jours chez la
nourrice. Quand il eut cinq ans, il dit :
— A présent, l'enfant viendra demeurer avec
moi, dans ma maison, pour que je m'occupe de
son éducation et de son instruction.
La nourrice ne voulait pas s'en séparer, car elle
l'aimait beaucoup ; mais force lui fut d'obéir.
L'enfant s'appelait Innocent. On l'avait nommé
ainsi parce que le jardinier, en le présentant à
l'archevêque, avait dit :
— Voici le pauvre innocent que j'ai trouvé
dans un nid de pie, au sommet d'un des ormes
du jardin.
— Innocent, en effet, répondit le prélat, et je
veux que tel soit son nom.
286 LÉGENDES CHRÉTIENNES
— Il faut, à présent, mon enfant, dit un jour
Farchevêque, que vous commenciez d'apprendre
vos prières.
— Il y a longtemps déjà que je sais mes
prières, aussi bien que vous, et je les dis chaque
matin et chaque soir.
-- Ce n'est pas possible, à votre âge !- Et qui
donc vous les aurait apprises? votre nourrice?
— Non, ce n'est pas ma nourrice ; je les ai
apprises de moi-même.
— Cela ne peut pas être, mon enfant.
— C'est pourtant la vérité ; c'est aussi vrai
que, depuis que vous êtes archevêque, vous
n'avez pas dit une seule bonne messe.
— Dieu ! que dites-vous là ?
— Je dis encore la vérité, car, depuis que vous
êtes devenu archevêque, vous en avez conçu tant
d'orgueil et de vanité, que c'est à peine si vous
regardez la terre comme digne de vous porter.
— Ce que vous dites là, mon enfant, n'est pas
loin de la vérité, malheureusement. Mais quel
enfant extraordinaire êtes-vous donc? Il faut
que ce soit Dieu lui-même qui parle par votre
bouche.
Innocent resta chez le vieil archevêque, où il
était l'objet de l'étonnement et de l'admiration de
tout le monde, par sa sagesse, sa piété et sa
science, quoiqu'il n'eût jamais été à l'école.
DE LA BASSE-BRETAGNE 287
Quand il fut parvenu à l'âge de vingt et un
ans, il désira reve'iir dans son pays, chez son
père et sa mère, pour voir ce qui s'y passait. Il
remercia Tarchevèque des bontés qu'il avait eues
pour lui, l'embrassa tendrement, comme un
père, puis il partit seul et à pied.
Après avoir marché longtemps, longtemps, à
travers des pays où l'on ne parlait ni le breton,
ni même le français, il arriva enfin à Paris, et
alla tout droit au palais du roi. Il demanda à
parler au roi, disant qu'il avait une communica-
tion importante à lui faire, et il fut introduit
aussitôt en sa présence.
— Bonjour, sire, dit-il avec assurance.
— Bonjour, jeune gentilhomme.
— J'ai entendu dire que vous avez un fils qui
vous cause beaucoup de chagrin, et qui ne res-
semble pas au commun des hommes, et je vou-
drais bien le voir.
— Ah 1 ne me parlez pas de mon fils, car rien
au monde ne m'est plus désagréable.
— C'est la volonté de Dieu, sire; qu'y faire?
le meilleur est de se résigner. Mais permettez-moi
de voir votre fils, je vous en prie, et je suis
convaincu que vous ne le regretterez pas.
— Il a été relégué dans une maisonnette, au
milieu d'une grande lande, et on ne peut le voir
qu'une fois par an, quand on lui conduit une
288 LÉGENDES CHRÉTIENNES
nouvelle nourrice, car il vomit du feu, commp
un véritable démon, et tout est aride et brûlé
autour de lui. '
— Peu m'importe I je veux le voir, saris autre
délai. Je désire même que vous m'accompagniez;
ne craignez rien, car je vous assure qu'il sera
bien piteux et bien tranquille quand ilme verra
venir.
Le roi et la reine se décidèrent, quoique avec
peine et comme poussés par un sentiment m)rs-
térieux, à accompagner Innocent dans sa visite.
Quand ils entrèrent dans la lande, ils furent bien
surpris de voir que l'habitant de la petite maison
ne mettait pas la tête à la fenêtre et ne lançait
pas de feu, selon son habitude. Ils arrivèrent
jusqu'à la porte de son habitation, sans avoir
rien vu ni entendu qui fût de nature à leur
inspirer quelque crainte.
— Entrez devant, dit le roi à Innocent.
— Non, vous êtes son père, et c'est à vous
qu'il convient d'entrer le premier, car s'il obéit
à quelqu'un, ce doit être à vous.
— Je n'ose pas, j'ai peur....
— Entrez, vous dis-je, et ne craignez rien; je
réponds qu'il ne vous arrivera pas de mal.
Et le roi entra devant en tremblant, et Innocent
et la reine le suivirent. Ils aperçurent l'hôte de la
petite maison accroupi au coin du foyer, tout
DE LA BASSE-BRETAGNE 289
honteux, tout tremblant et se faisant aussi petit
qu'il pouvait.
— Ah I Satan, me reconnais-tu ? lui dit Inno-
cent. Comme te voilà honteux et tremblant I Tu
as donc peur de moi? Tu as raison, car tu as
pris ma place. Allons 1 déguerpis, et vite I
Et aussitôt il partit par la cheminée, sous la
forme d*un éclair.
— Eh bien ! mon père, dit Innocent, en se
tournant vers le roi, ne vous Tavais-je pas dit ?
— Votre père, dites-vous? Ah! je voudrais
bien Têtre; ne vous moquez pas d*un malheu-
reux, car je suis bien malheureux 1
— Oui, vous êtes mon père ; et vous, dit-il en
se retournant vers la reine, vous êtes ma mère !
Et il se jeta dans leurs bras et les couvrit de
baisers. Puis il leur conta tout, et la substitution
opérée dans le berceau, et son séjour chez un
archevêque allemand, et les grâces toutes spéciales
qu*il avait reçues de Dieu.
Le roi et la reine pleuraient de joie et de bonheur.
Us firent publier par tout le royaume que leur fils
était retrouvé, et, pendant quinze jours, il y eut
au palais des festins publics, où le pauvre était
aussi bien reçu et aussi bien traité que le riche,
ce qui ne se voit pas tous les jours.
Cependant, Innocent, qui n'aimait pas les fêtes,
les cérémonies, l'étiquette et toutes les intrigues
19
290 LEGENDES CHRÉTIENNES
de la cour, allait, dè$ qu'il pouvait s*échapj>igr, set
promener dans un bois voisin. Il y fit la re^-p
contre d'un vieux., charbonnier dpqt h conversa-
tion lui plut beaucoup. Tous les jours, il s^>
dérobait, pour aller causer avec ce sage dont
la science n'avait pas été apprise dans les livres^
si bien que les princes, les princesses, les cour-
tisans s'en plaignirent au roi, lui représentant,
qu'il n'était pas convenable que le jeune prince
dédaignât ainsi leur société pour celle d'un char^-
bonnier !
Le vieux roi fit des représentations à son fils..
Celui-ci répondit que ce charbonnier n'était, pas^:
un honime ordinaire ; que c'était un vrai sage, et
que ça conversation lui était plus profitable que
celle des princes et des courtisans ; — et il con-
tinua de ie fréquenter et de se plaire dans sa
société.
Le roi, obsédé par les mêmes gens, réprimanda
de nouveau son fils, et avec vivacité, cette fois. Le
prince ne voulut rien, changer à. ses habitudes, si
bien que le vieillard s'emporta outre mesure et
lui ordonna formellement de ne plus voir le char-
bonnier, le menaçant, en cas de désobéissance»
de le faire écarteler à quatre chevaux.
— Bah ! mon père, répondit-il avec calme, vous
avez bien tort de vous mettre tant en colère pour
si peu de chose. Mais rappelez-vous bien que, loin
DE LA BASSE-BRETAGKE 29!
que vous puissiez me faite aucun mal, il vietidra-
un jour où vous serez heureux de me verser àé\
l'eau pour me laver les mains, et vous, ma mère,
vous serez heureuse de me présenter une serviette
^ur les essu3rer !
Ces paroles rendirent le vieux roi furieux.
— Parler de la sorte à son père et à sa mère !"
s'écria-t-il ; demain matin, à dix heores, sera
écartelé à quatre chevaux, devant tous les gens de
la cour!
Sa mère aussi était outrée de colère. Cepen-
dant, ce supplice lui déplaisait. £Ue alla elle-même
trouver le vieux charbonnier, dans le bois^ et lui •
promît une forte somme d -argent, s*ii voulait
s'engager à précipiter le prince dans sa fournaise,
le lendemain matin, quand il viendrait le voir,
selon son habitude.
Le charbonnier promit; mais il était bien ré-
solu de n'en rien faire.
Le lendemain matin, quand le prince alh au
bois, à son ordinaire, il trouva le vieux charbon»
nier tout triste et tout soucieux. Il lui en demanda i
la raison. Le charbonnier lui conta la viâte. de
sa mère et sa demande.
— Je le savais, lui répondît Innocent, tranquil-
lement. Quand ma mère viendra s'informer si. la-
chose est faite, vous lui réponidi^ez affiitnative*
ment, et vous' recevrez la récompense promise.
292 LÉGENDES CHR]iTI£NNE3
Qpaat à moi/ je vous Ikis à présent mçs adieux ^
je vais voyager au loin, et d*ipi à longtemps per-
sonne ne siaura çeque je serai devenu.
En ce tenips~Ià, le pape venait de hiourir, à
Rome, et on avait fait publie^r, par toute la terre,
qu'on allait lui donner un successeur ; le jour de
Télection était fixé. Alors, paraît-il, les choses ne
se passaient pas comme aujourd'hui, où tout
,se fait, dit-on, par protection et par faveur.
Alors, c'était la volonté de Dieu qui se. mani-
festait par des signes visibles et que l'on suivait
toujours.
Innocent, ayant entendu parler des grandes
solennités qui devaient avoir lieu pour l'élection
du nouveau pape, voulut aller à Rome, comme
tout le monde.
On ne rencontrait partout, sur les chemins,
qu'évêques, moines et prêtres qui se dirigeaient
vers Rome, et chacun nourrissait dans son cœur
un secret espoir. Comme Innocent allait seul, à
pied, il rencontra sur la route un vieux moine ac-
compagné d'un jeune moine, et qui étaient aussi
i pied. D'autres passaient, les uns à cheval, les
autres en beaux carrosses, et semblaient narguer
les piétons. Il aborda les deux moines, les salua
gracieusement et leur dit :
— Bonjour, mes pères, et Dieu vous assiste I
DE LA BASSE-BREtAGNÉ 293
<jfù allez-vous comme cela, s'il n'y a pas^ d*i»dfc^
crlétiôn à le demander ? - ^
— Nous allons à Rome, mon enfant, répondk
Je plus âgé.
— Moi aussi, je voudrais aller à Rome ; mais
jp ne connais pas le chemin, et si vùMS vouliéÉ
me permettre de vous accompagner, je vous ein
serais bien obligé. ' . • i
— Très- volontiers, mon enfant, dit le viclJJard*
— ^^ Vous avez tort^ dit alors le jeUûe moine,
aàccueîllir si facilement, comme cohipagdon: de
voyage, un homme qije vous reiicoûtre» «tir
les grands chemins et que vous ne coninaissez
en aucune façon ; vous pourriez vous ètl repebtir
plus tard. • •-
— Bâh ! n'ayez pas de ces péttsées*-là, mon
ami ; nous causerons tous les trois; en marchant,
comme de bons amis, . et le temps nous paraîtra
plus court.
Et les voilà de continuer leur route à trois, le
vieillard causant avec Innocent, et le jeune moine
marchant seul à l'écart et paraissant de matÀraîie
humeur. ;.« ..
Hn ce temps-là, les capucins, quand 'ils voya-
geaient, ne logeaient pas dans les hôtet)eH«s,
mais ils recevaient l'hospitalité la plus empt^essée
dans les châteaux et les manoirs nobles.
Peu après le coucher du soleil, nos trois
294 LÉGENDES CHRÉTIENNES
voyageurs rencontrèreut un château, près delà
route. . j
— Logeons ici, dit le vieux moifie.
Ils furent bien reçus du seigneur et mangèrent
avec lui à sa table. Le lendemain matin, comme
ils se disposaîjent à partir, une servante leur dit :
— Si vous voulez, mes pères, être bien reçus
ici, au retour, vous n'avez qu'à embrassa ce petit
enfant qui est là dans son berceau.
. Et les deux moines s'empressèr^t d'embrasser
l'enfant et lui souhaitèrent mille bénédictions d^.
Dieu. Après eux, leur compagnpn, s' approchant
du berceau, lui donna trois coups de couteau
d«QS le cœur et le tua, sans qu'il fit entendre le
moindre cri. Les deux autres n'en surent rien>
ayant déjà tourné le dos pour sortir, et la ser*
vante aussi. Ils se remirent en route tous les
trds.
A quelque distance du château. Innocent dit à
ses deux compagnons de route :
— Si vous saviez ce que j'ai fait, dans ce.
château !
— Qji'avez-vous donc fait ?
— Vous autres, vous avez baisé l'enfant et
appelé sur lui la bénédiction de Dieu.
— Eh bien I et vous, qu'avez-vous fait ?
— Moi, je lui ai donné trois coups de couteau
dans le coeur, et je l'ai tué net.
DE LA BASSE- BRETAGNE 295
-^ Malheureux \ que dit^'^vous^là ? s'exclama
le vieillard.
— Je vous le disais bien, lui dit le jeune moine,
que vous aviez grand tort de fîaire ainsi société
â^vec le premier venu; nous serons heureux,
-s'il ne nous fait pas pendre, avant d'arriver à
^ome I
— Il n'est pas possible^ reprit le vieux moine,
que vous ayez fait ce que vous venez de dire.
— Rien n'est pourtant plus vrai, et je ne m'en
T6pens même pas.
— Et pourquoi donc ?
— Depuis que ces gens-là ont un enfant, ils
ne prient plus Dieu, qui le leur a envoyé ; ils ne
pensent même plus à lui, et leur enfant est à
présent leur Dieu, et ils auraient été damnés à
cause de lui. C'est pourquoi, en le leur enlevant,
j'ai cru bien faire, parce qu'il reviendront à Dieu
et pourront encore se sauver.
Le vieillard hocha la tête et ne dit rien ; le
jteun6 nioine, au contraire, continua de maugréer,
€t de ne pas vouloir marcher à côté de cet aven-
turier, de ce criminel. Vers le soir, ils rencon-
trèrent un autre château. Ils étaient fatigués. Ils
y entrèrent et demandèrent l'hospitalité. Ils furent
bien reçus, selon l'habitude, et mangèrent à la
tbbkf du seigneur. Après le souper, le vieux moine»
qui était très-fatigué, dit :
296 L|CEND£$ C HJléXI E^ N 6^
T-. Allons nous coucher, ^t^ ôfimsAix motitvii
nous faudra nous , remettre en route de l}oaQe
heure. ■ r . . -. .
. -^ Non, nous n'irons,pas nous couche?; encore»
dit Innocent; mais, si vous m'en croyez, nou^ .
veillerons to^s, ^ Ton fera venir des^ archers dans
la ipaison,
— Pourquoi donc ? demanda le seigneur* ^
— Vous le verrez, bientôt, ■:
Le vieux moine dit qu'il était .prudent /de sitivre .,
le conseil de son jeune cpn\pagnpn, et Voa. et;-
venir des archers. ; ' . ^
Peu de temps après, il arriva un inconnu qui
demanda à loger, lui et ses chevaux. Il ayait plu*-
sieurs chevaux chargés de mannequins, et parais^
sait être un riche marchand étranger,
-^ Ce n'est pas une hôtellerie ici, lui dit-on ► •
— Je le vois bien; mais, comme je me suis
égaré et que mes chevaux sont richement chargés,
je crains les voleurs ; soyez assez bon pour me ^
permettre de passer la nuit dans votre châteaux
vous me tirerez d'un grand embarras , et me,
rendrez un signalé service.
On l'accueillit; on mit ses chevaux à l'écurie^
et l'on transporta dans une salle du château ses
mannequins, qui étaient forts, lourds. On lui
servit â souper. Le seigneur et les deux moines .
l'interrogèrent sur son commerce et ses voyages. ,
EFE LA BASSE-BRETAGKE 297
• -^'Achetons quelque chose au marchand, avant
d^Hèr nous coucher, dit Innocent.
— Attendez à demain, dit le marchand ; vous
pourrez mieux apprécier les objets à la lumière
du jour.
-— Non, non, ce soir même, reprit Innocent,
car demain matin nous devons nous mettre en
route de très-bonne heure.
Les archers étaient arrivés et attendaient dans
uflé salle à côté. Le marchand, qui 'ne s'en dou-
tait gtière; céda aux instances d'Innocent, per-
suadé que ses gens n'auraient pas de peine à venir
à bout des deux moines, de leur jeune compa-
gnon et des gens du château. Dès qu'on découvrit
les mannequins, il en sortit une douzaine de
brigands, qui allaient faire beau jeu dans le châ-
teau, quand les archers se jetèrent sur eux et les
désarmèrent. On les enferma dans une basse-
fosse, et le lendemain ils furent pendus aux
créneaux du château.
Nos trois compagnons se remirent en route,
après avoir assisté à l'exécution, et le vieux moine
était émerveillé de la sagesse et de l'esprit de
divination de son jeune ami. Le jeune moine
boudait toujours. A force de marcher, ils arri-
vèrent dans une ville nommée Sicile (?). Ils ne
trouvèrent aucun château où loger, aux environs
de la ville, et comme il leur était défendu de
2f)S lÉGBNDES CHRÉTIENNES
descendre dans les hôtelleries, ils étaient for^
embarrassés. • ■ i
— Je crains bien qu'il ne nous faille coucher à
la belle étoile cette nuit, dit le vieux moine.
. — Non, non, mon père, n'ayez pas d'inquié-
tude, dit Innocent.
> lis passaient en ce moment devant la boutique
d*un orfèvre. Innocent ramassa une pierre sur la
rue, la laoça dans l'étalage et fit un beau dég^t.
On se précipita de tous côtés sur les trois étrati'
gers, et on les mit en prison.
— Ne vous avds-je pas dit, mon père, dit
Innocent, que nous trouverions où loger? '
Mais cela ne rassurait guère ses deux compa-
gnons, surtout le jeune moine, qui tempêtait et
ii^uriait Innocent.
— Bah i rassurez-vous , répendait cdui-ci ;
avant qu'il soit jour, tK)US ferons rendus à la
liberté.
En efTet, vers minuit, ils entendirent un grand
vacarme dans la ville. Tout le monde était sur
pied; on courait confusément de tous les côtés;
le canon tonnait; le feu était aux quatre coins
de la ville i Un prince ennemi était sous les
murailles avec une grande armée, et menaçait de '
tout mettre i feu et à sang. Dans cette extréimté,
on rendit la liberté à tous les prisonniers. Aussitôt
qu'il fut libre, Innocent se rendit tûUt droit
DE LA BASSE-BRETAGNE 3^
auprès du. général en dief de Tannée assiégeante,
et lui parla de la sorte :
— Que prét-aidez-vous faire ?
— Détruire la ville de fond en comble»
— Nop, non, voug ne fero? pas cela; bieù plus,
vous ne tirerez plus un seul coup de canon, et ce
que vous avez de .mieux, à &ire, c'est de vchis
retirer chez vous au plus vite.
— Tirez, canonniersl cria Je général^poùr toute
réponse.
Les canonniers firent leur devoir; mais aucune
pièce ne partait plus, oe qui étonna fort tout le
monde. — ^Cest ua sorcier I se disait •on, en par*
lant d'Innocent. "
On fit. payer au général ennemi tout le dom-
mage causé par ses soldats, puis il dut s'estimer
heureuK de pouvoir se retirer sans aucun mal,
mais pas fier du tout, je vous asssure.
— Quel homme que notre jeune compagnon î
disait le vieux moine.
— C'est un sorcier ! répliquîdt le jeune, et nous
aiu'OQSi de la chance s'il ne nous fait pas pendre
ou brûler, avant d'arriver à Rome.
Et ils se remirent en -route, tous les trois. Ils
approchaient de Rome. Ils vinrent à passer sur la
chaussée d'un grand étang, où il y avait un nombre
infini de grenouilles ; et elles chantaient si harmo-
nieufiiement, qu'ils s'arrêtèrent pour les écouter.
300 LÉGENDES CHRÉTIENNE^
~ ' ' — * 9^
-^ Savez-vous ce que disent ces grenoiiîlfôs;
mon père ? demanda Innocent au vieux mlômêl
— Non, mon fils, je ne le sais pas; mais je
voudrais bien le savoir.
— Eh bien î non loin dé cet étang, demeuré
tme allé de mauvaise vie, qui s'est présentée à là
table sainte en état de péché mortel. Elle a tiâs
la sainte hostie en son mouchoir et Ta emportée
chez elle. Puis, ce matin, n*y songeant pFus, elle
est venue laver son linge à Tétang : la sainte
hostie est tombée de son mouchoir dans Teau,
et aussitôt une grenouille Ta avalée^ £t mainte^
nant, toutes les autres grenouilles de Tétang sont
autour de celle-là, chantant à qui mieux mieux les
louanges de leur créateur et le nôtre. Écoutez,
comme leurs chants sont harmonieux !
— Grand Dieu ! s'écria le vieux moine; mais
que faut-il faire ?
— Allez au bourg le plus voisin ; dites au
recteur d'assembler une procession, de venir avec
elle à l'étang, croix et bannières en tête, et
d'apporter le saint ciboire, pour recevoir la sainte
hostie. Puis, si l'on peut faire communier la mal-
heureuse fille, — qui est à présent aveugle, sourde
et muette, — elle rentrera en grâce auprès de
Dieu et sera guérie aussitôt.
Le vieux moine s'empressa de se rendre au
bourg le plus voisin et de prévenir le recteur.
DE. LA. BASSE-BRETAGNE ^01
Cdui-ci fit soaner les cloches; tout le moode de
U cpxnmune accourut , et Ton se rendit procès-
jionnellement à l'étang, croix et batinières en
tète, et le recteur sous le dais, portant le saint
ciboire. Mais les pràtres avaient beau chanter sur
la chaussée de Tétang, le chant des grenouilles
couvrait les leurs.
— Ce n'est pas tout de chanter, dit alors Inno-
cent au recteur.
— Qpe faut-il donc faire ? demanda celui-ci.
— Il faut conjurer la grenouille qui porle la
sainte hostie.
Et le recteur se mit à réciter des oraisons en
latin et à faire des signes suivant le rituel, mais
«n vain. .
— Laissez-moi faire, dit alors Innocent.
Il fit le signe de la croix sur l'étang, puis ré-
cita une oraison. Et aussitôt on vit une grenouille
nager à la surface de l'eau et, suivie de toutes
les autres grenouilles de l'étang, venir déposer la
sainte hostie dans le ciboire, qui avait été placé
au bord de l'eau. Alors les chants cessèrent, et
toutes les grenouilles rentrèrent au fond de
Tétang.
— Allons à présent chez la malheureuse fille,
dit alors Innocent.
Et on se rendit à sa maison. On parvint, non
sans peine, à la confesser, à la faire communier.
302 LÉGt'NDES CHRÉTIENNES
et aussitôt elle se trouva guérie de toutes ses
iiifirtnités.
Nos trois compagnons continuèrent ensuite leur
foute. Un peu avant d'arriver à Rome, comme
ils gravissaient une colline, ils furent ravis par
les chants d'une troupe d'oiseaux, dans une haie,
au bord du chemin, et ils s'arrêtèrent pour les
écouter.
— Savez-vbus, mon père, ce que disent ces
oiseaux ? demanda Innocent au vieillard:
— Non, mon fils; et vous, le savez-vous?
— Oui, ces oiseaux disent, dans leur latigage,
qu'un de nous trois sera pape à Rome. Que
fcrez-vous de moi, si c'est vous qui devez l'être,
comme c'est probable ?
— Je te ferai mon premier cardinal.
— Et vous, mon père? dit-il en s'adressant au
jeune moine.
— Moi, je te ferai chien de Dieu (i) dans ma
cathédrale.
— Ah !,.. c'est toujours quelque chose.
Puis il aUa à la haie où chantaient les oiseaux.
(i) Les paysans bretons appellent chiins âc Dieu les suisses de
leurs églises, parce que leur principale fonction consiste & faire
la police de l'église, et surtout à chasser les chiens qui s'y
introduisent.
DE LA BASSE-BRETAGNE 1<X^
«t y coupa, avec son couteau, une baguette, de;
saule, qu'il se mit à écorcher, tout en marchante
Enfin, ils arrivèrent aussi à Rome. Quand ii&
entrèrent dans la ville sainte, on faisait une pno-
cession^ C'était la première, car on devait en faire^
trois. — Il y avait là une foule immense de car-
dinaux, d'archevêques^ d'évêques, de moines et
de simples prêtres, venus de tous les pays de la
terre. Ils avaient des costumes variés à l'infini^
et tous ils tenaient à la main un cierge non
allumé. De ces cierges» les uns étaient fort gros.
et longs, et les autres.étaient tout modestes^ sans
doute suivant le rang et les moyens de chacun.
Il devait y avoir trois processions, une par jour»
pendant trois jours consécutifs, et le pèleria
dont le cierge s'allumerait de lui-même serait
désigné par Dieu pour être pape à Rome. Nos
deux moines prirent place dans les rangs de la
procession, portant chacun son cierge à la. main.
Innocent, qui n'avait pas d'argent pour en avoir
un, se glissa à côté d'eux, tenant à la main, en
guise de cierge, la baguette blanche qu'il avait
coupée dans la haie où chantaient les oiseaux,
au bord du chemin. On le regardait, et l'on
disait de lui, eu haussant les épaules : Voyez donc
ce pauvre innocent !
La procession se déroulait lentement à travers
la ville, et chacun avait les yeux fixés sur son
304 LÉGENDES CHRÉTIENNES
cierge, dans le secret espoir de le voir s'aHumer
miraculeusement. Mais ni les cierges des cardia
naux, ni ceux des archevêques et des évêques, et
autres grands dignitaires de TÉglise, ne s'allu-
maient; et pas davantage ceux des abbés, des
moines et des simples prêtres. Mais voilà que
tout à coup le feu prit à la baguette blanche d'In-
nocent 1
— Voyez donc qui ! se disait-on ; il y a cer-
tainement tricherie 1 Un pauvre innocent ! Nous
aurons donc un pape innocent !
Le second jour, la baguette d'Innocent s'alluma
encore, et aussi le troisième jour! Il n'y avait
pas à dire, c'était bien lui que Dieu désignait
visiblement pour être pape à Rome.
Le premier cardinal s'avança alors vers lui, et
s'agenouilla en sa présence, en disant :
— Donnez-moi votre bénédiction, Saint-Père,
car c'est vous qui êtes à présent le pape à Rome.
— Un pauvre innocent comme moi !
— Dieu vous donnera les lumières nécessaires ;
sa volonté s'est manifestée visiblement, par trois
fois.
Voilà donc Innocent pape à Rome, par la
volonté de Dieu I
Il n'oublia pas ses deux compagnons de voyage,
et, dès le lendemain, il les fit appeler auprès de lui.
— Vous, mon père, dit-il en s'adressant au
DE LA BASSE-BRETAGNP. 305
Ménx moîne, cjui avez toujours été bon et bien-
allant pour moi, et qui vouliez me nommer
^Votre premier cardinal, si Dieu vous avait désigné,
'^us serez vous-nlême mon premier cardinal. Et
vous, dit-il en se tournant veris iè jeune moine,
acceptez les fonctions que vous-même vous voit-
Hez me donner, celles de chien de Dieu (smsse)
de ma cathédrale I
"Le bruit se répandit vite, dans lé monde entier,
qu'il y avait un pape Innocent à Rome.
Cependant le roi et la reine de' France étaient
bien malheureux i Ils étaient convaincus que le
vieux charbonnier avait exécuté ponctuellement
l'ordre de la reine et que leur fils n'existait plus.
Le remords les tourmentait, et ils ne trouvaient
nulle part un prêtre qui consentît à les absoudre
d'un tel crime. Ils s'étaient adressés partout, et
toujours en vain. Quand ils apprirent qu'il y
avait un nouvean pape à Rome, un pape Inno-
cent, ils se dirent :
' — Il faut que nous allions jusqu'à Rome ; peut-
être ce nouveau pape aura-t-il pitié de nous et
nous absoudra.
Ils se rendirent donc à Rome, et, en y arrivant,
ils allèrent tout droit au palais du' pape.
— Le pape est-il à la maison? demandèrent-ils
en entrant.
20
306 LÉGENDES CHRÉTIENNlés
— Oui, mais il est à table, leur fut-îl répondu.
— Nous attendrons; mais dites-lui, nous vous
en prions, qu'il y a ici un père et une mère
malheureux, venus de bien loin, et qui désirent
lui parler.
On rapporta ces paroles au pape.
— Oui, répondit-il, je les connais. Recevez
bien ces gens-là; faites-les manger dans une salle
à part, et servez-les comme moi-même.
On se conforma à ces ordres, et nos deux
voyageurs étaient confus de la réception et du bon.
accueil qu'on leur faisait.
Quand le pape se leva de table, il vint à la
salle où ils étaient. En le voyant entrer, ils se
jetèrent à ses pieds.
— Relevez-vous, leur dit-il ; ce n'est que devant
Dieu que l'on, doit se prosterner ainsi.
Et il les releva, en leur tendant la main.
Quand le pape sortait de table, un valet lui
versait toujours de l'eau sur les mains, puis
un autre valet lui présentait une serviette pour
les essuyer. Dans son empressement à se rendre
auprès des deux voyageurs, il avait négligé, ce
jour-là, cette ablution accoutumée. Mais, dans la
salle où se trouvaient le roi et la reine de France,
on avait aussi mis, pour eux, une aiguière pleine
d'eau et des serviettes. Le Saint-Père dit alors,,
en s'ad ressaut au roi :
DE LA BASSE-BRETAGNE 307
— Auriez-vous, seigneur, la bonté de me
verser un peu d*eau sur les mains ?
Et le roi s'empressa de verser Teau.
Puis s'adressant à la reine :
— Et vous, madame, auriez-vous la complai-
sance de me donner cette serviette ?
Et la reine lui présenta la serviette avec em-
pressement.
— Allons I mon père et ma mère, dit alors le
pape, la prédiaion est accomplie ! Vous rappelez-
vous que je vous dis qu'un jour viendrait où
vous seriez bien heureux, vous, mon père, de me
verser de l'eau pour me laver les mains, et vous,
ma mère, de me présenter une serviette pour les
essuyer? — Je suis votre fils, et je vous pardonne
du fond de mon cœur I
Et ils se reconnurent alors et se jetèrent dans les
bras Tun de l'autre, en versant des larmes de joie
et de bonheur. Et ils vécurent ensemble, le reste
de leurs jours, et moururent comme des saints.
Puissions-nous faire comme eux, et aller un
jour les rejoindre, là où ils sont I — Amen (dit
r auditoire).
(Coniipar Guillaume Garandel^ tailleur, au Vieux-Marché^
octobre 1869.)
Dans VHistoire des Sept Sages de Rome, un jeune homme, nommé
Alexandre, entendant le chant d'un rossignol, dit & son père que
308 LÉGENDES CHRÉTIENNE$
l'oiseau lui annonce par son chant qu'il deviendra lel maistre et
si grand seigneur ^ que son père lui présentera humblement Teau
pour laver les mains, et que sa mère en révérence lui tiendra la
serviette pour les essuyer. Le père furieux mène son fils à la
mer et l'y jette ; mais l'enfant se sauve à la nage. Il rencontre
un vaisseau dans lequel on le reçoit, et il se rend en Egypte.
Là, ayant donné au roi l'interprétation du cri de deux cor-
beaux, il obtient en récompense la main de' la princesse fille du
roi, et monte sur le trône d'Egypte, après la mort de son beau-
père. Il mande alors à la cour son père et sa mère, et sa pré-
diction s'accomplit.
Dans le roman français en prose des Sept Sages de Ranu^ publié
par Le Roux de Lincy, le fils dit : « 11 (les deux corneilles)
dient que je monterai encore si hautement, et serai encore si
hauz homs, que vous serez forment liez si je daignoie tant
souffrir que vous me tenissiez mes manches, quand je devroie
laver mes mains, et ma mère seroit moult liée, si elle osoit tenir
U toaille où je essuieroie. »
Dans un conte basque de Webster, Basque Legends (p. 136), le
fils entend chanter des oiseaux. Ils disent que pour l'heure il
obéit àson père, mais qu'un temps viendrait où son père lui
obéirait. Le père, qui est capitaine de vaisseau, enferme son fils
dnns un tonneau et le jette à la mer. Le tonneau est poussé à
terre, ^t le jeune homme est recueilli par un roi dont il épouse
la fille. Le capitaine de vaisseau devient plus tard domestique
auprès de son fils, qu'il ne reconnaît pas.
Dans un second conte basque de Webster (p. 137), un jeune
homme entend une voix, et il dit à sa mère qu'elle lui prédit
qu'un père et une mère seraient les serviteurs de leur fils. Mais
la voix avait parlé de lui et de ses propres patents. Sa mère en
est persuadée. Elle ordonne à deux serviteurs de tuer en secret
son fils et de lui rapporter son cœur. Les serviteurs lui laissent
^a vie sauve et rapportent à la mère le cœur d'un chien. Le fils
se décide & aller à Rome et rencontre deux hommes avec les-
quels il fait route. Un soir, ils sont descendus dans une auberge
DE LA BASSE-BRETAGNE 309
de brigands. Le fils est averti par la voix, et il s'échappe avec ses
deux compagnons.
Le lendemain, ils sont reçus dans une maison seigneuriale où
le jeune homme guérit une jeune fille malade depuis sept ans.
Qjaand il arrive à Rome, les cloches sonnent d'elles-mêmes, et il
est élu pape. Sur ces entrefaites, sa mère est tourmentée de
remords. Elle raconte son forfait k son mari et fait avec lui le
pèlerinage de Rome, pour se confesser au pape. La confession
amène la scène de reconnaissance. La prédiction cependant ne
s'est pas accomplie en entier. Les parents ne deviennent pas les
serviteurs du fils. La tradition est évidemment altérée dans
ce conte.
Comme on le voit, cette version basque ressemble beaucoup
k notre version bretonne.
M. Kœhler, dans ses commentaires de Mèlusine (col. 384-386),
cite encore un conte masure, dans M. Toeppen ; un conte
mordvine, dans A. Ahlquist, et un conte téléoute, dans
Radloff, dont la fable principale ressemble à celle de notre
légende.
Pour l'épisode où le pape Innocent tue le fils du gentilhomme,
pendant le voyage de Rome, parce que celui-ci et sa femme,
depuis qu'ils ont cet enfant, ne pensent plus & Dieu, voir la
légende de VErmite et l'Ange voyageant ensembley dans notre
second volume, p. 4.
L'épisode des voleurs cachés dans des mannequins se retrouve
dans l'histoire d'Ali-Baba et des Quarante Voleurs, des Miile
et une Nuits.
QUATRIÈME PARTIE
LA MORT EN VOYAGE.
I
SANS-SOUCI
OU LE MARÉCHAL-FERRANT ET LA MORT
|L y avait une fois un soldat breton nommé
Sans-Souci, à cause de son humeur
joyeuse et de son heureux caractère, qui
revenait de Tarmée et s'en retournait dans son
pays, à Louargat, au pied de la montagne de Bré.
Les uns disent qu'il avait son congé en règle ;
d'autres prétendent qu'il avait déserté ; mais peu
nous importe.
Après une longue journée de marche, il se
312 LÉGENDES CHRÉTIENNES
trouva, vers le coucher du soleil, sous les murs
d'un vieux château fort. Il était fatigué ; il avait
faim, et il n'avait pas d'argent, si bien qu'il résolut
de demander à loger dans ce château.
Il frappa à la porte. Le guichet s'ouvrit, et le
portier lui demanda :
— Que voulez-vous ?
— Je voudrais être logé, pour cette nuit seule-
ment, car j'ai marché toute la journée, et je suis
bien fatigué.
— Attendez là un peu, et je vais demander à
mon maître s'il veut vous loger.
Et le portier se rendit auprès du châtelain, et
lui dit qu'un soldat harassé de fatigue était à la
porte et demandait à loger.
— Dites-lui de venir me trouver, répondit le
seigneur.
Le portier fit entrer Sans-Souci et le conduisit
devant le seigneur, qui se chauffait devant un bon
feu, dans la grande salle du château.
— Bonsoir, monseigneur, dit Sans-Souci en
entrant.
— Bonsoir, mon garçon, répondit le châtelain.
Que demandes-tu ? '
— Je voudrais être logé, car je suis rendu de
fatigue, et de plus, j'ai faim et pas d'argent.
— Je te logerai volontiers, et je te régalerai
même bien, si tu n'es pas peureux et si tu veux
DE LA BASSE-BRETAGNE 3IJ
passer la nuit dans une salle du château, qui est
hantée par des revenants, des diables, ou je ne
sais quoi. Toujours est-il qu'il y a là-dedans un
tel vacarme et un tel sabbat, toutes les nuits, que
personne n*y peut tenir, et qu'il a fallu aban-
donner cette salle. Si tu parviens à chasser les
revenants ou les diables, et à rendre la salle habi-
table, tu n'auras pas perdu ta peine, car je te
récompenserai bien.
Sans-Souci répondit :
— Je veux tenter l'aventure, arrive que pourra.
Je n'ai jamais été poltron, et je ne serais même
pas fâché de voir un peu de près le diable, dont
j'entends parler si souvent et que je ne connais
pas encore. Peut-être n'est-il pas aussi méchant
qu'on le dit, après tout.
— A la bonne heure ! reprit le seigneur, tu me
parais un garçon résolu, toi. Je vais te conduire
à la salle. Tu y trouveras du bois, pour faire du
feu, et je te ferai donner du pain, de la viande et
du vin autant que tu en voudras. Tu feras alors
ta cuisine toi-même, à ta guise.
Sans-Souci s'installa dans la salle hantée, et des
valets lui apportèrent un quartier de mouton cru,
une miche de pain blanc et six bouteilles de vin
vieux. Puis ils s'en allèrent, et il resta seul. Il
commença par faire un bon feu et mettre son
quartier de mouton à la broche. Puis il s'assit
314 ' LÉGENDES CHRÉTIENNES
dans un grand fauteuil, près du feu, alluma sa
pipe, déboucha uue bouteille de vin et en but
un plein verre. Il se remit ensuite à fumer tran.-
quillement, en regardant cuire son quartier de
mouton, et en se disant :
— Ce que c'est que la peuri On s'imag^e
qu'il y a ici des revenants, ou des diables, que
sais-je, moi?... Et voyez comme tout est silen-
cieux et comme on est tranquille I Je m'accommo-
derais bien, quant à moi, de ce logis, surtout si
l'on me traitait toujours comme cela...
Et il se versa un second verre de vin et se dis-
posait à le boire, quand il entendit un grand bruit
dans la cheminée, et bientôt tomba dans le feu,
sans en paraître le moins du monde incommodé,
un être étrange, un diable sans doute, qui le
saisit, le lança au bas de la salle, aussi facilement
que si c'eût été une bûche ordinaire, et s'assit à
sa place, dans le fauteuil.
— Ah 1 se dit Sans-Souci, il paraît que le sabbat
va commencer! mais, n'importe, nous verrons
bien comment cela finira.
Et il se releva, et vint s'asseoir hardiment en
face du nouveau venu, dans un autre fauteuil, au
côté opposé du foyer. Mais à peine s'y fut-il ins-
tallé, qu'il entendit de nouveau le même bruit
dans la cheminée, et un second personnage, en
tout semblable au premier, tomba encore dans le
DE LA BASSE-BRETAGNE 31$
feu, puis se releva lestement, le lança encore au
bas de la salle et s'assit ensuite dans le second
fauteuil, en face de l'autre.
— Voici de singuliers compagnons ! se dit
Sans-Souci, en se relevant ; mais mon rôti doit
être cuit, et je vais le retirer du feu, de peur qu'ils
s'avisent de vouloir le manger.
Il revint au foyer et se disposait à enlever son
rôti, quand un troisième personnage, semblable aus
deux premiers, dévala de la cheminée et le lança
encore au bas de la salle, lui, sa broche et son rôti.
— Ahl le jeu commence à m'ennuyer, dit-il
en se relevant et en se grattant le derrière. Mais
je vais les laisser se chauffer, à leur aise, car ils
paraissent aimer le feu, et entrer dans ce lit
clos que je vois là. J'emporterai mon gigot, avec
une bouteille de vin, et peut-être me laisseront-
ils souper à mon aise.
Il se mit donc dans un lit qui était au bas de
la salle. Mais, à peine y était-il entré, que les
trois diables (car c'étaient de vrais diables) vinrent
à lui et lui parlèrent de la sorte :
— Ah I Sans-Souci, l'homme sans peur, tu crois
donc que nous allons te laisser tranquillement
manger, boire et dormir, chez nous, tout comme
situ étais chez toi? Tu te trompes, mon ami,
et nous allons en finir avec toi.
— J'espère du moins, messeigneurs, répondit
3l6 LÉGENDES CHRÉTIENNES
Sans-Souci, que vous ne me tuerez pas au lit,
comme trois lâches, et que vous me laisserez me
lever, afin que je puisse me défendre? Vous êtes
trois contre un.
— Oui, lève-toi, répondirent-ils.
Sans-Souci sauta hors du lit. La nuit précé-
dente, ne trouvant pas où loger, il avait passé la
nuit dans une église, et le matin, en partant, il
avait rempli d'eau bénite une bouteille vide qu'il
avait sur lui et qu'il avait achetée pleine de cidre.
Dès qu'il fut sur ses pieds, il déboucha sa bou>-
teille et se mit à asperger les diables d'eau bénite.
Ceux-ci sautaient jusqu'au plafond, cherchaient à
fuir et poussaient des cris affreux.
— Assez ! assez I criaient-ils ; laisse-nous par-
tir à présent, Sang-Souci 1 Pitié! assez! assez!
— Oui, si vous me promettez de ne plus reve-
nir dans ce château.
— Oui, nous te le promettons; nous n'y
reviendrons plus jamais I
— Signez alors de votre sang.
— Oui, nous signerons de notre sang.
£t ils signèrent tous les trois de leur sang, sur
un morceau de parchemin que l'on trouva par là,
et alors Sans-Souci les laissa partir par où ils
étaient venus, c'est-à-dire par la cheminée. Après
cela, il put souper tranquillement, puis il se remit
au lit et dormit très-bien.
DE LA BASSE-BRETAGNE ^ÏJ
Le lendemain matin, le maître du château vint
le voir, et il fut bien étonné de le retrouver en vie.
— Comment, tu vis donc encore? lui dit-il.
— Mais oui, monseigneur, je vis encore,
comme vous le voyez, et je n'ai même pas eu de
mal.
— Et tu as passé toute la nuit ici?
— J'ai passé toute la nuit ici.
— Et tu n*as rien vu d'extraordinaire?
— Ah ! pour cela, si... J'ai eu affaire à de sin-
guliers personnages; mais rassurez-vous, car je
vous en ai débarrassé pour toujours.
— Je ne puis te croire ; où est la preuve de ce
que tu dis là?
— Prenez ce parchemin, et voyez ce qui est
marqué dessus.
Et il lui présenta le parchemin que les trois
diables avaient signé de leur sang.
Le seigneur l'examina et s'écria avec une grande
joie:
— Ah! quel service tu m'as rendu I De-^
mande-moi tout ce que tu voudras, pour ta
récompense, et je te l'accorderai. Veux-tu la
main de ma fille ?
— Monseigneur, je n'ai pas mérité tant d'hon-
neur, et je n'aspire pas si haut. Je suis maréchal-
ferrant de mon état, comme l'était mon père, et
si vous voulez me rendre heureux, faites-moi
3l8 LÉGENDES CHRÉTIENNES
bâtir une forge au bord de la grande route^ et
approvisionnez-la de fer et de charbon, car je n'ai
pas le sou. Je ferrerai vos chevaux et ceux de vos
fermiers, ainsi que ceux des voyageurs qui passe-
ront, et je vivrai ainsi de mou travail, comme
doit le faire tout honnête homme.
Le seigneur fit construire la petite forge au
bord de la grande route» Sans-Souci s*y installa
aussitôt, et, toute la journée, et souvent la nuit,
on entendait son marteau qui retentissait sur
l'enclume, car il aimait le travail. Les pratiques
ne manquaient pas, et il était content et heu-
reux.
Un jour qu'il était à son travail, comme à l'or-
dinaire, en bras de chemise, les manches
retroussées et la figure toute noire de charbon et
de fumée, deux passants, deux étrangers, dont un
vieux et un jeune, s'arrêtèrent pour le regarder.
— Tu travailles de bon cœur, Sans-Souci 1 lui
dit le plus jeune.
— Il faut travailler, messeigneurs, pour gagner
sa vie, répondit-il.
Et il mettait le fer au feu, puis l'en retirait et
le battait sur l'enclume, et la sueur lui tombait
du front goutte à goutte. Les deux passants
étaient en admiration devant lui.
— J'aime les travailleurs comme toi, Sans-
DE LA BASSE-BRETAGNE 519
Souci, reprit l'inconnu, et, pour te le prouver,
fais-moi trois demandes, à ton choix, et je te les
accorderai.
Sans-Souci sourit et le regarda du coin de l'oeil,
comme un homme qui n'a pas grande confiance.
— Demande premièrement le paradis, lui dit le
plus âgé des deux voyageurs.
— Le paradis, mon bi:ave homme, répondit-il,
est à qui le gagne, et ne se donne pas si facile-
ment, je pense.
— Tu as raison, Sans-Souci, reprit l'autre ;
mais fais-moi tes trois demandes, et je te promets
de te les accorder, quelles qu'elles puissent être.
— Eh bien ! j'ai souvent soif, à battre le fer sur
mon enclume, et la fontaine est assez loin; je
voudrais bien qu'un vieux poirier que j'ai là, dans
mon courtil, derrière la forge, portât des fruits en
toute saison, même en hiver.
— Accordé, dit le jeune voyageur.
Et aussitôt le vieux poirier de Sans-Souci se
couvrit de belles fleurs blanches, et, un moment
après, il succombait sous le poids de belles poires
toutes dorées, quoiqu'on fût en plein mois de
janvier !
— Fais ta seconde demande, Sans-Souci, dit
l'inconnu.
— Demande le paradis, à présent au moins,
lui dit encore le vieillard.
320 LÉGENPB& CHRÉTIENNES
^-r Laissez-moi donc tranquille avec voti^
paradis, grand-père, lui répondit Sans-Souci y le
paradis est à qui sait le gagner, vous le savez bien»
et j*espère qu'on ne me le refusera pas, après ma
mort, si je Tai gagné.
— Certainement, répondit le jeune étranger;
fais ta seconde demande, Sans-Souci.
— Ëh bien ! je voudrais avoir là, au coin de
ma forge, un bon fauteuil; et toutes les fois qu^
que quelqu'un s'assoirait dans ce fauteuil, je vou-
drais qu'il ne pût s'en relever que lorsque je le lui
permettrais.
— Accordé.
Et le fauteuil se trouva aussitôt au coin de la
forge.
— Fais, à présent, ta troisième demande.
— Ne manque pas de demander le paradis,
cette fois au moins! dit encore le vieillard.
— Je vous le répète, laissez-moi tranquille avec
votre paradis, vieux radoteur! Je demande, à pré-
sent, un jeu de cartes avec lequel je gagnerai tou-
jours, quelle que soit la personne avec qui je
jouerai.
— Accordé encore ! Tiens, voilà les cartes.
Et un jeu de cartes tout neuf se trouva aussi-
tôt sur l'enclume.
Les deux voyageurs firent alors leurs adieux au
maréchal-fer rant, et poursuivirent leur route. Je
DE LA BASSB-BRETAGHE ^ll
ti*ai sans doute pas besoin de vous dire que le
plus jeune était Notre-Seigneur Jésus-Christ loi*'
même, qui voyageait alors en Basse-Bretagne, et
l'autre saint Pierre, qui raccompagnait partait
dans ses voyages.
Il y avait plusieurs années que Sans-Souci avait
reçu la visite de notre Sauveur et de saint Pierre»
«t il vivait heureux et content, travaillant tou-
jours, quoique déjà vieux, lorsqu'un jour il reçut
une autre visite moins agréable. C'était celle de
VAnkou (la Mort) lui-même. Il n'eut pas de peine
à le reconnaître à sa faux et à ses os décharnés
et blanchis. Cependant, il ne se troubla pas, et
continua de travailler et de battre le fer sur son
enclume, comme si c'eût été un client ordi-
naire. Mais l'importun visiteur, brandissant sa
grande faux, lui dit :
— Allons I Sans-Soud, prépare-toi à me suivre,
car ton tour est venu.
— Mon tour de quoi donc? répondit Sans-Soud,
feignant de ne pas comprendre.
— Tu ne me connais donc pas? Je suis VAnkou^
mon ami !
— Ah ! c'est vous qui êtes le grand Faucheur?
Bien I bien I J'ai souvent entendu parler de vous ;
mais, excusez-moi, je ne vous connaiss<iis pas,
ma foi !
21
322 LÉGENDES CHRÉTIENNES
— Il n'y a pas de mal à cela; mats allons 1
viens vite, je n'ai pas de temps à perdre.
— Oui, oui, certainement, ]»iisque moi> tour
est venu, dites^vous. Cependant, je ne voudrais
pas partir comme cela, avant d'avoir ferré les che^
vaux que vous voyez là, à ma porte. Asseyez-vous
là un peu, sur ce fauteuil ; ce sera l'affaire d'un
instant, puis je vous suivrai où vous voudrez.
— Je suis pressée, et je n'ai pas le temps d'at-
tendre; je vais te donner le coup de grâce.
Et elle leva sa faux pour le frapper.
— Mais patientez donc un peu, vous dis- je;
qu'est-ce que cela vous fait? vous saurez bien
rattraper le temps perdu. Laissez-moi du moins
finir de ferrer la haquenée de mon recteur (curé).
Trois fers sont déjà posés ; il n'en manque plus
qu'un, et, pour l'honneur de mon nom, je ne
voudrais, pour rien au monde, laisser dans cet
état le dernier cheval que j'aurai ferré, surtout
celui de mon recteur 1 Que dirait le bienheureux
saint Ëloi, quand je me présenterai devant lui,
là-haut? Asseyez-vous là, dans ce fauteuil, vous
dis-je; ce sera fait en un clin d'oeil!
La Mort s'assit dans Le fauteuil. Sans-Souci fut
alors rassuré, et il se remit au travail, en sifEant
et en chantant. Il mettait le fer au feu, soufBait^
puis le battait sur l'enclume, et ne se pressait
point. Il finit de ferrer le cheval de son recteur»
BE LA BASSE'BRETAGNE 323
puis plusieurs autres après. La Mort, voyant cela,
lui dit encore :
— Allons ! il faut partir, car j'ai beaucoup de
chemin à faire encore aujourd'hui; je ne puis
attendre plus longtemps.
— Vous m'ennuyez à la fin I Donnez-moi la
paix et me laissez faire tranquillement mon
ouvrage! lui répondit Sans-Souci, quand il fut
sûr qu'elle ne pouvait pas quitter son fauteuil.
Et il continua de travailler le reste de la jour-
née, puis le lendemain, puis le surlendemain, puis
pendant des mois et des années, et la Mort restait
toujours clouée sur son fauteuil, et quand elle lui
parlait de partir, il se contentait de siffler et de
lui rire au nez ; et cela dura longtemps ainsi.
Bref, il y avait cent ans que la Mort était pri-
■ sonnière de Sans-Souci, et personne ne l'avait
vue, pendant tout ce temps-là, et l'on s'inquiétait
de ce qu'elle était devenue. Bien plus, on la
regrettait et on l'implorait partout, à présent,
comme on la détestait et la maudissait, aupara-
vant. On ne mourait plus, et l'on en était venu à
regarder la vie comme le plus grand des maux.
Enfin, le bon Dieu eut pitié des pauvres humains
(c'est, sans doute, une expérience qu'il avait voulu
faire), et il envoya l'ange de la Mort vers Sans-
Souci, pour lui dire de rendre la Lberté à la Mort.
Quand l'ange arriva dans la forge, il trouva
}24 LÉGENDES CHRÉTIENNES
Sans-Souci qui ferrait tranquillementdes chevaipL^
sçlon son ordinaire.
— Comment, Sans-Souci, lui dît Tenvoyé dé
Dieu, peux-tu reteair si ion^emps là Mort pri7
sonnière dans ta forge? Voilà cent ans quHl n'eà
mort personne, et partout on se plaint, dans
l*enfer, dans le purgatoire, dans le paradis,^ mais
surtout sur la terre 1 Tout le monde veut nioûrîr,
à présent. On impklore la mort comme fiinique
remède à tous les maux, comme Fange libérateiii^.
Le bon Dieii m*a envoyé vers toi pour te 4ire ^t
la mettre en liberté sur le champ.
— Cesi ma foi vrai, répopdit Sans-Souci ; il y
a longtemps qu*elle est là assise, dans son fauteuil,
et, comme elle dort et ne fait aucun bruit, )e
Tavais tout à fait oubliée. Je vais lui rendre la
liberté et la laisser partir avec vous. Mais je suis
pressé pour le moment. Voyez, que de chevaux
à txia porte ! Le temps seulement de mettre quel-
ques cIqus aux pieds de derrière de ce chçval blanc
que vous voyez, et qui appartient au seigneur du
château voisin, et je suis à vous. Mais asseyez-
vous, en attendant, sur le fauteuil, à côté du
grand Faucheur ; il y a place pour deux.
Et range s^assit aussi dans le fauteuil, à côté de
la Mort. Alors Sans-Souci ferma la porte de la
f^MTge sur la Mort et son ange, mit la clé dans sa
podie et partit avec les cartes que le bon Dieu
DE LA BASSE-BRETAGNE 325
lui avait données, et dont il n*avait encore fait
aucun usage. Il n'alla pas loin sans rencontrer
un seigneur inconnu, d'une mine étrange, et qui,
lui voyant un jeu de cartes entre les mains, l'ac-
costa et lui dit :
— Veux-tu faire une partie avec moi, cama-
rade?
C'était Lucifer lui-même, qui, n'ayant plus
rien à faire, s'ennuyait beaucoup.
-7 Je ne demande pas mieux, répondit Sans-
Souci.
Et ils s'assirent sur une grande pierre, au mi-
lieu d'une grande lande, pour faire leur partie.
On distribua les cartes, et Sans-Souci demanda
alors :
— Quel sera l'enjeu ?
— Eh bien I jouons âme contre âme, la tientie
contre la mienne, répondit le diable.
Sans-Souci, étonné de cette réponse, l'examina
des pieds â la tête, et, ayant remarqué qu'il avait
des pieds fourchus, il reconnut que c'était au
yieux Guillaume (le diable) qu'il avait af&ire.
Mats comme il avait confiance dans ses cartes,
il se dit :
— N'importe ! tu ne sais pas ce qui t'attend,
toi que l'on nomme le malin.
Et ils commencèrent de jouer. Sans-Souci
gagna facilement la première partie.
326 LÉGENDES CHRÉTIEÎÏNES
' — Continuons, dit l'autre : deux autres âmes
contre les deux que tu possèdes à présent, k
tienne et celle que tu as gagnée.
— Ça va 1 répondit Sans-Souci ; distribuez les
cartes.
Les cartes furent distribuées pour la seconde
fois, et Sans-Souci gagna encore.
— Quatre autres âmes contre tes quatre ! dit
l'autre, un peu dépité.
— Allons ! quatre autres âmes contre les quatre
que j'ai déjà gagnées, répondit Sans-Souci.
Et il gagna encore.
Enfin, pour abréger, ils jouèrent ainsi pendant
cent ans, toujours doublant l'enjeu, et Sans-Souci
gagnant toujours. Songez quelle quantité d'âmes
gagnées ! Il en gagna tant 'et tant qu'il finit par
vider l'enfer ! Les âmes, à mesure qu'elles étaient
délivrées, passaient dé l'enfer dans le purgatoire,
et il y en avait tant que, pour leur faire place, il
fallut envoyer au paradis celles qui étaient déjà
dans le purgatoire quand le jeu avait commencé.
Le joueur malheureux poussa alors un cri
épouvantable; il frappa du pied le rocher, et la
trace y est encore visible, puis il disparut dans un
abîme qui s'ouvrit pour le recevoir.
Cependant, la Mort était toujours prisonnière
avec son ange, dans la forge de Sans*Souci, et, .
DR LA BASSE-BRETAGNB 327
comme on ne mourait plus, les hommes étaient
de «plus en plus malheureux. On les voyait par-
tout levant les mains et les yeux vers le ciel, et
criant;
— Mourir! mourir!... O Mort, ayez pitié de
nous!
Sans-Souci, touché d'une si grande désolation,
se dit un jour :
— Ma foi I j*ai assez vécu comme cela I C'est
toujours la même chose, dans ce monde: des
bons et des méchants, des riches et des pauvres,
beaucoup de misère et de mal partout» et nul
n'est content de sa condition. Je veux aller voir,
à présent, ce qu'il y a aussi de l'autre côté. Je
vais délivrer la Mort.
£t il revint à sa forge. La Mort y était tou-
jours sur son fauteuil avec son ange à côté d'elle.
Il les éveilla, car ils dormaient profondément, et
lenr dit :
^-~ Il y a assez longtemps que vous êtes là à
rien faire ; partez, à présent, et besognez bien, car
on se plaint beaucoup de votre paresse, sur la
tenfe et dans le ciel aussi.
Ils se levèrent aussitôt, sans attendre qu'on le
leur dit deux fois, et la Mort, brandissant sa
faux, depuis si longtemps inactive, commença par
frapper Sans-Soud. Puis elle pariit; et se répan-
dit -par tout le monde, besognant rudement, de
|28 LiCSNDES^ C»91ÉTI«NNEÇ
asanière à rattcaper lé tem|^.p«rduw Çlkffluitir
pliait ses coups avec une. .rapfdin^ leffra^^n;^»
œmxùe une eniagée, et ks mortels tomkaieiit ^
s'entassaient les uns sur les autres, comme. Therbe
tt les fleurs des champs tombent, dsues. et
pressées, sous les coups des faucheurs, aux mpts
de juin et de juillet.
Cependant, l'âme de Sans-Souci, était tno&tée
«a ciel^ et elle alla^ tout droit frapper i la. points
du paradis : Toc ! toc I . i
-^ Qui est là? cria saint Pierre» dep^ière Ùl
porte.
— Sans-Souci I Ouvrez-moi, s'il vouSîplaît.
— Sans-Souci?... Passe alors; il} n y a, pas 4e
place pour toi ici. *■■ ,
"- Pourquoi donc, monseigneur saint Pierre?
— Te rappelles-tu le jour où, voyageant en
Basse-Bretagne avec Jésus-Christ, nous tç trou-
vâmes battant coucageusement leier sur Tenclume,
dans ta fai^«, au bord de la route? Le Seigneur
le dit de former trois vœux, de lui faire trois
demandes, et il te les accorderait, quelles quelles
fiissenc.
— Oui, je me le rappeUe très«4jien. ,
-^ Je te conseillai, par trois fois, de demander
le paradis. Mais tu ne m'écoutais pas : tu demaor-
das d'abord qu'un vieux poit^^ que. tu avais fla^
ton codrtîl portât des fruits en toute saison, puis
un fauteuil d^où Ton ne pût se relever, une fuis
assis dedans, qu'avec ta permission, et enfin un
jeu de cartes avec lequel tu gagnerais à tout coup.
Tout cela te ait accordé» Mais tu ne parlas pas
étt paradis, ttiialgré' mes conseils; tu me traitas
même de vieux radoteur. N'dSt^ce pas vrai ?
— Cest bien vrai, monseigneur saint Pierre;
mais oublieir tout cela, je vous prie, et kissez-
moi entrer. Il ne manque pas de ^ce chez voos,
je présume? '
— Non, non, Sans-Souci^ tu n'entreras f»as.
— Et où donc voulez- vous que j'aille?
— ' Où tu voudfas ; cbez le idiable, si tù veux»
— Chez le diable? Je le connais bien, et j'ai
à^ eu affaire i lui. Où demeure-t-il donc?
— A la deuxième f^rte, à gauche.
— C'est bien ; je vais aUer le voir, car je ne le
cnH-ns pas.
Et Sans-SoïKi alla frapper à la porte de l'enier»
qui^it la deuxième, à gauche : Daot dao! daot
— Qui est là? cria une voix de l'intérieur.
— Moi, Sans-Souci, répondit-il.
— Sans-Souci I Ah bien ! n'espère pas entrer
ici, par exemple! Nous n'avobs pas oublié com-
ment tu nous as traités, dans (e vieux château d'où
to nous a chassés. Et puis, tu as vtdé Tenfer et
empêché d^aùtres d'y venir, en retenant la Màrt
330l LÉGENDES CHRÉTIENNE
si longtemps pcisonmëre sur:toa fauteuil. Va-t'en
vite! va-t'en!
Et on lui ferma la porte au nez.
*^ Ah ! void qui est drôle! dit Sans-Souci; on
ne veut de moi ni dans le paradis, ni dans Fenferl
Il faut que je frappe encore à cette autre porte
qui est M, au milieu ;. peut-être me recevrart-o&
là?
Et il alla frapper à cette troisième porte. C'était
celle du purgatoire : Dao ! dao ! dao I
— Qui est là? cria une voix de l'intérieur,
7^ Moi, Sans-Souci.
— Sans-Souci! va-t'en, va-t'en vite, malheu-
reux! Tu nous as envoyé tout l'enfer! Va-t'en
vite! va loin d'ici!
— Décidément, on ne veut de moi nulle parti
se dit Sans-Souci, bien embarrassé de savoir où
aller* Je ne peux pourtant pas rester ici seul,
dehors... Il faut que je trouve un logement quel-
que part, il n'y a pas à dire. Je vais encore
frapper à la porte de saint Pierre; il a, malgré
tout, l'air bonhomme, et je trouverai bien quelque
moyen de me faire ouvrir sa porte.
Et il alla frapper de nouveau à la porte du
parudi s : Dao ! : dao ! .dao I
— Qui est là ? cria saint Pierre.
-^ Mai, < monseignew: saint Pierre, répondit
Sans-Souci.
DE LA BASSB^^BRETAGNE 33 1
Mdî n'est pas un nom; comment t'appelles-
tu?
— Sans-Soud, monseigneur saint Pierre.
«-^ Encore 1... Mais je t*ai déjà dit que je ne
t'ouvrirai pas : adresse-toi ailleurs.
— Mais, monseigneur saint Pierre, on ne veut
m'ouvrir nulle part : laissez-moi entrer chez vous,
je vous prie.
•*-* Non^ non \ tu n'eutreras pias ici ; va-t'en j tu
m'ennuies.
— Je ' vous en sappîie, monseigneur saint
Pierre, entr'ouvrez du moins votre porte un peu,
si peu :que vous voudrez, pour que je puisse jeter
un coup d'oeil par là et avoir une idée de ce que
c'est que le paradis.
Le bon Dieu se trouvait en ce moment dans la
loge du portier du paradis ; il était venu voir son
vieil ami et causer avec lui, comme cela lui arri-
vait souvent. Jl eut pitié du pauvre Sans-Souci,
renvoyé de partout, et il dit à saint Pierre :
^ Entr Couvre un peu ta porte, Pierre, et
laisse-le jpter un coup d'œil dans le paradis.
Et saint Pierre enti^ouvrit un peu la porte.
Aussitôt Sans-Souci jeta son bonnet dans le
paradis, aussi loin qu'il put. Puis il dit à saint
Pierre :
— ^ Laissez-moi entrer, mon bon saint Pierre,
je vous en prie.
3^i LÉGENDES CHRÉTIENNES
-> Tu n'entreras pas, et regarde bien, si tu
veux, pendant que tu y es, car je vais re&rmer
ma porte.
— Êh bien! vous me laisserez du mcnns aller
chercher mon bonnet ? ■ ' ^
— Oui, car il est trop sale pour que je veuille
y toucher; mais dépêche-toi.
Et Sans-Souci entra, sans se le faire dire deux
fois. Et il s'avança bien loin dans le paradis et se
mit à courir.
— Arrêtez-le ! arrêlez-le I criait saint Pierre.
Trois ou quatre anges coururent après lui pour
rmrrêter. Mais Sans-Souci s'assit alors sur son
bonnet et dit aux anges qui voulaient le faire
sortir et à saint Pierre, qui était accouru, armé
d'un bâton :
— Ne me touchez pas î Je suis ici sur mon
bien, et personne n'a le droit de m'en chasser.
Et comme saint Pierre le mena^k de sou bâton :
— Ne me touchez pas, je vous le dis, saint
Pierre.
Et se tournant vers notre Sauveur, qui regar-
dait cette scène en souriant :
— N'est-ce pas, bon Dieu, vous qui êtes juste
et qui connaissez les droits de chacun, n'est-ce
pas que je suis dans mon droit, étant sur mon
bien, et que ni saint Pierre ni personne n'a le
droit de me chasser d'ici?
V
DE LA BA$SK-BRETAGNE 3)|
. : ^t le bon Dieu dit :
' ^T- $ans-Souci a raiçon. Laissez-le donc tran-:
(|uille, puisqu'il ne fait de tort à personne.
— Ah! avez-vous entendu, vous autres? Le
bon Dieu vous dit de me laisser tranquille, puis-
que je suis dans mon droit, et vous devez lui
obéir.
fit voûk comment Sans- Souci entra dans le
paradis, où il est sans doute encore. Puissionsj
nous tous aller un jour nous en assurer par pousr
mêmes 1
— Amen I répondirent les assistants (i ) .
(Conti far Jtatt L* Person, cordonnier ^ «m h^mrf de Pkmmni.}
(i) Dans le conte de Moustache, que Ton trouve dans les Der-
niers Bretons ^ de Emile Souvestre, I'' vol., pa^e 143 de la
première édition, 1836^ le héros rencontre aussi Jésus-Christ,
saint Pierre et saint Paul voyageant en Basse-Bretagne, et d^lsiBs
en mendiants. 11 partage avec eux «on pain et reçoit en r^oar
trois dons que Jésus-Christ lui dit de formuler & son choix. Ces
trois dons consistent en une belle femme, un jeu de cartes qui
gagne toujours et un sac pour y renfermer le diable. Coinme
dans notre conte, il loge dans un manoir hanté, y joue aux canes
avec plusieurs diables, les gagne tous,, les fourrt dans son sac et
fait battre* le sac sur l'enclume par tous les forgerons du pays ;
puis, pour avoir délivré le manoir des diables qui le hantaient, le
seigneur du manoir lui accorde la main de sa fille.
Après sa mort. Moustache se présente aussi k la porte du
paradis, puis de l'enfer, et nulle part on ne veut de lui. Il finjt
pourtant par s'introduire dans le paradis, par le même sti^ttagèn^e
354 LÉ'GBNDSS CHTléXlÊNNIS
que dans notre conte, en y jetant son bonnet, en s'asseyant
dessus et en réclamant le droit de rester sur son bien.
Cette légende se retrouve upk peu partout, avec de nombreuses
variantes : pour la paitie de cartes dont l'enjeu est des âmes
damnées, voir, dans le recueil de Fabliaux ou Contes du XII* et
du XIII* siècle^ de Legrànd d'Aussy : du Jongleur qui alla en
enfer, ali&s : de saint Pierre et du Jongleur^ t. II, p. 36.
Comparez encore, pour la première partie, où il s'agit d'un
château hanté, Sèbillot, Contés populaires de la Haute^Éretagne,
Jmn^ianS'Peur ; DeuMn^ Culotte verte ; Camoy, Bras d'acier^ etc.
Les trois souhaits (poirier chargé de fruits, £}uteuil où l'on est
forcé de rester, jeu qui gagne toujours) ont leurs similaires
dans Deulin, le Grand chaleur (orme sous lequel celui qui s'as-
sied est forcé de rester, tablier de cuir d'où l'on ne peut faire
déguerpir, crosse qui gagne toujours) ; la mort est aussi attrapée,
mais moins complètement que dans le Poirier de Misère, du même
auteur, qui ressemble beaucoup à Ix troisième partie de notre
conte.
L'épisode de la porte du paradis se retrouve dans Bras d'acier,
de H. Camoy, commenté par Kœhler (Zeiischrift fur Homanische
Pbiloloi^ie, t. m, p. 312); le Sac de la Kamee, de Cénac-Mon-
caut; Sèbillot, Le Diable attrapé, n» xl; "Webster, Quatorze;
Jesus-Christ et le vieux soldait. A l'étranger, on la retrouve, outre
les contes cités par M. Kœhler en Iulie, cf. Monnier, p. 31-34;
Prosper Mérimée, Federigo, dans Dernières nouvelles, f. 299, Paris,
Michel Lévy, 1873, etc.
DE LA BASSE-BRETAQNE 355
II
l'homme juste.
L y avait une fois un pauvre homme de
qui la femme venait d'accoucher et de
lui donner un fils.
Il voulait que son enfant eût pour parrain un
homme juste, et il se mit en route pour le
chercher.
Comme il cheminait, son bâton à la main, il
rencontra d'abord un inconnu, qui avait la mine
d'un fort honnête homme, et qui lui demanda :
— Où allez- vous ainsi, mon brave homme ?
— Chercher un parrain à mon fils nouveauHié.
— Eh bien ! voulez- vous de moi ? Je suis à votre
disposition, si cela vous plaît.
— Oui, mais... je veux un homme juste.
— Eh bien ! vous ne pouviez mieux tomber ; je
suis votre homme.
— Qui donc êtes- vous ?
— Je suis le bon Dieu.
— Vous juste. Seigneur Dieu!... Non I noni
Partout, j'entends qu'on se plaint de vous, sur la
terre.
— Pourquoi donc, s'il vous plaît?
||é LâGENDBS CHR^TI£NNB$
— Pourquoi ? Mais pour mille et mille raisons
diverses.... Les uns, parce que vous les avez
envoyés dans ce monde faibles, contrefaits ou
maladifs, tandis que d'autres sont forts et pleins
de santé, qui ne Font pas plus mérité que les
premiers; d*autres, et de fort honnêtes gens,
comme j*en connais plus d'un, parce que, quoique
travaillant continuellement et se donnant un mal
de chien, vous les laissez toujours pauvres et
misérables^ tandis que leurs voisins, des £ûnéants,
des hommes sans cœur, des bons à rien.... Non,
tenez, vous ne serez pas le parrain de mon âls ;
adieu 1...
Et le bonlK>mme poursuivit sa route en grom-
melant.
Un peu plus loin, il rencontra un grand vieil-
lard à longue barbe blanche.
— Où allez-vous ainsi, mon brave homme?
lui demanda le vieillard.
— Chercher un parrain pour mon fils nou-
veau-né.
— Je veux bien lui servir, de parrain, si vous
voulez ; cela vous va-t-il ?
— Oui, mais il faut vous dire avant que je
veux que le parrain de mon fils soit un homme
juste.
— Un homme juste ? Eh bien I je le suis, je
pense.
DE LA BASSE-BRÈTAGNE ^J7
*^ — Qui donc êtes-vous ?
— Saint Pierre.
_- Le portier du paradis, cehii qui tient les
clefs?
— Oui, celui-là même.
— Eh bien! alors... Vous n'êtes pas juste non
plus, vous.
— Je ne suis pas juste, moi ! reprit saint Pierre
avec un peu d'humeur; et pourquoi donc, s'il
vous plaît, bonhomme ?
— Pourquoi? Ah ! je vous le dirai bien : parce
que, pour des peccadilles de rien du tout, pour
dos misères, vous refusez, m'a-t-on dit, votre
porte à de très-honnêtes gens, des hommes de
peine, comme moi. Et pourquoi? Parce que,
après avoir travaillé dur toute la semaine, ils
boivent peut-être une chopine de cidre de trop
le dimanche... et puis, faut-il vous dire encore?
Vous êtes le prince des apôtres, le chef de l'Église,
n'est-ce pas?
Saint Pierre hocha la tête, en signe d'assen-
timent.
— Eh bien 1 dans votre église, c'est comme
partout ailleurs; on n'y a rien que pour de
l'argent, et le riche y passe encore avant le
pauvre... Non, vous ne serez pas aussi, vous, le
parrain de mon fils ; adieu î . . .
Et il poursuivit sa route, toujours grommelant.
22
338 LéGEKDBS CHRÉTIENNES
Il rencontra alors un personnage qui n'avait
guère bonne mine, celui-là, et qui partait une
grande faux sur son épaule, comme un faucheur
qui va à son travail.
— Où allez-vous ainsi, mon brave homme? lui
demanda aussi celui-ci.
— Chercher un parrain â mon fils nouveau-né»
— Voulez-vous de moi pour parrain ?
— Il faut vous dire, avant, que je veux un
homme juste.
— Un homme juste! Vous n'en trouverez
jamais de plus juste que moi.
— Ils me disent tous cela; mais qui donc êtes-
vous?
— Je suis le Trépas (i).
— Ah! oui; alors, vous êtes vraiment juste»
vous ; vous n'avez de préférence pour personne,
et vous faites bravement votre besogne. Riche et
pauvre, noble et vilain, roi et sujet, jeunes et
vieux, faibles et forts.... vous les frappez tous,
quand leur heure est venue, satis vous laisser atten-
drir ni fléchir p^r les larmes, les menaces, les
prières ou l'or. Oui, vous êtes véritablement le
(i) En breton, la mort personnifiée (ann Ankou) est du
masculin, et c'est pour cela que notre homme la prend pour
parrain à son fîls, et non pour marraine; c'est aussi pour la
même raison que j'ai cru devoir traduire par le Trépas, au lieu de
ia Mort.
DE LA BASSE-BRETAGNE 339
juste» et vous -serez le parrain de mon fils. Venez
avec moi.
Et rhomme s*en retourna à sa chaumière, em-
menant avec lui le parrain qu'il voulait donner à
son âls.
Le Trépas tint TenÊmt sur les fonts baptismaux,
et il y eut ensuite, dans la chaumière du pauvare
homme, un petit repas où Ton but du cidre et
mangea du pain blanc, par extraordinaise.
Avant de s'en aller, le parrain dit à son com-
père :
— Vous êtes de fort braves gens, votre femme
et vous ; mais vous êtes bien pauvres ! Comme
vous m'avez choisi pour être le parrain de votre
âls, je veux vous en témoigner ma reconnaissance
en vous révélant un secret qui vous fera gagner
beaucoup d'argent. Vous, compère, vous allez
vous faire médecin, à présent, et voici comment
vous devrez vous comporter : quand vous serez
appelé auprès d'un malade, si vous m'apercevez
au chevet du lit, vous pourrez affirmer que vous
le sauverez, et lui donner comme remède n'im-
porte quoi, de l'eau claire, si vous voulez; il
en réchappera toujours. Si. au contraire, vous
me voyez avec ma faux au pied du lit, il n'y aura
rien à faire, et le malade mourra sûrement, quoi
que vous puissiez faire pour essayer de le sauver.
340 LÉGENDES CHRÉTIENNES
Voilà donc notre homme improvisé mjédecin,
mettant en pratique le système de son compère le
Trépas, et prédisant, toujours à coup sûr, quand
ses malades devaient guérir ou mourir. Comme
il ne se trompait jamais et que, d'ailleurs, les
remèdes ne lui coûtaient pas cher, puisqu'il ne
donnait que de Teau claire à ses clients, quelle
que fût la maladie, il était fort recherché et de-
vint riche en peu de temps.
Cependant, le Trépas, quand il avait occasioa
de passer par là, entrait de temps en temps pour
voir son filleul et causer avec son compère.
L'enfant grandissait et venait à merveille, et le
médecin, au contraire, vieillissait et s'affaiblissait
chaque jour.
Un jour le Trépas lui dit :
— Je viens toujours te voir, quand je passe par
ici, et toi tu n'es encore jamais venu chez moi ;
il faut que tu viennes aussi me rendre visite,
pour que je te régale à mon tour et te fasse voir
ma demeure.
— Je n'irai que trop tôt, répondit le médecin,
car je sais qu'une fois qu'on est chez vous, com-
père, on n'en revient pas comme on veut.
— Sois tranquille là-dessus, car je ne te retien-
drai pas avant que ton heure soit venue ; tu sais
que je suis l'homme juste par excellence.
Le médecin partit donc, une nuit, pour faire
DE LA BASSE-BRETAGNE 34I
visite à son compère. Ils allèrent longtemps de
Compagnie, par monts et par vaux, traversant des
plaines arides, des forêts, des fleuves, des rivières
et des régions tout à feit inconnues au médecin.
Enfin, le Trépas s'arrêta devant, un vieux
château entouré de hautes murailles, au milieu
d'une sombre forêt, et dit à son compagnon :
« C'est ici. »
Ils entrèrent. Le maître du sombre manoir
régala d'abord magnifiquement son hôte, puis,
au sortir de table, il le conduisit dans une im-
mense salle où brûlaient des millions de cierges
de toutes les dimensions, longs, moyens, courts,
et dont les lumières étaient plus ou moins nour-
ries, et jetaient plus ou moins de clarté. Notre
homme resta d'abord tout étonné, ébloui et
muet devant ce spectacle. Puis, quand il put
parler :
— Que signifient toutes ces lumières, compère?
demanda-t>il.
— Ce sont les lumières de la vie, compère.
— Les lumières de la vie ? Qu'est-ce à dire ?
— Chaque créature humaine qui vit présente-
ment sur la terre a là son cierge, auquel est
attachée sa vie.
— Mais il y en a de longs, de moyens, de
courts, de brillants, de ternes, de mourants....
Pourquoi ?
342 LÉGENDES CHRÉTIENNES
— Oui, c'est comme les vies des hommes : lé&
unes commencent; d'autres sont dans leur fôrœ
et tout leur éclat ; d'autres sont faibles et vac^
lantes; d'autres enfin sont prés de s'éteindre i...
— Comme en voUà un (un cierge) qui est long
et haut!
— C'est celui d'un enfant qui vient de naître.
— Et cet autre, que sa lumière est brillante et
beHel
— Cest cduî d'un homme dans touie la force
de l'âge.
— En voilà un qui va s'éteindre, à déÊnit
d'aliment. *
— • C'est un vieillard qui se meurt.
"^ Et le mien, où est-il aussi ? Je voudrais bien
le voir.
— Le voilà près de vous.
— Celui-là?... Ali I mon Dieu, il est presque
entièrement consumé 1 II va s'éteindre L«..
— Oui, vous n'avez plus que trois ^ours à
vivre !
— Que dites-vous là ? Quoi, traas jours seule-
ment !... Mais puisque je suis votre ami et que
vous êtes le maître id, ne poumez-vous *^ire
durer mon cierge quelque temps encore.... par
exemple, en prenant un peu à celui d'à côté, qui
est si long, pour l'ajouter au mien ?...
— Celui d'à côté, qui est si long, est celw de
DE LA BASSE-BRSTAGNE 345
votre âh, et si j'agissais comme vous me le
conseillez» je ne serais plus le juste que vous
cherchiez.
— Cest vrai, répondit le médecin, en se rési-
dant et en poussant un grand soupir....
Et il revint alors chez lui, mît ordre à ses
affaires, appela le curé de sa paroisse et mourut
trois jouis après, comme le lui avait prédit son
compère la Mort.
' ^CmU par J. Corvei, dt Pburiu,* Finûiérej iSj6.)
Là U^àt de Vlhmm» /«fie n'est pas psrtictiUârs à la Bre-
tagne. Comme presque tous les vieux récits populaires, oa U
trouve un peu partout, plus ou moins complète, plus ou moins
idtérée.
Bile se tit>«v« dans Grimm (Contts dts enfant» li de Ja hmmsw,
no 44), sous le titre de la Mort et sm Filleul^ conte hessois.
Commencement analogue k celui de la version bretonne. Le
pauvre refuse successivement comme parrain le bon Dieu et le
diable, et accepte enfin la Mort. Celle-ci fait de son filleul un
grand médecin. Elle lui indique une certaine plante qui guéfixn
«ertaiaement les malades quand il la verra» elle, la Mort, «n
chevet du lit. Si, an contraire, elle se tient au pied du lit, il n'y
« rien i faire : le malade ne peut être sauvé. Le filleul, improviei
nédecin, devient riche et célèbre. Appelé près du roi malade, il
voit la Mort au pied du lit. Alors, il retourne le Ut de mamèw
à ce que. la Mort se trouve au chevet, et le roi guérit. La Moft,
quoique très-mécontente, lui pardonne pour cette fois i mais,
ayant recommencé le tour pour la princesse, malade aussi, elle
le conduit dans une sorte de caverne, où il voit une multitude
et lumières, etc.
Le nstc<oaiine dans le conte breton.
^44 LÉGENDES CHRÉTIENKBS
Comparez deux gutres contes . allemaii4s <le la coUection
3. W. Wolf, p. 365, et de la collection Prœhle, n® 13.
Guillaume Grimm, dans ses remarques, cite une farce alle-
mande de Jacques Ayres (dans son Opus theatricum, publié après
sa mort, en 1605), qui ressemble beaucoup au conte bessois;
mais l'épisode des lumières y manque. Il mentionne aussi comme
analogue un petit poème de Hans Sachs, de i)$3.
Dans une collection de contes hongrois (Gaal Stier, n» 4),
même introduction. Le pauvre homme ne veut pas de Jésus
pour parrain, « parce qu'il n'aime que les bons. » L'épisode 4^
lumières existe. Le pauvre homme, et non son filleul^ devient
médecin. Cette parge, qui semble altérée, est inférieure & la
panie correspondante du conte hessois.
Dans un conte sicilien, recueilli par M"< Gonzenbach (n^ 19)»
introduction dififérente. Quelque temps après que. la Mort a été
marraine (ici ce n'est pas comme en allemand et en breton, où
la Mort étant du masculin, elle est « parrain »), elle vient
chercher le pauvre homme et l'emmène dans un sombre caveau
où brûlent une multitude de lampes, etc. Dans ce conte, ccHnme
dans le conte breton, le filleul ne devient pas médecin.
L'épisode des lumières se trouve également dans un conte
italien de Vénétie, publié par MM. Widter et Wolf, dans le
Jakrhuch fur romanische uni englische Literatur.
GueuUette, dans ses MilU et un quarts d'heure, contes tartares,
ou plutôt prétendus tels, a aussi, dans le quart lxxiii*, sous le
titre de : Aventures d'un bûcheron et de la Mort, un pauvre
homme, un bûcheron, qui prend la Mort pour parrain d'un de
ses enfants nouvellement né, et qu'il voulait exposer aux bêtes
féroces, à cause de sa misère. Le parrain lui fait connaître les
vertus médicinales de certaines herbes qui guérissent nombre de
maladies, et de plus, afin que ses arrêts de vie ou de mort soient
toujours infiiillibles, il lui dit que, quand il l'apercevrait au pied
du lit de ses malades, ceux-ci guériraient, mais que rien an
monde ne pourrait les empêcher de mourir, quand il le verrait au
chevet du lit. Le bûcheron, devenu médecin, trompe aussi son
DE LA BASSE-BRETAGNE 54^
compile la Mort, en retournant le Ut, quand le malade est dèugné-
pour mourir, et il sauve ainsi les jours du grand Iskender^
c'est-i-dire d'Alexandre-le-Grand.
L*ëpisode des lumières manque.
Il a été publié dans YAlmanach provençal de 1876, p. éo et
suivantes, une veraion provençale du même conte, très-rapprochée
de la version bretonne, sauf Tépisode des lumières, qui y manque
anssi.
On verra, dans la légende de la Mort tt son compèrty qui suit,
comment le médecin improvisé ayant voulu profiter du secret
qu'il possédait pour se rendre immortel, la Mort, trompée plu-
sieurs fois, finit, par avoir sa revanche (voir aussi Rniu celtique
où la légende de L'Homnu juste a été publiée pour la première
fois, 3* vol., Ï878, p. 38J).
Sur les ciei^s ou lumières de vie, voir encore U Filleul di la
Mortj dans les Contes d'un buveur de hiire^ de Ch. Deulia
(lampes où sont les mèches de chaque mortel, plus ou moins
vives et brillantes).
M. Paul Sébillot me dit avoir aussi recueilli & Saint^Gist,
dans le pa3*s gallot ou Bretagne non bretonnante, un conte où
un garçon conduit par un squeleite voit une plaine remplie de
lumières de difiSrentes longueurs.
346 LÉ'GBNDES CHRÉTIENNES
ni
l'ankou et son compère,
|L y avait une fois un pauvre homme %tti
cherchait un parrain pour cm enfant t[m
venait de lui naître. H rencontra us
inconnu qui lui demanda :
— Où vas-tu ainsi, pauvre faonune ? .
-• Chercher un parrain pour un eniant qui
vient de me naître.
■^ Veux-tu de moi pour parridn à ton enfant ?
— Je veux bien ; et pourquoi pas ?
L'inconnu suivit le pauvre homme jusqu'à s»
chaumière. La marraine, une pauvre fille du voi-
sinage, était déjà toute trouvée, de sorte qu'on
se rendit au bourg sur le champ, et l'enfant fut
baptisé et nommé Arthur. Après la cérémonie, le
parrain revint à la chaumière des pauvres gens,
où il prit sa part, avec la marraine, d'un repas
très-frugal, composé uniquement de crêpes de
sarrasin et d'un peu de lard fumé, avec du cidre
pour boisson. Touché de la pauvreté et du bon
cœur de ces gens, il dit au père, au moment de
partir :
DE LA. BASSC-BKfiTAGKE 347
— Vous êtes bien pauvres 1 Si tu veux, je vous
rendrai riches ?
— Je ne demande pas niieux, pourvu cepen-
dant que ce soit en tout bien et toute honnêteté.
— Bien çntendu. £h bien ! fais-toi médecin,
suis mes conseils, et tu deviendras riche, en peu
de temps.
^ Médecin, grand Dieu \ Un ignorant coniœe
mcn^ qui ne saàs ni lire ni écrire 1 . ..
^--» Beu iminarte, tu n'auras qu'à faire ce que je
te dirai, et tout ira bien,
— Oui, mais en tout bien et tout hoimeur, dit
alors la femme, qui entendait cette conversation
de son lit.
— Oui,: en tout bien et tout honneur; sojfcz
tranquilles à ce sujet.
— Alors, dit le père, je veux bien.
-* Eh bien 1 • voici tout ce que tu auras à Êdxie^
Tu feras publier dans tout le pays, que tu es devenu
médecin. et que tu as des remèdes mfatQibies
contre tous les maux. Quand tu iras voir vea
malade, i:ommence toujours par regarder si tu ne
m'aperçois pas autour du lit, sous la forme d'un
squelette, visible pour toi seul, car je suis VAnkou
(la Mort).
— Jésus t s'écria l'homme en se signant.
-*- Rassure-toi, et ne crains rien. Si je suis au
pied du lit, c'est que le malade doit guérir ; ^v
343 LÉGENDES CHRÉTIENNES
au contraire, je suis au chevet, la maladie est
mortelle, et le malade ne doit pas en réchapper,
et tu pourras toujours dire, à coup sûr, si le
malade doit guérir ou non, et tu te feras bien
vite une grande réputation et gagneras beaucoup
d'argent.
— C'est bien ; mais quel hu^iou (herbes, re-
mèdes) donnerai-je aussi aux malades, car un
médecin doit toujours donner quelque remède?
— Eh bien 1 donne ce que tu voudras ; il n'en
sera ni plus ni moins ; de l'eau pure, si tu veux,
que tu puiseras à la première fontaine venue, et
des herbes que tu cueilleras, au hasard, dans les
champs et les bois.
Et VAnkou s'en alla là-dessus.
Dès le lendemain, le pauvre homme fit publier
par le pays qu'il était devenu médecin, et qu'il
avait des remèdes pour tous les maux.
Un riche seigneur des environs était malade sur
son lit, depuis plusieurs années. Tous les médecins
et chirurgiens, et jusqu'aux sorciers et sorcières
du pays, avaient été appelés l'un après l'autre, et
avaient expérimenté sur lui leurs hui(<>u et leurs
oraisons. Rien n'y faisait, et plus il en voyait,
plus il dépérissait. On appela aussi le pauvre
homme.
— Vous êtes devenu médecin ? lui demanda la
châtelaine.
DE LA BASSE-BRETAGNE J49
— Oui, je suis médecin.
— Et vous promettez de guérir mon mari ?
— Je le guérirai sûrement, si vous me payez
bien.
— Gjmbien demandez-vous ?
— Cent écus.
-* Vous les aurez ; mais sachez bien que si
vous ne rendez pas la santé au malade, il n*y a
que la mort pour vous.
— J'accepte ; faites-moi voir le malade.
Et le pauvre homme fut introduit dans la
chambre du seigneur, qui était mourant. Il vit un
squelette au chevet du lit, et comprit ce que cela
voulait dire.
Mais, comme il n'était pas bête, l'idée lui vint
de jouer un tour à son compère.
Il tâta le pouls du malade, mit la main sur son
front, examina son urine, fit plusieurs questions,
puis dit :
— Comme vous avez bien fait de m'appeler,
car dans vingt-quatre heures, c'aurait été trop
tard ! Mais quels ânes que tous ces docteurs qui
se disent savants I Ils n'ont vu goutte à la maladie
de monseigneur, et pourtant rien de plus simple
et de plus clair. Commencez par retourner le lit,
de manière à ce que le chevet se trouve où sont à
présent les pieds ; et vite, car le temps presse.
Des valets furent appelés, qui retournèrent le lit,
$$0 LÉGENDES CHRÉTtENNÊS
^ ~ ' ' ' . I.. M I p ■ ■ i I
de façon que VAnkoUy qui était d'abord m chenet,
se trouva être au pied du lit. Le médecin improvisé
remit alors une fiole d'eau claire à la dame, en
lui recommandant d'en faire boire à son mari une
cuillerée d'heure en heure. Puis il s'en alla, en
disant qu'il reviendrait le lendemain matin.
Le lendemain, le malade se trouvait mieux; le
surlendemain, mieux encore, et son état s 'amélio-
rant rapidement, au bout de huit jours il fut en
pleine convalescence.
Le pauvre homme reçut alors les cent écus
promis, puis un certificat attestant qu'il avait guéri
le seigneur, quand les autres médecins n'enten-
daient rien à sa maladie.
Il pona les cent écus à sa femme, et, muni
de son certificat, il se rendit à un autre château
du pays où un autre seigneur était malade depuis
longtemps, et, comme le premier, faisait le déses-
poir dQS docteurs. Le bruit de sa première cure
s'était déjà répandu dans le pays, et, sur la pré-
sentation de son certificat, il fut vite introduit
auprès du malade. II demanda deux cents écus
pour le guérir, et on les lui promit sans difficulté.
Son compère VAnhou était encore au chevet du
lit, et, malgré ses signes de désapprobation et son
air colère, le médecin manoeuvra comme précé-
demment, de manière à le mettre au pied du lit.
Au bout de huit jours, ce seigneur était encore sur
DE LA BASSE-BRETAGNE J5I
^eds, parfaitement guéri, et notre homme rece-
vait les deux cents écus et un autre œrtificat pareil
au premier.
Sa réputation était déjà faite ; on Fappelait de
tous les côtés, en ville comme à la campagne, et>
en peu de temps, il devint riche.
Un jour, ayant appris que le roi de France
était malade, il prit la route de Paris pour aller
le visiter. Comme il traversait une forêt, il ren-
contra son compère VAnkou,
— Ah 1 te voilà ! lui dit celui-ci, en l'abor-
dant ; je suis bien aise de te rencontrer, car j'ai
des reproches à te faire.
— Comment cela donc, compère ? Pour moi^
je n'ai qu'à vous remercier, et je compte toujours
suivre vos conseils, car ils sont excellents et ont
fait de moi le premier médecin du monde..
— Oui, mais tu triches, en me mettant tou-
jours au pied du lit; cela n'avait pas été convenu
entre nous*
— Comment, je triche? Est-ce donc un mal
si grand, compère, que de sauver la vie à mes
semblables, puisque vous m'avez appris à le faire?
— - Certainement que c'est un mal, car depuis
que je t'ai livré mon secret, il ne m'arrive
plus presque personne de ton pays: les riches
surtout me font tout à fait défaut, et tu me fais
un tort considérable. Cesse donc de te jouer de
352 LÉGENDES CHRÉTIENNES
moi. Est-ce là la reconnaissance à laquelle je
devais m'attendre pour le service que je t'ai rendu?
— Ma foi, compère, vous m'avez appris votre
secret, qui est excellent, et je vous en remercie
beaucoup ; pourtant, comme médecin, je ne puis
pas laisser mourir mes malades, quand il ne
dépend que de moi de les sauver ; je n'en aurais
pas le courage...
— Eh bien ! puisqu'il en est ainsi, gare à toi-
même, car ton tour viendra aussi, et peut-être
plus tôt que tu ne crois.
— Ah 1 ma foi, compère, tant pis pour vous ;
vous m'avez appris votre secret ; il est bon ; n'at-
tendez donc pas de moi que je n'en use pas pour
moi-même, quand le moment sera venu.
— Ah I c'est comme ça ! Eh bien I je ne te
manquerai pas !
Et là-dessus, VAnkou s'en alla, en colère. Le
médecin continua sa route vers Paris, assez peu
inquiet de ses menaces et comptant bien avoir
toujours le temps de retourner son lit, pour
mettre son compère au pied, quand il l'apercevrait
au thevet.
En arrivant à Paris, il se rendit tout droit au
palais du roi et demanda au portier :
— C'est ici le palais du roi de France ?
— Oui.
— Il est toujours malade?
DE LA BASSE-BR£TAGNE 35^
— Oui. De la part de qui venez- vous demander
de ses nouvelles ?
— De la part de personne autre que moi-même ;
faites-lui savoir, je vous prie, que je désire le
voir et lui parler.
— Vous?... Mais vous croyez donc que le pre-
mier venu est reçu ainsi en la présence du roi ?
— Sachez, homme de la porte, que je ne suis
pas le premier venu, et que le roi n*aura qu*à se
féliciter de ma visite.
— Qui donc êtes-vous, pour parler de la sorte?
— Je suis un célèbre médecin de Basse-Bre-
tagne, et je viens rendre la santé au roi.
— Oui, on voit bien que vous êtes de la Basse*
Bretagne, à la façon dont vous parlez. Les plus
savants doaeurs du royaume n'entendent rien à
la maladie du roi, et c'est un méchant rebouteur
bas-breton qui a la prétention de leur en remon-
trer!... Allons ! retirez-vous... au large I
— Homme de la porte, vous êtes un insolent,
et je vous ferai couper les oreilles.
— Allons, déguerpissez vite, vous dis-je, ou je
vais lâcher mes chiens sur vous.
Le iîls du roi vint à passer eu ce moment, et
entendant tout ce bruit et voyant le portier
furieux, il demanda ce que c'était.
— Cet homme veut ' entrer malgré moi, et
m'insulte.
23
SE
354 LÉGENDES CHRÉTIENNES
— Pourquoi veut-il entrer, et qui est-il?
— Il dit qu'il vient de Basse-Bretagne et qu'il
a un remède pour guérir le roi.
Le fils du roi, sans en demander davantage,
alla vers notre homme et lui parla ainsi :
— Vous dites que vous êtes médecin et que
vous avez un remède pour guérir le roi, mon père?
— Oui, prince, je suis médecin, et je guérirai
le roi, votre père, si on me permet de lui donner
mes soins.
— Vous savez que les plus savants médecins
du royaume y ont déjà échoué?
— Je le sais ; mais laissez-moi le voir et lui
donner mes soins, et je réponds de lui sur
ma tête.
— Vous aurez^une barrique d'argent, si vous
rendez la santé à mon père ; mais aussi, si vous
ne le faites pas, vous serez brûlé vif.
— J'accepte ; conduisez-moi auprès du roi.
— Suivez-moi.
Et le prince, au grand étonnement du portier
dépité, le conduisit auprès du royal malade.
Le vieux roi, épuisé par tous les remèdes variés
qu'il avait absorbés, plus encore que par le mal,
était au plus bas ; c'est à^ peine s'il respirait
encore.
Le médecin, dès en entrant dans la chambre»
vit son compère VAnkou à son chevet.
DE LA BASSE-BRETAGNE 35$
— Que Ton commence par changer de bout
au lit, qui est mal placé ; et vite, vite I s'écria-t-il
tout d'abord.
Ce qui fut fait sur le champ, malgré les signes
de mécontentement de son compère VAnkou,
Puis U tâta le pouls du vieux roi, examina son
urine, donna une fiole d'eau dont on devait lui
faire boire une cuillerée d'heure en heure, et se
retira ensuite, en disant qu'il reviendrait le lende-
main matin.
Le lendemain, le roi allait beaucoup mieux et
semblait ressusciter et se fortifier d'heure en
heure; le surlendemain, il était mieux encore,
et au bout de huit jours il était complètement
rétabli.
Notre homme revint alors dans son pays,
comblé de présents et accompagné de quatre
mulets chargés d'argent. Il acheta des fermes et
des bois, fit bâtir un château magnifique et, se
trouvant assez riche, il cessa de faire de la méde-
cine.
Son compère VAnkou le guettait toujours, et
plus d'une fois il l'avait aperçu au chevet de
son lit. Mais aussitôt il sautait dehors, retournait
le lit et n'avait plus rien à craindre. Il vécut ainsi
très-longtemps, plusieurs centaines d'années, si
bien qu'on l'avait surnommé le père Trompe-la-
Mort.
356 LÉGENDES CHRÉTIENNES
Un jour qu'il se promenait par ses champs^ il
aperçut sur la grande route qui les traversait une
charrette embourbée, et un homme qui criait et
battait ses chevaux à grands coups de fouet. Il
s'approcha pour l'aider à relever sa charrette, et
Teconnut avec étonnement que ce charretier em-
bourbé n'était autre que son compère VAnkou, La
charrette était remplie de vieux vêtements en
lambeaux et usés jusqu'à la corde.
— Quand donc viendras-tu me voir chez moi ?
lui demanda VAnkou.
— J'ai bien le temps ; attendez encore un peu,
compère. Mais que signifie toute cette cargaison?
Est-ce que vous vous êtes fait pillaotier (chiffon-
nier) ?
— y ai usé tous les vêtements que voilà à
courir après toi.
— Eh bien I quand vous en aurez usé encore
autant, peut-être songerai-je à aller vous voir chez
vous.
Un des chevaux maigres de VAnkou avait, la
foire et salissait les chemins partout où. il passait.
— Eh ! compère, empêchez donc votre cheval
de salir ainsi mes routes, lui dit ironiquement
l'ex-médecin.
— Et comment le ferai-je ? Fais-le toi-même,
si tu peux.
— Attendez ! attendez ! vous allez voir.
DE LA BASSE-BRETAGNE 357
. Et notre homme ramassa une pierre sur la
rpute, l'introduisit comme une bonde dans le cul
du cheval, et se mit à frapper dessus avec une
autre pierre, pour l'enfoncer. Mais le cheval fit un
violent effort et chassa la pierre, laquelle frappa,
notre homme au front, et avec tant de force, qu'il
tomba raide mort sur la place.
— Ah 1 ah ! s'écria alors VAnkou en riant, je
savais bien que je serais venu à bout de toi, d'une
manière ou d'une autre.
Et ainsi mourut enfin Trompe-la-Mort.
(Omit par Sarht Tasseî, Ploaaret, nowmhrt t86^.J
Pour ce dernier épisode, comparez : Le Navet, p. 13$, de Liiti-
rature orale de la Haute-Bretagne, par P. Sébillot, premier volume
de la collection de : Les littératures populaires de toutes les nations,
et : Joan lou Pec, conte de l'Armagnac recueilli par Jean Bladé.
Joan lou Pet doit mourir au troisième pet de son âne ; aussi
essaie-t-il tous les moyens d'empêcher ce troisième pet. U v»
chercher un pieu bien pointu et l'enfonce avec un marteau
daps le cul de l'ine. L'âne s'enfle si bien et fait un effort si
violent, que le pieu sort comme une balle d'un fuûl et tue le
pauvre Joan le Pec (Jean le Niais).
FIN DU PREMIER VOLUME.
ADDITIONS ET CORRECTIONS
Page 22. A la note, ajouter : Dans une autre version que
l'ai entendue dansi l'arrondissement de Lannion, la vieille femme
bat par trois fois ses hôtes dans leur lit, et c'est toujours sur
saint Pierre que tombent sc& coups : la première fois, parce
qu'il est sur le devant ; la seconde, parce qu'il a échangé cette
place contre celle de Jésus, qui était au milieu, et la troisième,
parce qu'il a remplacé saint Jean dans la ruelle. La bonne
femme croyait les frapper tous les trois, à tour de rôle.
J'ai, du reste, remarqué que, dans presque tous les épisodes
de nos récits populaires où Jésus-Christ est représenté voyageant
avec quelques-uns de ses apôtres, — saint Pierre, saint Paul
et saint Jean, le plus ordinairement, — saint Pierre est cons-
tamment l'objet des plaisanteries et des bons tours de ses com-
pagnons de route. Vraiment, le peuple se montre souvent peu
respectueux envers ce grave personnage évangélique, dont l'âge,
le titre de prince des apôtres, et surtout les fonctions de gar-
dien des portes du ciel sembleraient être de nature & réprimer
«on rire et ses familiarités, parfois excessives.
Page 30. Voir les commentaires sur le récit : Saint Élot et
Jésus-Christ, à la page 99 et suivantes.
Page 21 S. Dans une pièce de mes Gweii^iou Brei\-I\el on
Chants populaires de la Basse- Bretagne, tome I, page 65, une
jeune fiUe, inconsolable de la mort de sa mère, va chaque nuit
prier pour elle dans l'église de sa paroisse. La première nuit, à
minuit, elle voit passer la procession des âmes, en trois files,
360
ADDITIONS ET CORRECTIONS
des noires, des grises et des blanches. Sa mère était parmi les
noires, ce qui redoubla sa douleur; la seconde nuit, sa mère
était parmi les grises, et enfin parmi' les blanches la troisième
ntiit. Elle était délivrée, et elle dit à sa fille, avant de disparaître :
« Tu as eu de la chance que je ne t*aie pas mise en pièces ; tu
augmentais chaque jour ma peine par tes prières et ta douleur ;.
mais tu as tenu un enfiant nouveau-né sur les fonts baptismaux^
et tu lui as donné mon nom, et c'est là ce qui m'a sauvée. Je vais,
à présent, voir Dieu, et tu y viendras toi-même, sans tarder. »
Dans un récit du tisme II des Légendes chréiienrus de la Basse-
Bretagne^ sous le tftre de VOmhre du pendu, on verra un autre
exemple de l'influence heureuse des filleuls sur la destinée
d*outre-tombe de leurs parrains, surtout quand ils sont des en-
fants de pauvres gens ou des bâtards, que l'on ne se soucie
guère, ordinairement, de patronner à leur entrée dans la vie.
TABLE DES MATIERES
DU PREMIER VOLUME
PREMIÈRE PARTIE
LE BON DIEU, JÉSUS-CHRIST ET LES APÔTRES
VOYAGEANT EN BASSE-BRETAGNE
I. La vache de la vieille fènune x
II. Le bon Dieu, saint Pierre et saint Jean 6
m. Le bon Dieu, le sabotier et la femme avare 9
IV. La vache de saint Pierre 14
V. Le pain de saint Pierre 17
VI. La vieille qui voulait faire comme le bon Dieu. . . 29
VII. La fiancée de saint Pierre 22
VIII. Porpant 30
IX. Saint Philippe 40
X. Janmng, ou les trois souhaits 48
XI. Le fils de saint Pierre 68
362 TABLE DES MATIÈRES
DEUXIÈME PARTIE
» I
\'
LE BON DIEU, LA SAINTE VIERGE^ LES SAINTS ET LE
DIABLE VOYAGEANT EN BASSE^BRBTAGNE
I. Saint Éloi et Jésus-Christ i . . . 93
II. Pour avoir travaillé le jour de NôÔl. ............ to*
III. Les trois fils où la ftte de saint Joseph •' 1 11
,IV. Le bon Dieu et la sainte Vierge parrain et roiar-
raine (première version) 115
V. Le diable et la sainte Vierge parrain et martaine
(seconde version) 120
VI. Jésus-Christ et le bon larron 137
VII. Une courte prière 144
VIII. Le garçon sans souci ou la vertu d'une prière dite
de bon cœur , 147
IX. Les trois frères qui ne pouvaient s'entendre au
sujet de la succession dé leur pèore x S 3
TROISIÈME PARTIE
LE PARADIS ET l'eNFER
I. Le fils du diable .^.^ i6t
II. L'enfant voué au diable et le brigand qui se fait
ermite 175
III. Le brigand et son frère Termite 187
TABLE DES MATIÈRES 363
IV. Le brigand sauvé avant l'ermite 304
y. L'ennite et le vieux brigand • . . . . 209
VI. Le brigand et son filleul ix i
VII. Le petit pitre qui alla porter une lettre au paradis
Qnremière venion) si(
Vni. Celui qui alla porter une lettre au paradis (seconde
version) a3$
IX. Celui qui racheta son pire et sa mère de l'enfer.. . 2(4
X. Le marquis de Tromelin, qui vendit son fils au
diable et alla dans l'enfer pour retirer le titre de
la vente , 267
XI. Le pape Innocent t8s
QUATRIÈME PARTIE
LA MORT EN VOTAGE
I. Sans-Souci ou le maréchal-fernmt et la Mort ] 1 1
IL L'homme juste 33$
m. L'Ankou et son compère 346
t /
Achevé d'imprimer le i6 Août 1881
par G, Jacob, imprimeur à Orléans
pour Maisonnetive et C*V
libraires -éditeurs .
à Paris.
snt
OUVRAGES DU MÊME AUTEUR
Sainte Triphine et le roi A&thvr, mystère breton en deux
journées et huit actes, texte breton et traduction en regard,
avec la collaboration de M. l'abbé Hekry. Chez Clairet, Qutm-
perlé, 1863.
Bepred Breizad ou Toujours Breton, poésies bretonnes, texte
breton et traduction en regard. Chez Haslé, à Morlaix, 1864.
GwERziou Breiz-Izel ou Chants populaires de la Basse-Brb-
TAGMB, texte breton et traduction française. 2 vol. in-8<>. Chez
£. Corfmat, à Lorient, 1868 et 1874.
Contes bretons, i vol. Chez Th. Clairet, Q.uimperlé, 1870.
(Épuisé.)
Veillées Bretonnes (mœurs, chants, contes et récits popu-
laires des Bretons armoricains), i vol. in-12. Morlaix, im-
primerie J. Mauger, et Champion, iS, quai Malaquais, Paris,
1879.
En préparation :
Contes MYTHOLOGiauES des Bretons armoricains. 3 vol. dans
la collection des Lttiéraiures populaires de toutes les nations ^
chez Maisonneuve et C'*, aj, quai Voltaire, à Paris.
SoNiou Breiz-Izel (poésies lyriques et domestiques), troisième
volume des Chants populaires de la Basse-Bretagne, i vol.
in-8<*. Texte breton et traduction française.
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